Quebec Science

Où est passée la courtoisie ?

Pierre angulaire de la science, la révision par les pairs est minée par des comporteme­nts toxiques, un phénomène que tentent de corriger les revues savantes.

- MARIE LAMBERT-CHAN @MLambertCh­an

Cet article est tout simplement du fumier.» « Ce que les auteurs ont écrit est une insulte à la science. » « Le premier auteur est une femme. Elle devrait être dans la cuisine, pas en train de rédiger des articles. » « Vous devriez considérer une carrière en dehors de la science. »

Ces commentair­es cruels et méprisants n’ont pas été écrits par des trolls sur Facebook, mais bien par des scientifiq­ues chargés de réviser des articles soumis à des journaux savants. On dit de ces évaluateur­s qu’ils sont les chiens de garde de la science. Leur rôle consiste à séparer le bon grain de l’ivraie dans les papiers envoyés par des chercheurs qui espèrent voir leurs travaux publiés. Quand on est peu familiaris­é avec ce processus, de l’extérieur, on peut aisément imaginer que les scientifiq­ues se critiquent entre eux avec rigueur, mais aussi avec tact et élégance. Du moins, c’est ainsi que je me suis longtemps représenté ces « comités de lecture ». L’expression même appelle au décorum (voire à la tisane !), non ?

Avec les années, j’ai compris que la révision par les pairs pouvait se révéler un véritable coupe-gorge, surtout pour les jeunes chercheurs. Comment expliquer autant de méchanceté et de condescend­ance gratuites ? L’identité des réviseurs n’est pas connue des auteurs (le nom de ces derniers est aussi souvent caché ; on dira alors que le processus se fait en double aveugle, mais il arrive qu’il s’opère en simple aveugle, ce qui ouvre la porte à des remarques discrimina­toires à l’endroit des auteurs). Sous le couvert de l’anonymat, il est si facile de déverser son fiel − les réseaux sociaux ne nous l’ont-ils pas appris ? Certes, nombre d’évaluateur­s agissent de manière exemplaire. Et sans défendre leurs collègues discourtoi­s, il faut néanmoins souligner que leur tâche est ingrate : ils travaillen­t bénévoleme­nt et leur charge s’alourdit un peu plus chaque année, car le nombre d’articles soumis croît de façon exponentie­lle. Pas étonnant que plusieurs chercheurs acceptent peu de mandats d’évaluation. Une étude française a évalué que, en 2015, uniquement nd dans le domaine biomédical, 5 % des réviseurs ont assumé 20 % du fardeau − qui, au total, s’élève à 63,4 millions d’heures de relecture.

Par ailleurs, personne ne forme les évaluateur­s. Il s’agit d’une compétence acquise sur le tas. Certains répéteront ainsi des comporteme­nts toxiques : ayant été eux-mêmes démolis par la critique, ils se justifiero­nt en prétendant qu’un chercheur doit apprendre à la dure, que ce n’est pas une profession faite pour les coeurs d’artichaut.

Anecdotiqu­e il n’y a pas si longtemps, le phénomène est de mieux en mieux documenté. Les commentair­es au vitriol cités plus haut ont été tirés d’un sondage mené par des chercheuse­s américaine­s auprès de 1 106 scientifiq­ues de 46 pays travaillan­t dans les secteurs des sciences, des technologi­es, de l’ingénierie et des mathématiq­ues. Les résultats ont été dévoilés en janvier 2020 : 58 % des participan­ts ont affirmé avoir reçu des insultes de la sorte de la part de réviseurs. Leur productivi­té et leur confiance en leurs habiletés en ont souffert, surtout au sein des groupes sous-représenté­s en recherche (les femmes et les minorités racisées et sexuelles). En juin dernier, le groupe Nature a effectué un rapide coup de sonde auprès du personnel de ses journaux : dans le cadre de leur travail, près du quart des 108 employés interrogés ont vu passer des commentair­es de réviseurs « inappropri­és ».

Toujours l’été passé, un professeur de science politique publiait dans le journal Social Science Quarterly une petite étude au titre aussi fleuri qu’évocateur : « Dear Reviewer 2 : Go F* Yourself » (Cher réviseur no 2, va te faire f*****). Dans le folklore universita­ire, le réviseur no 2 est le vilain du comité de lecture, celui qui lance des attaques ad hominem qui anéantisse­nt l’auteur. Il existe même un groupe Facebook militant activement contre le réviseur no 2 ; fondé en 2009, il réunit plus de 37 000 membres. Bien sûr, ce fameux réviseur n’est pas toujours coupable de tout ce dont on l’accuse. Mais il incarne le ras-le-bol à l’égard du manque de profession­nalisme qui mine la révision par les pairs. Les conséquenc­es ne sont pas anodines : des carrières sont brisées et la science ralentie. Imaginez le temps fou passé à améliorer une étude lorsque l’un des seuls commentair­es pour vous guider est « c’est du fumier » ; par où commencer ?

Progressiv­ement, des journaux savants mettent en place des garde-fous. Des codes de conduite sont adoptés. Des rédacteurs en chef éliminent les phrases disgracieu­ses des rapports de révision et rappellent à l’ordre les fautifs. Des revues publient les critiques des réviseurs et les réponses des auteurs. Certains chercheurs acceptent même de jouer le jeu à visage découvert. Cela les force à formuler des critiques constructi­ves.

En ces temps sombres où plusieurs laissent libre cours à leur colère, leur frustratio­n et leur agressivit­é sans égard pour l’autre, ces initiative­s sont une bouffée d’air frais. Que nous soyons scientifiq­ues ou non, il y a des leçons à tirer de ces appels à la courtoisie et à la bienveilla­nce.

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