DES ARTICLES « JETABLES DANS LES TOILETTES » : VRAIMENT ?
Les réseaux d’eaux usées sont régulièrement bloqués, voire brisés par des amas de produits prétendument « jetables dans les toilettes ». Des scientifiques investiguent, armés de lingettes et d’une chasse d’eau.
Les réseaux d’eaux usées sont régulièrement bloqués par des amas de produits. Des scientifiques investiguent.
Au début de la pandémie, la Canadian Water and Wastewater Association diffusait une déclaration des plus sérieuses : « Les autorités municipales et les professionnels du traitement des eaux usées du Canada pressent la population de ne RIEN jeter d’autre dans la cuvette que les 3 P − pipi, poop [selles] et papier de toilette. »
L’inquiétude avait surtout trait au fait que les Canadiens utilisent des lingettes jetables pour gérer les deux premiers P en l’absence du troisième, alors qu’on craignait des pénuries. Si beaucoup de ces serviettes sont qualifiées de « jetables dans les toilettes » sur l’emballage, en réalité, elles n’y ont pas leur place. L’équipe de Darko Joksimovic, de l’Université Ryerson, à Toronto, l’a bien montré dans un article publié en janvier dernier dans la revue Water Science & Technology et le dossier se trouve maintenant au Bureau de la concurrence du Canada, qui évalue si les manufacturiers donnent des indications trompeuses.
« Le Bureau recueille actuellement des preuves pour déterminer les faits », a expliqué une porte-parole, nous laissant méditer sur le type de preuve dont il peut bien être question.
Comment Darko Joksimovic a-t-il pu statuer de son côté ? Le professeur de génie civil nous montre son impressionnante collection de lingettes et de produits connexes, rangée dans une grande armoire de son laboratoire, au sous-sol du Centre d’innovation urbaine de son université. « On a toutes sortes de catégories : lingettes pour bébés, débarbouillettes jetables pour le visage, chiffons pour le nettoyage, protège-couches, sacs pour les excréments de chien dits flushables… Je ne savais même pas que tout cela existait ! » Des 101 produits, 23 sont vendus comme « jetables dans les toilettes ».
À l’opposé de cette réserve, un trône étincelant (il n’a pas connu la misère) est posé sur un socle. On y jette d’abord un type de lingette et l’on vérifie combien de coups de chasse d’eau sont nécessaires pour la voir disparaître. « Tous les produits passent du premier coup, ce n’est généralement pas un problème. »
La colonne d’évacuation est reliée à 20 m de tuyaux de plastique qui longent les murs et transportent leur récolte dans un petit panier noir. Ce trajet ressemble à celui qu’emprunte le contenu de nos cuvettes avant d’atteindre le réseau municipal. C’est là que ça se gâte : pour dégager les produits d’hygiène à l’étude stagnant dans les conduits, « il a fallu tirer la chasse entre deux et cinq fois », explique le chercheur.
La prochaine étape du test consiste à vider le contenu du panier dans un réservoir contenant quatre litres d’eau qui sont remués pendant 30 minutes. Si un produit n’est pas défait en mille morceaux au terme de ce manège, il ne devrait pas être qualifié de « jetable dans les toilettes », selon le protocole de l’International Water Services Flushability Group, qui regroupe des services municipaux et des professionnels de l’industrie des eaux usées. Les tests répétés par l’équipe du professeur Joksimovic ont prouvé qu’aucun des 101 produits ne l’était.
Mais les manufacturiers de produits d’hygiène jetables ont leurs propres tests ainsi qu’une définition différente de ce qui peut être jeté dans les toilettes. Dans leurs installations, l’étape du « manège » est notamment plus énergique − des vagues apparaissent − et plus longue.
En attendant, les refoulements d’égout dans les domiciles continuent de se multiplier et les pompes de se briser. C’est sans compter l’incidence de la pandémie. Barry Orr, l’un des professionnels canadiens les plus engagés dans cette lutte, affirme que les gants jetables sont devenus le troisième élément parmi ceux qui sont les plus présents dans le réseau de London, en Ontario, où il travaille, après les lingettes et les tampons. « À égalité avec les condoms ! » déclare-t-il. Il assure que ses homologues à travers le
Canada sont aussi découragés (quoique Montréal et Laval nous aient indiqué ne pas avoir ce problème de gants et qu’Ottawa nous ait dit s’en faire surtout pour la multiplication des lingettes). M. Orr, qui fait une maîtrise à l’Université Ryerson, compte par ailleurs vérifier si les changements dans le flux des réseaux d’égout (il n’y a plus d’heure de pointe dans les conduits depuis le début de la pandémie) ont un effet positif ou négatif sur la dégradation des lingettes.
La pandémie a aussi eu raison d’un symposium international sur le sujet qui était prévu au printemps dernier en Turquie et qui a été reporté à une date indéterminée. L’organisateur de la rencontre est Fatih Karadagli, professeur de génie environnemental à l’Université de Sakarya. Pris en sandwich entre l’industrie et les gestionnaires de réseaux d’égout, « un certain nombre de scientifiques s’intéressent à la question. Mais bon, ce nombre est limité ! » reconnaît-il. Après des études aux États-Unis, il est revenu dans son pays pour constater que même le papier de toilette y est un enjeu. « Au Moyen-Orient, le papier est très résistant. Quand j’ai commencé mes travaux ici, j’ai vite remarqué que c’était la principale cause des blocages d’égout. Les technologies de production doivent être différentes, tout comme les produits utilisés pour faire tenir les fibres ensemble et peut-être les attentes des consommateurs. »
Mais une chose est universelle : « La plupart des gens ne connaissent pas la gravité du problème parce qu’il est sous terre. Mais cela leur coûte cher ! Sakarya compte une population d’un peu plus de un million d’habitants et il lui en coûte l’équivalent de 3,5 millions de dollars américains pour maintenir son réseau d’égout fonctionnel. » Au Canada, les municipalités estiment dépenser au moins 250 millions annuellement pour retirer les produits litigieux des réseaux d’égout et les mettre là où ils vont : à la poubelle. Saurez-vous vous rappeler les 3 P ?