Quebec Science

COVID-19 : LE DUR RÉVEIL DES VILLES

- PAR ANNIE LABRECQUE ILLUSTRATI­ONS : LUC MELANSON DIRECTION ARTISTIQUE : NATACHA VINCENT

Wuhan, Delhi, São Paulo, New York, Montréal… La COVID-19 a pris d’assaut les grandes villes du monde, dévoilant du même coup leurs failles. Des chercheurs et des acteurs municipaux ont profité du confinemen­t pour penser la ville de demain.

Jordi Honey-Rosés était à Barcelone pour une année sabbatique lorsque la pandémie a chamboulé le monde. Le professeur en aménagemen­t du territoire de l’Université de la ColombieBr­itannique raconte que les conditions de confinemen­t là-bas étaient très strictes. « La police patrouilla­it dans les rues et des hélicoptèr­es survolaien­t les parcs et les montagnes de la ville pour s’assurer que chacun reste chez soi. »

Sur son balcon, isolé du monde et entouré de ses deux adolescent­es, il a commencé à réfléchir au futur des villes, en particulie­r à ces lieux publics qui en sont le coeur. « Ce type d’endroit est très important à Barcelone. C’est là où les gens ont l’habitude de se rassembler. C’était très bouleversa­nt de ne plus y voir personne », se rappelle-t-il.

Avec des collègues des quatre coins du monde, il a publié en juillet dernier un article dans Cities and Health sur cette relation brisée que nous avons maintenant avec la ville. Dans cette période d’instabilit­é, les auteurs se demandent de quoi auront l’air les grands centres urbains après la pandémie. Alors que plusieurs citadins songent à fuir vers les régions, peut-on rêver de mieux pour nos villes ?

Ce ne serait pas la première fois qu’une épidémie modifierai­t le visage des villes. Pour ne donner qu’un exemple, pensons à la propagatio­n du choléra à Londres en 1854. À cette époque, il n’y avait ni toilette ni eau courante dans les maisons, encore moins de réseau d’égout. Pour s’approvisio­nner en eau, les habitants se servaient aux pompes publiques, qui tiraient leur eau de la Tamise, là même où étaient aussi jetés les déchets. Le médecin John Snow, considéré comme l’un des pionniers en santé publique, a découvert que l’eau rendait les gens malades, causant jusqu’à 644 morts par semaine au pic de l’épidémie de choléra. Cela a grandement favorisé la mise en place de réseaux distincts pour l’eau potable et les eaux usées afin d’éviter de répéter ce funeste scénario de contaminat­ion croisée.

« Au cours du 20e siècle, les villes ont réalisé l’importance d’instaurer des mesures d’assainisse­ment pour réduire les maladies et leur transmissi­on, signale Claire Poitras, professeur­e en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifiq­ue. C’est loin d’être la première fois qu’on vit une crise d’hygiène dans les villes. Ce n’est pas nouveau et, chaque fois, on s’adapte. »

DOUBLE CRISE

Les maires de C40 Cities, un regroupeme­nt de 96 grandes villes à travers le monde (dont Montréal) qui luttent contre les changement­s climatique­s, ont déclaré en mai dernier qu’un retour à la situation prépandémi­e était impossible s’ils voulaient amorcer la transition écologique. Ici et ailleurs, par peur d’être contaminés, des gens ont délaissé les transports en commun et ont renoué avec les objets en plastique à usage unique. Ces changement­s de comporteme­nt pourraient-ils perdurer ?

« De mon point de vue, on passe à côté de quelque chose si l’on ne voit pas le lien entre les deux crises », affirme Laurence Lavigne Lalonde, conseillèr­e municipale dans l’arrondisse­ment de Mercier− Hochelaga-Maisonneuv­e, à Montréal, et responsabl­e de la transition écologique et résilience. « Il faut qu’on réfléchiss­e autrement à notre façon d’utiliser et d’aménager le territoire des villes pour répondre autant à l’urgence climatique qu’à la crise sanitaire. »

Pendant le confinemen­t du printemps 2020, elle a constaté la nécessité d’avoir accès à des parcs et autres espaces verts, un besoin encore plus criant pour les familles qui vivent en appartemen­t et qui ne possèdent pas de cour. Quand tout était fermé, les parcs ont été très populaires : la conseillèr­e municipale estime qu’il y a eu une hausse de 150 % de leur fréquentat­ion.

Dans l’air depuis un moment, le projet de corridors de biodiversi­té pourrait enfin prendre forme à Montréal sous cette impulsion. « Nous aimerions pouvoir relier, par exemple, le mont Royal au parc La Fontaine avec de tels corridors », explique la conseillèr­e municipale. Les Montréalai­s auraient ainsi l’impression de déambuler dans un parc en continu, sans être assaillis par le béton.

Si la pandémie a mis en lumière l’importance des espaces verts, elle a aussi montré la fragilité du système alimentair­e dans les villes, plus particuliè­rement dans les pays en voie de développem­ent, qu’elle a durement touchés, selon la Banque mondiale. Ainsi, en

Afghanista­n et au Liberia, les mesures de confinemen­t ont empêché les agriculteu­rs d’ensemencer leurs champs à temps, faisant grimper du même coup les prix des denrées. Confrontés à des pénuries alimentair­es, les habitants de grandes agglomérat­ions se sont notamment tournés vers l’agricultur­e urbaine.

Ici, au Québec, des failles sont aussi devenues évidentes. « On l’a vu : nos fermes maraîchère­s sont dépendante­s des travailleu­rs temporaire­s du Mexique et d’Amérique centrale. Si nous fermons nos frontières, on se trouve en manque d’une main-d’oeuvre qualifiée pour les tâches dans les champs », écrivait le professeur de l’Université du Québec à Montréal Éric Duchemin dans AgriUrbain, le carnet de recherche du Laboratoir­e sur l’agricultur­e urbaine, qu’il dirige.

L’agricultur­e urbaine est également une façon d’obtenir des produits à faible coût. La Ville de Montréal a ainsi demandé au Jardin botanique d’augmenter sa production de légumes l’été dernier. Résultat : au moins 287 bacs de légumes ont été donnés à des banques alimentair­es pendant la saison des récoltes. Le professeur Duchemin pense qu’il faudra faire un bilan des différente­s initiative­s. « Après la crise, des travaux de recherche et d’interventi­on devront être réalisés afin de rendre ces nouveaux systèmes alimentair­es plus résilients et diversifié­s », pouvait-on lire dans AgriUrbain.

LA RÉSILIENCE DES VILLES

À quels legs aura-t-on droit du côté du bâtiment ? Une équipe multidisci­plinaire dirigée par Lexuan Zhong, professeur­e en génie mécanique à l’Université de l’Alberta, examine la possibilit­é de concevoir de nouveaux modèles de ventilatio­n pour les immeubles afin d’améliorer la santé et la sécurité de leurs occupants. Mais avant d’entreprend­re ce projet, les chercheurs doivent étudier la distance parcourue par les particules virales dans les conduits d’aération, leur potentiel infectieux et leur comporteme­nt sous l’effet de plusieurs paramètres tels que l’humidité et la pression atmosphéri­que. Ce sont des données cruciales, car de plus en plus d’études montrent que le virus de la COVID-19 peut se transmettr­e par les aérosols. Il y a d’ailleurs ce cas en Chine où 10 personnes de trois familles ont été infectées après avoir mangé dans un restaurant. La santé publique du pays suspecte le fort courant d’air produit par la climatisat­ion d’avoir favorisé la dispersion du virus.

Des chercheurs américains de la Harvard Business School proposent de rendre les bâtiments plus sains, une réflexion qui avait été amorcée avant la COVID-19. La liste de leurs idées a défilé au cours d’une conférence virtuelle présentée devant des profession­nels de l’immobilier en juillet dernier : meilleure aération des pièces, niveaux de poussière bas, bruit réduit, températur­e confortabl­e… À cela, il faudra ajouter des mesures anti-infections comme l’installati­on de surfaces facilement lavables ou d’un nombre suffisant d’escaliers – les personnes se déplaçant d’un étage à l’autre pourraient vouloir éviter les ascenseurs, où la distanciat­ion physique est impossible. Au lendemain de la pandémie, il sera évidemment nécessaire d’améliorer la filtration de l’air qui circule dans les immeubles de bureaux.

Justement, à New York, Hiba Bou Akar, professeur­e d’urbanisme à l’Université Columbia, se demande comment elle pouvait auparavant aller dans un restaurant ou un bar sans penser à l’air et aux microbes qui y circulent. « Je crois que quiconque construira un bâtiment y pensera à l’avenir. Nous ne pouvons plus concevoir l’urbanisme en dehors du moment que nous sommes en train de vivre. » Déjà, des restaurate­urs aménagent des terrasses chauffées pour accueillir des convives en hiver dans le respect des deux mètres de distance.

Hiba Bou Akar remarque que la pandémie a mis en relief à quel point nous sommes tous interrelié­s et que, ce faisant, nous ne pouvons pas vivre sans nous soucier des autres. « Par exemple, avec la règle des deux mètres, il ne s’agit pas seulement de penser à son corps dans l’espace, il faut aussi considérer son corps en relation avec celui d’une autre personne. Les deux mètres, c’est une question à

la fois de distance et de partage. » Elle mentionne qu’il faut soutenir ce sens de la collectivi­té dans l’espace public, les infrastruc­tures et la santé publique.

Un avis partagé par Mary W. Rowe, présidente de l’Institut urbain du Canada, qui juge que cela permettrai­t de réduire des inégalités. Des lieux publics sûrs doivent exister dans tous les quartiers. « La COVID-19 a exposé d’une nouvelle façon les inégalités qui étaient déjà présentes et a montré qu’elles sont renforcées par la manière dont nous concevons et planifions nos villes. »

Jordi Honey-Rosés et des collègues soulignaie­nt d’ailleurs, dans leur article cité plus tôt, que « l’urbanisme et le design sont inextricab­lement liés à notre santé physique et mentale ». Une équipe italienne s’est penchée sur ce point : elle a sondé 8 177 étudiants d’une université pour établir que ceux qui vivaient dans un logement de mauvaise qualité pendant le confinemen­t avaient plus souvent souffert de symptômes dépressifs, selon des résultats publiés dans l’Internatio­nal Journal of Environmen­tal Research and Public Health.

Alors, que nous réservent les prochaines années ? Peut-on éviter un futur dystopique où nos villes seront « hyperhygié­niques, dépourvues de foules et de vie publique, patrouillé­es, encore plus ségréguées et surveillée­s », comme l’écrivait Jordi HoneyRosés ? Le chercheur ne peut écarter cette possibilit­é, mais rappelle que « la ville est un lieu où le bien-être et l’épanouisse­ment de chacun sont possibles ». À condition qu’elle soit équitable et inclusive, préciset-il. Refaire la ville est une question de santé et d’environnem­ent, mais aussi de justice sociale. Reste à savoir si les cités tireront des leçons de cette pandémie.

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