Où est passée la courtoisie ?
Pierre angulaire de la science, la révision par les pairs est minée par des comportements toxiques, un phénomène que tentent de corriger les revues savantes.
Cet article est tout simplement du fumier.» « Ce que les auteurs ont écrit est une insulte à la science. » « Le premier auteur est une femme. Elle devrait être dans la cuisine, pas en train de rédiger des articles. » « Vous devriez considérer une carrière en dehors de la science. »
Ces commentaires cruels et méprisants n’ont pas été écrits par des trolls sur Facebook, mais bien par des scientifiques chargés de réviser des articles soumis à des journaux savants. On dit de ces évaluateurs qu’ils sont les chiens de garde de la science. Leur rôle consiste à séparer le bon grain de l’ivraie dans les papiers envoyés par des chercheurs qui espèrent voir leurs travaux publiés. Quand on est peu familiarisé avec ce processus, de l’extérieur, on peut aisément imaginer que les scientifiques se critiquent entre eux avec rigueur, mais aussi avec tact et élégance. Du moins, c’est ainsi que je me suis longtemps représenté ces « comités de lecture ». L’expression même appelle au décorum (voire à la tisane !), non ?
Avec les années, j’ai compris que la révision par les pairs pouvait se révéler un véritable coupe-gorge, surtout pour les jeunes chercheurs. Comment expliquer autant de méchanceté et de condescendance gratuites ? L’identité des réviseurs n’est pas connue des auteurs (le nom de ces derniers est aussi souvent caché ; on dira alors que le processus se fait en double aveugle, mais il arrive qu’il s’opère en simple aveugle, ce qui ouvre la porte à des remarques discriminatoires à l’endroit des auteurs). Sous le couvert de l’anonymat, il est si facile de déverser son fiel − les réseaux sociaux ne nous l’ont-ils pas appris ? Certes, nombre d’évaluateurs agissent de manière exemplaire. Et sans défendre leurs collègues discourtois, il faut néanmoins souligner que leur tâche est ingrate : ils travaillent bénévolement et leur charge s’alourdit un peu plus chaque année, car le nombre d’articles soumis croît de façon exponentielle. Pas étonnant que plusieurs chercheurs acceptent peu de mandats d’évaluation. Une étude française a évalué que, en 2015, uniquement nd dans le domaine biomédical, 5 % des réviseurs ont assumé 20 % du fardeau − qui, au total, s’élève à 63,4 millions d’heures de relecture.
Par ailleurs, personne ne forme les évaluateurs. Il s’agit d’une compétence acquise sur le tas. Certains répéteront ainsi des comportements toxiques : ayant été eux-mêmes démolis par la critique, ils se justifieront en prétendant qu’un chercheur doit apprendre à la dure, que ce n’est pas une profession faite pour les coeurs d’artichaut.
Anecdotique il n’y a pas si longtemps, le phénomène est de mieux en mieux documenté. Les commentaires au vitriol cités plus haut ont été tirés d’un sondage mené par des chercheuses américaines auprès de 1 106 scientifiques de 46 pays travaillant dans les secteurs des sciences, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques. Les résultats ont été dévoilés en janvier 2020 : 58 % des participants ont affirmé avoir reçu des insultes de la sorte de la part de réviseurs. Leur productivité et leur confiance en leurs habiletés en ont souffert, surtout au sein des groupes sous-représentés en recherche (les femmes et les minorités racisées et sexuelles). En juin dernier, le groupe Nature a effectué un rapide coup de sonde auprès du personnel de ses journaux : dans le cadre de leur travail, près du quart des 108 employés interrogés ont vu passer des commentaires de réviseurs « inappropriés ».
Toujours l’été passé, un professeur de science politique publiait dans le journal Social Science Quarterly une petite étude au titre aussi fleuri qu’évocateur : « Dear Reviewer 2 : Go F* Yourself » (Cher réviseur no 2, va te faire f*****). Dans le folklore universitaire, le réviseur no 2 est le vilain du comité de lecture, celui qui lance des attaques ad hominem qui anéantissent l’auteur. Il existe même un groupe Facebook militant activement contre le réviseur no 2 ; fondé en 2009, il réunit plus de 37 000 membres. Bien sûr, ce fameux réviseur n’est pas toujours coupable de tout ce dont on l’accuse. Mais il incarne le ras-le-bol à l’égard du manque de professionnalisme qui mine la révision par les pairs. Les conséquences ne sont pas anodines : des carrières sont brisées et la science ralentie. Imaginez le temps fou passé à améliorer une étude lorsque l’un des seuls commentaires pour vous guider est « c’est du fumier » ; par où commencer ?
Progressivement, des journaux savants mettent en place des garde-fous. Des codes de conduite sont adoptés. Des rédacteurs en chef éliminent les phrases disgracieuses des rapports de révision et rappellent à l’ordre les fautifs. Des revues publient les critiques des réviseurs et les réponses des auteurs. Certains chercheurs acceptent même de jouer le jeu à visage découvert. Cela les force à formuler des critiques constructives.
En ces temps sombres où plusieurs laissent libre cours à leur colère, leur frustration et leur agressivité sans égard pour l’autre, ces initiatives sont une bouffée d’air frais. Que nous soyons scientifiques ou non, il y a des leçons à tirer de ces appels à la courtoisie et à la bienveillance.