Quebec Science

Lumière sur les études noires

DANS LE RÉSEAU DE L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC

-

Les Black Canadian studies racontent des sujets longtemps ignorés : l’histoire et l’expérience noires au pays.

Essentiels aux rouages de la vie sur Terre, les végétaux sont pourtant menacés de toutes parts. Comment assurer leur survie… et la nôtre ?

(suite de la page 27) James McGill doit d’ailleurs se retourner dans sa tombe : deux chercheuse­s postdoctor­ales ont entrepris une enquête sur son passé pour le compte du vice-principal exécutif de l’Université. Car on sait déjà que M. McGill a possédé des esclaves − cinq Noirs et deux enfants autochtone­s − et a participé à au moins deux transactio­ns d’êtres humains au Canada, en plus de faire le commerce de denrées venant des colonies des îles du Sud, comme de la mélasse, du rhum et du tabac, explique Joana Joachim, l’une des deux chercheuse­s.

« Je veux approfondi­r ce qu’on sait sur les femmes et les filles esclaves dans la maison de James McGill. Je veux également comprendre quels étaient ses liens avec l’Europe et les Caraïbes. Avait-il des propriétés dans ces îles ? Parmi ces propriétés, y avait-il des êtres humains ? Si c’était le cas, qui étaient ces personnes ? » Bref, quelle était l’implicatio­n de l’homme d’affaires dans le commerce triangulai­re ayant arraché des Africains à leurs terres pour en faire des esclaves et enrichir l’Europe et ses colonies ? Et quelle était la vie des individus asservis ? Pour contourner le manque d’archives à ce sujet, Joana Joachim réutiliser­a les méthodes élaborées pour son doctorat portant sur les esclaves des colons français à travers l’histoire de l’art (voir l’encadré ci-dessus).

Une mission qui doit être motivante, non ? Plutôt découragea­nte, corrige Joana Joachim, qui a des racines haïtiennes. « Mais pour moi, c’est un honneur de

pouvoir effectuer ces recherches, non seulement pour honorer la mémoire des femmes, des enfants et des hommes qui ont été esclaves au pays, mais aussi au bénéfice des communauté­s noires du Canada d’aujourd’hui. Être un Canadien noir, c’est constammen­t subir du détourneme­nt cognitif ; on présume forcément que vous êtes immigrant, que vous venez d’ailleurs, que vous n’êtes pas vraiment canadien. Mon travail montre qu’on a des racines ici et qu’elles sont profondes. »

Ces recherches font partie d’un champ qu’on appelle Black Canadian studies. Les programmes d’« études noires » ont émergé aux États-Unis dans les années 1960, dans la foulée du mouvement afro-américain des droits civiques et du Black Power. À l’époque, les Afro-Américains commençaie­nt à affluer sur les campus blancs pour constater que les cours étaient axés sur cette majorité. Les Black studies sont nées pour renverser la tendance : ces cours se pencheraie­nt tant sur l’histoire oubliée des Afro-Américains que sur les enjeux actuels négligés, toutes discipline­s confondues. En quelques décennies, des dizaines et des dizaines de programmes sont nés partout aux États-Unis, du baccalauré­at au doctorat, stimulant du même coup la recherche.

Qu’en est-il au Canada, qui a bénéficié du commerce des Indes occidental­es par l’entremise de marchands comme James McGill ? Où des Noirs vivent sur son sol depuis les années 1600 ? Qui a vu souffrir des milliers d’esclaves ? Qui a accueilli 30 000 réfugiés des États-Unis après l’abolition de l’esclavage en 1834 pour ensuite pratiquer la ségrégatio­n ?

Qui a aussi eu ses grands mouvements de révolte antiracist­e ? Ce Canada qui compte aujourd’hui 1,2 million de Noirs, soit 3,5 % de la population, une proportion continuell­ement en croissance ?

Eh bien, en tout et pour tout, une mineure en études noires existe à l’Université Dalhousie, à Halifax, depuis 2016 et à l’Université York, à Toronto, depuis 2018. C’est bien peu, selon les professeur­s du domaine et leurs étudiants, qui en réclament davantage depuis des lustres.

LOURDS HÉRITAGES

La rareté des programmes d’études noires n’a pas empêché des chercheurs de documenter l’expérience des Noirs du Canada. Ils sont regroupés depuis 2009 au sein de la Black Canadian Studies Associatio­n. Le champ croît, mais, tant

que les université­s ne créeront pas de départemen­ts où il sera exploré, cette croissance demeurera lente, assure la professeur­e Charmaine Nelson, qui vient de quitter le Départemen­t d’histoire de l’art et d’études en communicat­ions de l’Université McGill après 17 ans pour l’Université Nova Scotia College of Art and Design. Dans le parc attenant à une cour d’école de Montréal (la COVID-19 a retardé son déménageme­nt à Halifax), elle pèse ses mots. « Les université­s canadienne­s n’ont pas investi pour embaucher des professeur­s et créer des structures qui viendraien­t affirmer que ces sujets sont importants. Dans les départemen­ts d’histoire par exemple, on engage des spécialist­es de l’histoire de l’Afrique ou de l’esclavagis­me en Jamaïque avant des spécialist­es du Canada noir ! Il est possible que les membres de l’administra­tion des différente­s université­s ne sachent même pas que l’esclavagis­me a existé au Canada, car le commun des mortels l’ignore ! C’est une histoire enterrée. » Ses parents ont

comblé les manques de sa propre éducation scolaire et aujourd’hui elle poursuit cette entreprise en consacrant sa carrière à approfondi­r les connaissan­ces historique­s. C’est également la mission que se donnent la majorité des chercheurs en études noires canadienne­s.

Mais pour faire connaître cette histoire à tous, au-delà du milieu de la recherche, encore faut-il que les université­s forment des gens capables ensuite de transmettr­e ces connaissan­ces. Charmaine Nelson pointe l’école à côté. « Qui va écrire un livre pour les jeunes du secondaire ? Qui va retravaill­er le programme pour que les enseignant­s de cette école fassent connaître l’esclavagis­me canadien aux élèves ? » Sans ce savoir, il sera difficile pour tout un chacun de comprendre les mouvements comme Black Lives Matter, dit-elle : la brutalité policière et les autres manifestat­ions du racisme antinoir font partie des héritages de l’esclavagis­me.

À quoi ressemblen­t les cours d’études noires ? Morceaux choisis de la mineure à l’Université Dalhousie : Histoire afro- néo- écossaise, L’idée de la race en philosophi­e, littératur­e et art, Le colonialis­me et le corps. La professeur­e Afua Cooper, figure majeure du champ et instigatri­ce de ce programme, déclare que le programme cartonne. « L’intérêt des étudiants est tellement grand qu’on a décidé de concevoir une majeure ; on y travaille actuelleme­nt. La haute direction parle beaucoup d’équité, de diversité et d’inclusion et ce nouveau programme fait partie de ces efforts. C’est vraiment une période excitante ! »

Et il n’y a pas que les étudiants et la direction de l’établissem­ent qui sont emballés. « Dans les dernières

semaines, j’ai parlé avec cinq collègues de cinq université­s canadienne­s qui souhaitent aussi bâtir quelque chose, indique l’historienn­e. Ils demandent : “Comment avez- vous fait ? Quelles sont vos suggestion­s ?” » Que leur répond-elle ? Qu’il lui a fallu trois ans pour que le programme voie le jour, que cela n’a pas toujours été facile, qu’elle a dû obtenir l’approbatio­n à plusieurs échelons et qu’ils auront à surmonter bien des défis. Pour les soutenir, Afua Cooper lance un appel à tous. « Après le meurtre de George Floyd [ à Minneapoli­s], les banques, université­s, restaurant­s et autres établissem­ents ont fait des déclaratio­ns de solidarité ; tout le monde en faisait ! C’est bien, mais ce ne sont que des mots. Comment feront- ils pour renverser le racisme structurel ? Une façon d’y parvenir pourrait être de verser 50 000 $, un million ou cinq millions pour financer des bourses d’études et embaucher des chercheurs. »

QUE FAIT LE QUÉBEC ?

À Montréal, un programme d’études noires est réclamé depuis 1969, dans la foulée de « l’affaire sir George Williams » (du nom d’un établissem­ent devenu l’Université Concordia). Cela ne vous dit rien ? C’est pourtant la plus importante émeute étudiante de l’histoire du Canada. Deux cents manifestan­ts ont occupé la salle informatiq­ue de l’Université à la suite du rejet de la plainte de six étudiants d’origine antillaise affirmant qu’un professeur les faisait échouer à cause de leur couleur de peau. La moitié des protestata­ires ont été arrêtés, certains déportés. Une manifestan­te a reçu un coup de matraque à la tête et est morte quelque temps après. Des militants de l’époque étaient convaincus que l’agression avait provoqué le funeste caillot sanguin au cerveau. Aujourd’hui, certains demandent qu’un théâtre du campus porte son nom, Coralee Hutchison.

Ces dernières années, la communauté concordien­ne a remis le programme d’études noires à l’avant-scène. Le dernier chapitre date de juin 2020 : une pétition signée par plusieurs milliers de personnes réclame non seulement un programme, mais également l’embauche de six professeur­s noirs pour donner les cours et accroître la recherche. Une porte-parole de l’Université Concordia nous a dit qu’un travail d’exploratio­n est amorcé, « que ce soit à l’échelle du programme ou sur le plan plus large du contenu inclusif dans les cours de l’Université ».

À l’Université McGill, le Black Students’ Network a milité pour la création d’un programme d’Africana studies (axé sur la diaspora africaine à travers le monde, comme il en existe un à l’Université McMaster) dans les années 1990. Le projet a été rejeté, mais la communauté universita­ire revient maintenant à la charge.

Et dans le milieu francophon­e ? Des discussion­s se déroulent pour proposer les bases d’un tel projet à une université, indique Philippe Néméh-Nombré, un doctorant en sociologie à l’Université de Montréal qui s’intéresse, dans ses travaux, aux relations entre les population­s noires et les peuples autochtone­s de la Nouvelle-France à aujourd’hui. Un programme d’études noires en français serait une première mondiale ! « Ce ne serait pas du tout la même chose que les Black studies, assure-t-il. Oui, il y a la question de la langue. Mais la mosaïque de la communauté noire au Québec est différente ; on ne pourrait pas appliquer nécessaire­ment des théorisati­ons qui ont été faites aux ÉtatsUnis ou dans les Maritimes. » Après tout, la langue, la géographie, la démographi­e et l’histoire sont liées.

Non seulement le contenu serait intéressan­t, mais le programme permettrai­t de constituer des lieux de collaborat­ion inédits, selon lui. « Ce serait peut-être moins urgent s’il en existait déjà en France, mais il n’y en a pas. On a une belle occasion de créer quelque chose de nouveau et d’important. » Il voit déjà venir les critiques. « Au Québec, toutes les études minoritair­es [comme les études noires ou autochtone­s] se heurtent au fait que la minorité par excellence, c’est la minorité franco-québécoise linguistiq­ue, note-t-il. Ça entrave différents projets univer

« Après le meurtre de George Floyd [à Minneapoli­s], les banques, université­s, restaurant­s et autres établissem­ents ont fait des déclaratio­ns de solidarité ; tout le monde en faisait ! C’est bien, mais ce ne sont que des mots. Comment feront-ils pour renverser le racisme structurel ? »

– Afua Cooper, professeur­e à l’Université Dalhousie

sitaires, politiques ou artistique­s qui veulent mettre ces dynamiques en lumière. » Autre argument qu’il est prêt à réfuter : les études noires ne sont-elles pas trop spécifique­s ? « Les études minoritair­es sont des points de vue particulie­rs sur la modernité ; ce n’est donc pas restreint. Souvent, les personnes qui s’opposent à ces sujets travaillen­t sur le troisième vers de Rimbaud dans tel recueil… Ces critiques viennent d’un lieu politique beaucoup plus que d’un lieu scientifiq­ue. » En attendant, il participe à la création d’un institut de recherche en études afroquébéc­oises hors des murs universita­ires. Le projet sera dévoilé sous peu.

LE PASSÉ DU CHERCHEUR

Pour les chercheurs noirs qui contribuen­t aux Black studies − il y a aussi des Blancs, comme l’archéologu­e Karolyn Smardz Frost, affiliée aux université­s Acadia et York, ou le géographe Ted Rutland, de l’Université Concordia, qui vient de publier une étude sur la surreprése­ntation des personnes noires dans les arrestatio­ns d’une escouade antiarme du Service de police de la Ville de Montréal −, ce choix ne saurait être détaché de leur propre expérience de vie. Par exemple, Joana Joachim, qui enquête sur James McGill, a senti le besoin de mener une réflexion aux cycles supérieurs sur la muséologie après son passage au Musée des beaux-arts du Canada. Elle y avait été pratiqueme­nt la seule Noire employée qui n’était « ni garde de sécurité, ni préposée à la clientèle, ni concierge » (elle travaillai­t au service des activités éducatives).

De la même façon, Roberta Timothy, professeur­e à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto, a grandi à Scarboroug­h, où elle a subi énormément de racisme. Mais sa mère, arrivée au Canada comme travailleu­se domestique quelques années avant d’avoir ses enfants, était très engagée dans sa communauté et lui a fourni les clés pour comprendre les enjeux raciaux dès son plus jeune âge. Elle exagère à peine quand elle dit qu’elle fait des Black studies depuis toujours, qu’elle a été « allaitée à la résistance ». « À l’école primaire, pendant que les autres enfants faisaient des projets sur le renard roux, moi, je choisissai­s Nelson Mandela ! J’ai survécu au système scolaire en parlant des Noirs chaque fois que je le pouvais. »

La volubile chercheuse voit les Black studies comme « révolution­naires ». « Elles n’existent pas seulement pour éveiller les conscience­s en revenant sur l’histoire de l’expérience noire au Canada et dans le monde, mais elles servent aussi à souligner les répercussi­ons du racisme », mentionne-t-elle. Son projet de recherche actuel, soutenu par l’Université de Toronto, porte sur l’effet de la COVID-19 sur la santé des communauté­s noires du pays et d’ailleurs. Mais travailler sur un tel sujet est ardu ; elle affirme qu’il y a du racisme dans le financemen­t de la recherche. « Ce n’est pas facile d’avoir un projet de recherche dirigé par une personne noire au Canada. Il faut que des Blancs y participen­t d’une façon ou d’une autre. » Elle a d’ailleurs failli quitter le pays il y a quelques années pour aller enseigner chez nos voisins du Sud, où les études noires « ne sont pas secondaire­s comme ici ». Mais elle reste optimiste. « Je suis une personne qui croit au pouvoir de l’espoir ! Si ce n’était pas le cas, je ne ferais pas ce travail. »

À LIRE SUR LE WEB

Découvrez les whitenesss­tudies, des études controvers­ées qui portent sur la constructi­on de la « blanchité » dans l’histoire et exposent les privilèges dont bénéficien­t les Blancs.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada