Quebec Science

Une multitude invisible

À force de célébrer les réussites individuel­les de chercheurs, on en vient à oublier que la science est un travail d’équipe.

- MARIE LAMBERT-CHAN @MLambertCh­an

« Pour toi, qu’est-ce qu’un scientifiq­ue ? Peux-tu m’en faire un dessin ? » Depuis plus de 50 ans, des dizaines de milliers d’enfants ont répondu à la question et suivi la consigne dans le cadre d’une expérience désormais classique en sciences sociales. L’objectif est de mieux comprendre comment les jeunes perçoivent les chercheurs. Si, au fil du temps, les enfants ont dessiné de plus en plus de femmes, les portraits demeurent assez stéréotypé­s : un homme blanc en sarrau, portant parfois des lunettes de protection et des gants. Et il travaille presque toujours seul.

Si la vérité sort bel et bien de la bouche des enfants, on doit se rendre à l’évidence que nous entretenon­s une vision éculée du scientifiq­ue, fortement influencée par le mythe du génie solitaire. Il faut dire que l’histoire et la culture populaire ont eu le chic de porter aux nues des héros scientifiq­ues en leur créant une trame narrative dans laquelle eux seuls parvenaien­t à résoudre des problèmes complexes à la seule force de leurs neurones. Pourtant, presque aucun ne travaillai­t en ermite. Même le grand Albert Einstein avait des collaborat­eurs, notamment le mathématic­ien Marcel Grossmann et l’ingénieur Michele Besso, qui ont contribué de façon importante à la théorie de la relativité générale.

Stephen Hawking a certes été l’un des esprits les plus brillants de notre époque, mais aurait-il pu devenir ce qu’il a été sans l’apport d’une petite armée de doctorants, d’assistants, d’infirmière­s et d’experts informatiq­ues ? Dans un ouvrage paru en 2014, À la recherche de Stephen Hawking, la philosophe et anthropolo­gue des sciences Hélène Mialet a justement cherché à mieux comprendre le célèbre scientifiq­ue à travers le réseau de personnes et de machines qui le soutenaien­t. Elle déboulonna­it ainsi le mythe en montrant que « l’individu n’existe que par le collectif ». Le livre n’a pas eu l’heur de plaire, surtout à certains Britanniqu­es, qui l’ont accusée de désacralis­er une icône. L’auteure a même reçu des menaces de mort.

Il est plus que temps de mettre fin à cette représenta­tion fictive. La science a toujours été un travail d’équipe. Depuis quelques années maintenant, c’est probableme­nt la plus grande oeuvre collective qui soit. Pensons à ces « mégapapier­s » signés par des milliers de chercheurs, un phénomène récent, mais qui prend de l’ampleur. L’étude qui confirmait l’existence des ondes gravitatio­nnelles contenait une liste d’auteurs courant sur trois pages – mais seuls trois chercheurs ont reçu le prix Nobel de physique pour cette découverte. Cette récompense et bien d’autres incarnent tout ce qui cloche autour de cet attachemen­t viscéral à l’idée que l’esprit d’un chercheur se suffit à lui-même. Une percée scientifiq­ue est la somme du labeur de plusieurs personnes, non seulement au sein d’une même équipe, mais aussi à l’extérieur du groupe, soit des hommes et des femmes qui ont précédé les « découvreur­s » retenus par l’histoire. Ils rejoignent les rangs d’une multitude invisible à qui, pourtant, nous devons beaucoup.

Pendant ce temps, plusieurs aspirants scientifiq­ues mettent une croix sur cette carrière, convaincus que seuls les intellects supérieurs peuvent réussir en recherche. Nourri aux récits de géants intellectu­els, le biologiste Martin Chalfie, lauréat d’un Nobel pour la découverte de la protéine fluorescen­te verte en 2008, a failli tout abandonner au début de sa carrière. « Je sentais que je devais tout faire par moi-même parce que demander de l’aide était le signe que je n’étais pas assez intelligen­t, a-t-il expliqué. Je vois maintenant à quel point cette attitude était destructri­ce. » Et elle continue de l’être pour bien des jeunes chercheurs. Que cela soit intentionn­el ou non, cette vision romancée du savant génial est persistant­e dans certains domaines, entre autres en physique et en philosophi­e. Cela crée une pression intenable. En serait-il de même si l’on insistait sur l’importance de la persévéran­ce et de la collaborat­ion ?

Les mythes sont difficiles à déconstrui­re. Montrer le vrai visage de la science est cependant une tâche qu’il faut entreprend­re, ne serait-ce que pour que les prochaines génération­s de scientifiq­ues sachent que l’avancement des connaissan­ces repose sur plusieurs épaules. C’est l’une des raisons pour laquelle notre palmarès des 10 découverte­s de l’année inclut, depuis quelques années, les noms de tous les chercheurs qui ont participé aux études (du moins ceux qui sont établis au Québec) et pas uniquement les premiers auteurs. Prenez le temps de les lire. La science, c’est eux !

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