Le journal de la controverse
Les articles controversés n’ont pas manqué ces dernières années, comme celui tentant de réhabiliter le concept de colonisation ou cet autre se portant à la défense de la transracialité, c’est-à-dire l’idée de pouvoir se sentir noir tout en étant blanc.
Si l’on remonte à 2012, un article du Journal of Medical Ethics a quant à lui réussi à choquer tant les universitaires conservateurs que les plus progressistes : il affirmait que le nouveau-né a un statut analogue au foetus et que « l’avortement après la naissance » − soit mettre fin à la vie du bébé − devrait donc être permis. Cet article était coécrit par Francesca Minerva, qui a reçu des menaces en tous genres, en plus de perdre des occasions d’emploi. « Ce n’était pourtant pas le premier article à se pencher sur ce sujet ; ce débat existe depuis 40 ans ! » raconte la chercheuse postdoctorale affiliée aux universités de Warwick et de Gand, en Europe.
Voilà qui a déclenché une réflexion chez elle, ainsi que chez les philosophes Jeff McMahan et Peter Singer : le monde de la recherche leur semble de plus en plus frileux aux idées qui sortent du courant dominant. « On voit davantage d’articles rétractés parce qu’ils sont controversés », fait observer la bioéthicienne. Ses deux collègues, rattachés respectivement aux universités d’Oxford nd et de Princeton, ont également causé des remous avec leurs écrits sur l’infanticide, les droits des animaux, l’euthanasie et la guerre.
D’où le Journal of Controversial Ideas, qu’ils ont lancé en avril dernier et dans lequel les auteurs pourront utiliser un pseudonyme. Le premier numéro devrait paraître, en libre accès, au début de 2021. « Aucun sujet n’est exclu, pourvu que l’article soit de bonne qualité. Bien sûr, on ne publierait pas les instructions pour produire des armes biologiques; ce serait très dangereux! » dit Francesca Minerva.
Les fondateurs espèrent que les autres revues scientifiques en viendront à s’ouvrir davantage aux propos qui font débat. « L’écart entre ce que nous publierons et ce qui est publié ailleurs sera visible; nous allons exposer le réel niveau de controverse dans la recherche, mentionne la chercheuse. Très souvent, le consensus est juste. Mais cela reste pertinent de remettre en doute les positions pour avoir de meilleurs arguments ou pour changer d’idée si nécessaire. »
Évidemment, le projet est critiqué. « L’inquiétude est que la publication attire essentiellement des gens de la droite politique souhaitant discuter de genre et de race, note Thomas Hurka, professeur de philosophie à l’Université de Toronto et membre du comité éditorial de la nouvelle revue. Ce serait dommage. J’espère qu’elle sera équilibrée entre la gauche et la droite. »
Si la revue se veut une réponse à la « culture du boycottage », une pratique qui consiste à humilier publiquement des individus qui ont exprimé des idées jugées offensantes au point de réduire à néant leur carrière, l’existence même du phénomène ne fait pas l’unanimité chez les philosophes. « Mais certains d’entre nous pensent que c’est un problème, déclare M. Hurka. La preuve : de jeunes chercheurs ne publieraient jamais certaines opinions sous leur nom, car ce serait fatal pour leur carrière. »
Yves Gingras, professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’Université du Québec à Montréal, rappelle que l’anonymat fait déjà partie de la science. « C’est la norme dans l’évaluation [des articles] par les pairs. Pendant la révision, on ne veut pas savoir si c’est un Einstein qui a écrit le texte, on veut juste savoir si c’est bon ! Ce qui est particulier avec la nouvelle revue, c’est que les auteurs peuvent décider de conserver l’anonymat ensuite », à la publication.
Lui aussi estime que la liberté de recherche est en recul, même au Québec. « Des gens ont cessé de travailler sur certains sujets, je vous l’assure. » Les lira-t-on dans le nouveau Journal ?