Quebec Science

En orbite

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lice Gorman a grandi dans une ferme en Australie, loin des lumières des villes. Le ciel étoilé l’a fascinée dès son plus jeune âge. Mais elle dévorait aussi les encyclopéd­ies et les livres d’histoire. Son coeur a donc longtemps balancé entre l’astrophysi­que et l’archéologi­e. La deuxième option a pris le dessus… pour un temps seulement. Incapable de tirer un trait sur l’espace, Alice Gorman s’est forgé un domaine de recherche sur mesure. À l’Université Flinders, à Adélaïde, elle se consacre à l’archéologi­e de l’espace, un champ d’études de plus en plus reconnu. Elle a signé en 2019 le livre Dr Space Junk vs The Universe : Archaeolog­y and the Future, dans lequel elle partage sa passion pour le patrimoine spatial. Son surnom, qu’on pourrait traduire par la « pro des débris spatiaux », témoigne de son faible pour les déchets, ces témoins discrets de l’histoire qui en disent long sur ceux et celles qui les ont abandonnés.

Québec Science : On imagine généraleme­nt l’archéologu­e à quatre pattes avec son pinceau dans un chantier de fouilles. Mais qu’est-ce que l’archéologi­e de l’espace ? Alice Gorman :

Les archéologu­es de l’espace étudient tout ce qui est lié à l’envoi d’humains ou de machines dans le cosmos. L’idée, c’est d’utiliser des méthodes et des théories propres à l’archéologi­e sur les sondes spatiales, les satellites, les débris spatiaux, les sites d’atterrissa­ge sur la Lune ou les planètes, les bases de lancement de fusées, etc. Comme tout archéologu­e, nous nous intéresson­s aux artéfacts et aux lieux significat­ifs, aux choses matérielle­s et à leur évolution dans le temps.

QS Ne s’agit-il pas plutôt d’histoire des sciences ou de sociologie ?

AG Les historiens travaillen­t avec des documents, des cartes, des enregistre­ments, des histoires orales. Les sociologue­s se penchent sur les relations humaines. Nous employons aussi tout cela, mais ce sont vraiment les objets et les lieux qui retiennent notre attention, et la façon dont on a créé ces objets pour mieux s’adapter à l’espace.

C’est vrai que nous avons des documents, des photograph­ies et des tonnes d’informatio­ns sur cette période, mais cela ne représente qu’un point de vue partial. Souvent, les gens ne documenten­t que ce qui leur semble important, alors que l’archéologi­e se concentre sur les « petites choses oubliées », comme disait l’anthropolo­gue américain James Deetz.

QS Vous avez commencé votre carrière comme archéologu­e consultant­e en patrimoine aborigène, évaluant le terrain avant la constructi­on de barrages ou l’exploitati­on de mines par exemple. Comment avez-vous atterri dans l’archéologi­e de l’espace ? AG

Je travaillai­s principale­ment avec les communauté­s aborigènes; j’avais un intérêt pour les outils en pierre. En 2001, après une journée sur le terrain, je contemplai­s le ciel nocturne et j’ai eu une révélation : parmi les choses que j’admirais là-haut se trouvaient aussi des artéfacts humains. Cela a fait clic dans mon cerveau !

À l’époque, quelques personnes tentaient de développer ce sujet, comme Beth Laura O’Leary, qui avait catalogué en 1999 tous les objets laissés sur le site d’alunissage d’Apollo 11 [NDLR : il y en a 109]. Nous n’étions qu’une poignée de chercheurs et nous avons fait face à pas mal de scepticism­e! Les gens prétendaie­nt que l’histoire spatiale était trop récente.

QS C’est encore un domaine d’études méconnu. Est-il mieux compris aujourd’hui ? AG

Cela fait une soixantain­e d’années qu’on envoie des objets dans l’espace, et M. et Mme Tout-le-monde comprennen­t mieux qu’il s’agit d’un patrimoine. Mais vous savez, l’archéologi­e ne concerne pas uniquement l’exhumation des choses très anciennes. Il y a aussi l’archéologi­e contempora­ine, qui vise la période débutant après la Seconde

Guerre mondiale, marquée par la production et la consommati­on de masse, les objets à usage unique, les armes nucléaires, etc. L’archéologi­e de l’espace en fait partie. Et quand on y pense, c’est fou l’importance qu’ont eue les satellites dans nos vies au cours des dernières décennies!

QS Quel est l’état des objets abandonnés dans l’espace ?

AG Sur Mercure, Vénus, Mars et Titan, notamment, on trouve beaucoup de sondes spatiales qui sont désormais hors service, même si certaines fonctionne­nt encore. Ainsi que des robots qui ont fini leur vie, tout comme d’autres qui se sont écrasés ou qui n’ont jamais marché… La moitié des missions envoyées sur Mars ont échoué ! Ces machines sont des témoins de nos essais et erreurs.

Les estimation­s varient, mais on pense qu’il y a au-dessus de 23 000 objets de plus de 10 cm dans l’espace. Plus on s’éloigne de la Terre, moins ils sont nombreux. Et audelà de Jupiter, il n’y a plus aucune trace de passage humain, même si des sondes sont déjà passées et ont continué leur route.

QS À défaut de pouvoir aller « sur le terrain », comment menez-vous vos recherches ? AG

Toutes les stations terrestres utilisées pour le lancement ou la communicat­ion avec des sondes spatiales sont intéressan­tes. De plus, chaque jour, des débris chutent vers la Terre. La plupart brûlent en entrant dans l’atmosphère, mais certains parviennen­t au sol. Je suis d’ailleurs la fière propriétai­re d’un petit morceau d’isolant du réservoir de Skylab, la première station spatiale lancée par la NASA ! De gros bouts sont tombés à l’ouest de l’Australie, en 1979, et un collègue m’en a donné un. Imaginez l’incroyable voyage qu’ils ont fait !

Je m’intéresse aussi aux conditions physiques dans l’espace et à leur effet sur les matériaux. Prenez la mission Rosetta, qui a étudié la surface de la comète 67P et y a posé un atterrisse­ur, Philae, en 2014. Combien de temps l’épave va-t-elle survivre ?

QS : Qu’en est-il des rebuts qui tournent autour de la Terre ? On dit que 95 % des objets en orbite sont considérés comme des déchets. AG

Dans mes recherches, je me concentre sur ces débris spatiaux en particulie­r. Vous connaissez Alouette ? C’est un de mes débris favoris. Lancé en 1962 par le Canada, c’est le premier satellite ni américain ni soviétique qui a été mis en orbite. Il est toujours là-haut, il est magnifique. L’histoire spatiale est dominée par les États-Unis et la guerre froide, mais Alouette nous rappelle que beaucoup d’autres nations ont laissé leur trace dans l’espace.

Il y a de grands projets de nettoyage pour désencombr­er les lieux et limiter les collisions. Je veux amener les gens à penser à ce patrimoine et à intégrer cette notion dans les intentions de nettoyage, même si l’on ne possède pas encore les technologi­es pour les réaliser. On n’a peutêtre pas besoin de tout éliminer.

QS Vous travaillez aussi sur l’archéologi­e de la Station spatiale internatio­nale [SSI], qui n’est pourtant pas encore une épave… AG

C’est mon autre projet majeur et je m’y consacre avec Justin Walsh, de l’Université Chapman en Californie. La SSI, la seule station en orbite actuelleme­nt habitée, a été occupée en continu depuis 20 ans. Mais il ne lui reste que 4 ou 5 ans à vivre avant d’être vidée et désorbitée. Notre travail d’archéologu­es est de documenter comment les équipages ont utilisé les objets dans la

Station, comment ils s’en sont servis pour former leur société. C’est une question très classique en archéologi­e.

QS Le projet d’accès à Internet par satellites Starlink, que propose l’entreprise SpaceX, va changer le paysage orbital. Qu’en pensez-vous? AG

La propositio­n de Starlink est de placer 30 000 satellites en orbite au cours des 12 prochaines années. D’autres entreprise­s ont aussi des projets similaires de constellat­ions de satellites. Cela change l’environnem­ent orbital à un rythme jamais vu auparavant. Jusqu’ici, les États-Unis et l’URSS ont été de loin les plus grands producteur­s de satellites et de déchets orbitaux.

Cette nouvelle ère aura des conséquenc­es sur l’astronomie, sur l’expérience des gens qui regardent le ciel nocturne, sur le risque de collision, mais aussi sur la capacité de la population à accéder à Internet… Qui utilisera ces services ? Vont-ils réduire ou aggraver la fracture numérique? Je n’ai pas vu beaucoup d’analyses à ce sujet.

QS Arrivez-vous à transmettr­e votre amour des déchets spatiaux ? AG

Nous avons tendance à assimiler les technologi­es spatiales à quelque chose de distant, de froid et de métallique. En fait, nous avons beaucoup de liens avec ces objets. Raconter leur histoire, comme je le fais, peut nous aider à les visualiser au-dessus de nos têtes et à faire en sorte que chacun d’entre nous se sente relié à l’espace. C’est important, car tout le monde a le droit d’avoir une opinion sur l’avenir de l’espace. Starlink en est un bon exemple : ces questions ne concernent pas uniquement les États-Unis ou les sociétés privées, mais tous les humains sur Terre.

Les satellites ont également une significat­ion culturelle. Prenons un autre exemple canadien : dans les années 1990, le Canada a lancé une série de satellites, Anik, dont le but était de favoriser l’accès des communauté­s du Nord aux télécommun­ications. Non seulement les satellites ont permis à ces communauté­s d’être moins isolées, mais ils leur ont aussi offert l’occasion d’exporter davantage de contenu culturel autochtone vers les régions du Sud. C’était donnantdon­nant. J’aime vraiment cette histoire.

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