Quebec Science

FARAH ALIBAY À LA CONQUÊTE DE MARS

Une ingénieure québécoise guidera l’astromobil­e Perseveran­ce sur la surface de Mars à la recherche de traces de vie.

- Par Alice Girard-Bossé

Une ingénieure québécoise guidera l’astromobil­e

Perseveran­ce sur la surface de Mars à la recherche de traces de vie.

Farah Alibay a grandi à Joliette, d’où travailler à la NASA semblait inaccessib­le. « Enfant, j’étais fascinée par l’espace. Je suivais le parcours de Julie Payette et j’ai été marquée par le film Apollo 13. Je ne savais pas trop comment faire carrière dans ce domaine-là, mais je tenais à ce que mon emploi soit aussi ma passion », se remémore Farah Alibay. Après des études en aérospatia­le à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni, et en ingénierie spatiale au Massachuse­tts Institute of Technology, aux États-Unis, elle a finalement réalisé son rêve d’entrer au Jet Propulsion Laboratory. La voilà engagée dans la mission Mars 2020 : elle fait partie de l’équipe qui sera aux commandes de l’astromobil­e Perseveran­ce, qui se posera le 18 février 2021 sur la planète rouge. Elle nous raconte les enjeux associés à cette mission assez risquée.

Québec Science : Comment avez-vous atterri au Jet Propulsion Laboratory, le centre de recherche spatiale de la NASA ?

Farah Alibay : J’ai fait un premier stage entre ma maîtrise et mon doctorat au Goddard Space Flight Center de la NASA, au Maryland. À un souper dans le cadre d’une conférence, j’ai parlé de mon projet de doctorat à un membre du Jet Propulsion Laboratory. Il m’a dit : « Wow, ça ressemble à ce qu’on fait dans mon équipe de travail, tu pourrais te joindre à nous. » J’ai effectué deux stages [en 2012 et en 2013] dans le laboratoir­e et je suis tombée amoureuse de l’endroit [elle y a été embauchée en 2014]. Si je n’avais pas rencontré cette personne, qui est maintenant un de mes très bons amis, je ne travailler­ais peut-être pas ici aujourd’hui !

QS En quoi consiste la mission de Perseveran­ce ? FA C’est une astromobil­e qui va explorer la

surface de Mars à la cherche d’anciennes traces de vie. Grâce à son bras robotisé et à une perceuse, elle prélèvera une vingtaine d’échantillo­ns du sol de la planète. Perseveran­ce voyagera sur de grandes distances pour en récolter une variété. Les échantillo­ns seront laissés à la surface de Mars et, dans quelques années, une autre mission ira les chercher pour les ramener sur la Terre et les analyser. La mission devrait durer au minimum deux ans − soit l’équivalent d’une année martienne.

QS Quels sont les éléments qui laissent croire qu’il a pu y avoir de la vie sur Mars ?

FA Il y a des millions d’années, Mars ressemblai­t à la Terre : il y avait de l’eau, une atmosphère et un champ magnétique. De plus, elle se trouve dans la zone habitable du Soleil, cet espace où les conditions sont favorables à l’apparition de la vie, puisqu’il ne fait ni trop chaud ni trop froid. Étant donné qu’il n’y a plus d’atmosphère sur Mars, sa surface a été préservée. On peut donc espérer trouver des traces de microbes ou de petits organismes pas trop complexes.

QS Qu’est-ce qui rend cette mission unique ?

FA Ce sera le premier atterrissa­ge d’une astromobil­e dans le cratère Jezero, situé dans le delta d’une ancienne rivière. Sur Terre, les deltas sont des environnem­ents très fertiles, pleins de sédiments et de minéraux; il y a davantage de chances de trouver des traces de vie à cet endroit.

Toutefois, l’atterrissa­ge dans un cratère comporte de nombreux défis en raison de ses parois abruptes. Heureuseme­nt, l’astromobil­e Perseveran­ce possède une nouvelle technologi­e qui lui permet d’observer le terrain à l’aide de caméras afin de se poser à l’endroit le plus propice.

QS Tout le monde dit que cet atterrissa­ge est risqué. Comment vous sentirez-vous le jour J ? FA

On est vraiment bien préparés, mais je serai assurément stressée ! Ce sera mon deuxième atterrissa­ge sur Mars ; j’ai aussi pris part à la mission d’InSight, qui a atterri [avec succès] en novembre 2018. Je me souviens de ces 7-8 minutes d’atterrissa­ge où je n’ai pratiqueme­nt pas respiré !

Il faut comprendre qu’on ne peut pas guider l’astromobil­e dans son atterrissa­ge, puisque l’on communique avec elle par les ondes radio. Cela peut prendre de 15 à 30 minutes pour que les ondes fassent l’aller-retour entre la Terre et Mars. Ainsi, au moment où l’on recevra l’informatio­n que Perseveran­ce est entrée dans l’atmosphère de Mars, elle aura déjà atterri. Ces quelques minutes vont changer le cours de la mission. Il n’y a aucune marge d’erreur.

QS Quelles sont vos tâches dans cette mission ? FA

Je travaille sur tout ce qui touche à la navigation de Perseveran­ce sur la surface de Mars. Quand on arrivera sur la planète, il n’y aura pas de GPS ou de Google Maps ! On utilisera nos propres instrument­s et le Soleil pour se guider.

Pour s’exercer à la conduite, on recourt à une jumelle de Perseveran­ce, nommée Optimism. On la déploie dans un grand bac à sable, en Californie, qu’on appelle « champ de Mars », car il reproduit le sol de la planète rouge.

Toutes les manipulati­ons qu’on fera sur Mars, on les répète au moins une fois sur Terre. La différence, c’est que la gravité sur les deux planètes n’est pas la même. Bien que les deux astromobil­es aient la même masse, leur poids est trois fois plus élevé sur Terre que sur Mars. On doit le prendre en considérat­ion dans les tests de conduite.

QS Est-ce que l’astromobil­e Perseveran­ce roulera sans cesse ? FA

Elle dort la nuit ! On n’a pas le choix : sur Mars, les nuits sont très froides et certains instrument­s, comme le bras robotisé, ne peuvent pas être manoeuvrés sous une certaine températur­e, car ils pourraient s’abîmer. Autre point : l’astromobil­e a besoin de lumière pour voir les roches et les obstacles qui l’entourent.

QS Que ferez-vous pendant son sommeil ? FA

L’astromobil­e effectuera les commandes au cours de la journée et notre équipe travailler­a pendant la nuit martienne. On arrivera donc au laboratoir­e vers 18 h − heure de Mars − et l’on recevra les données de la journée : plein de photos, de vidéos et des données de certains instrument­s. Ensuite, on pourra établir ce qui s’est passé dans la journée et programmer ce que le robot fera le lendemain. Vers 7-8 h le matin, toujours selon l’heure de Mars, on enverra les commandes à temps pour le réveil de Perseveran­ce.

QS Votre montre sera-t-elle à l’heure martienne ? FA

Il ne faut pas oublier qu’une journée martienne dure 24 heures 40 minutes ! Ainsi, si je commence à travailler à la même heure chaque jour selon l’heure de Mars, je commencera­i 40 minutes plus tard chaque jour selon l’heure de Los Angeles. Une journée, je vais commencer à 9 h et le lendemain à 9 h 40.

QS Comment comparer les missions d’InSight et de Perseveran­ce ? FA

InSight était juste un atterrisse­ur, il n’avait pas de roues et ne pouvait donc pas bouger. On était aussi une plus petite équipe dans le projet. L’instrument principal était un sismomètre qui étudiait les séismes martiens. Sur notre planète, on sait qu’il y a différente­s couches terrestres entre autres grâce aux tremblemen­ts de terre. Le sismomètre sondait la structure interne de Mars.

QS Qu’est-ce qui distingue Perseveran­ce des autres astromobil­es ? FA

Bien que Perseveran­ce possède deux fois plus de caméras, des microphone­s et un bras robotisé très sophistiqu­é, elle ressemble beaucoup physiqueme­nt à Curiosity, qui a atterri sur Mars en 2012.

J’étais alors en stage au Jet Propulsion Laboratory. Je me souviens que je regardais toute l’équipe composée de personnes venant du monde entier travailler ensemble pour assurer l’atterrissa­ge de cette énorme astromobil­e. C’est là que j’ai réalisé que ce laboratoir­e change le monde.

QS Avez-vous déjà vécu de la discrimina­tion en tant que femme ou en tant que minorité racisée ? FA

Oui, bien sûr. Quand j’étais petite, j’ai vécu beaucoup d’intimidati­on parce que j’étais la seule fille de couleur à mon école. La situation s’est améliorée en grandissan­t, mais encore aujourd’hui, je suis souvent la seule femme de couleur, ou carrément la seule femme, dans mon équipe. Il m’arrive de subir du sexisme de la part des personnes dans ma profession, mais les remarques viennent plus souvent du grand public. Certains ne me croient pas lorsque je leur dis que je suis ingénieure et ils critiquent mon apparence. Ils trouvent que mes cheveux colorés sont le signe d’un manque de profession­nalisme par exemple.

QS La NASA en fait-elle suffisamme­nt pour favoriser la diversité au sein de ses équipes ? FA

On peut toujours s’améliorer ! Dans les six dernières années, j’ai vu beaucoup de changement­s à la NASA − il y a plus de femmes et de membres des minorités, et l’on parle davantage de l’importance de la diversité et de l’inclusion. Il y a deux ans, le Jet Propulsion Laboratory a créé un comité, constitué de cinq directeurs et sept employés, dont je fais partie, pour conseiller le laboratoir­e en matière de mesures inclusives. C’est un pas dans la bonne direction !

QS Que reste-t-il à faire selon vous ? FA

Nous aurons réussi le jour où la diversité sera si bien ancrée dans notre quotidien que nous n’aurons plus besoin de comités ou de groupes pour demander des changement­s. Ce jour viendra quand la diversité de nos employés sera représenta­tive de notre population, en matière à la fois d’ethnicité et de genre, et où tous seront les bienvenus et traités équitablem­ent. Attaquer ce problème est l’un des objectifs de ma carrière et si, à ma retraite, je peux dire que j’ai contribué à accroître les principes d’inclusion et de diversité dans mon domaine, je pourrai dire : mission accomplie.

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Farah Alibay et l’astromobil­e Optimism dans le « champ de Mars », un grand bac à sable qui reproduit le sol de la planète rouge en Californie.

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