Est-ce votre faute, docteur ?
Aux États-Unis, sur 1 000 naissances vivantes, près de 11 enfants afro-américains meurent avant l’âge d’un an. Chez les Blancs ? Moins de 5. Le statut socioéconomique précaire des mères noires et tout ce qui s’y rattache − risques accrus de naissances prématurées, prééclampsie, etc. − sont souvent montrés du doigt et avec raison. Mais… se pourrait-il que le médecin y soit pour quelque chose ? Que les bébés noirs meurent moins quand ils sont pris en charge par un médecin noir ? C’est la question explosive que quatre chercheurs américains ont abordée l’été dernier dans un article paru dans la revue savante Proceedings of the National Academy of Sciences.
Menée par Brad Greenwood, de l’École d’administration de l’Université George Mason, l’étude repose sur des archives détaillant 1,8 million de naissances survenues dans les hôpitaux de Floride de 1992 à 2015. Le chercheur et ses collègues ont comparé les informations sur les nouveau-nés et leurs médecins traitants (dont la couleur de peau a été établie par la suite en cherchant des photos publiques).
Pour chaque tranche de 100 000 naissances, ces données montrent qu’environ 290 poupons blancs ne sortent pas vivants de l’hôpital et la couleur de peau du médecin n’y change rien. Mais lorsque le bébé est noir, le tableau se transforme radicalement. Si le médecin est caucasien, le taux de mortalité à l’hôpital est de 720 pour 100 000 naissances ; mais si le clinicien est noir, ce chiffre descend à 463. Autrement dit, pour les nourrissons noirs, le fait d’être pris en charge par un médecin noir est associé à un risque de décès 35 % plus faible. L’écart de « performance » a persisté même après que les chercheurs ont pris en compte d’autres variables (charge de travail des médecins, statut socioéconomique précaire de la mère, comorbidités chez les nouveau-nés et la mère, etc.).
Est-ce du racisme ou de la négligence inconsciente de la part des médecins blancs ? Les chercheurs ne vont pas jusque-là. Ils constatent une association statistique et se disent incapables d’en expliquer les mécanismes. Mais leurs données, écrivent-ils, rendent la question légitime : « Est-ce que la couleur de peau des médecins est un indicateur de différences dans leur pratique ? »
Ces résultats sont intéressants, voire inquiétants, mais il reste encore trop de possibilités ouvertes pour tirer des conclusions, selon la Dre Amélie Boutin, épidémiologiste en périnatalité à l’Université Laval. « L’étude semble raisonnablement bien faite, mais il demeure certaines sources de confusion potentielles. » Elle signale la liste des comorbidités (c’est-à-dire des problèmes de santé sous-jacents) considérées par les auteurs. « La sélection ne semble pas avoir de base médicale, mais être plutôt fondée sur la fréquence [avec laquelle les comorbidités sont déclarées] », mentionne-t-elle. Et comme les problèmes bénins sont souvent classés de manière différente d’un hôpital à l’autre, cela peut avoir embrouillé les résultats.
Est-ce parce que les médecins blancs s’occupent des cas les plus lourds ? Après tout, des travaux récents indiquent que, en plus d’être sous-représentés dans le corps médical en général, les Afro-Américains sont encore moins présents chez les spécialistes. Majoritaires, les médecins blancs seraient donc ceux qui traiteraient en plus grande proportion les cas difficiles, ce qui pourrait expliquer l’écart de performance entre les cliniciens selon leur couleur de peau. Mais si tel était le cas, les nouveau-nés blancs devraient afficher les mêmes risques de décès. Il nous manque encore bien des clés pour avoir le fin mot de cette histoire. La piste d’un effet des biais inconscients des médecins ne peut être écartée.
Observe-t-on le même genre d’écart au Québec et au Canada ? On ne peut pas le présumer parce que nos systèmes de santé sont trop différents. Et l’on ne peut pas le vérifier non plus parce que nos hôpitaux, contrairement à ceux des États-Unis, ne recueillent pas d’information sur l’ethnicité des patients. C’est une situation que dénonçait la chercheuse en santé publique de l’Université de Montréal Louise Potvin dans l’éditorial du numéro de septembre de la Revue canadienne de santé publique. Compte tenu des inégalités socioéconomiques que subit la population noire au Canada et des nombreux travaux qui démontrent les effets de la discrimination systémique sur leur bien-être, il ne fait aucun doute que cela a des conséquences sur leur santé. Il a d’ailleurs été montré que la COVID-19 a touché plus sévèrement les quartiers de Montréal où la population noire est plus présente. Et tout cela ne concerne pas que les gens d’ascendance africaine, comme l’illustre la mort d’une femme atikamekw, Joyce Echaquan, en septembre dernier sous les insultes racistes de deux employées de l’hôpital de Joliette. Tant qu’on ne documentera pas mieux ce phénomène, il demeurera très difficile à étudier. À bon entendeur…