Quebec Science

Les pollueurs du savoir

Même discrédité­es, certaines études continuent de vivre dans la littératur­e scientifiq­ue – et d’y faire des dégâts.

- MARIE LAMBERT-CHAN @MLambertCh­an

L’affaire a fait grand bruit au printemps dernier : en l’espace de deux semaines, le prestigieu­x journal The Lancet publiait, puis rétractait un article affirmant que l’hydroxychl­oroquine n’était pas un traitement efficace contre la COVID-19 et que cet antipaludi­que pouvait même causer des problèmes cardiaques. Au même moment, le tout aussi réputé New England Journal of Medicine (NEJM) se voyait obligé de désavouer un article sur les effets de médicament­s contre l’hypertensi­on sur la COVID-19. Au coeur du scandale, une petite compagnie de l’Illinois, nommée Surgispher­e, qui a fourni la matière première de ces deux études, soit les données anonymisée­s de dizaines de milliers de patients traités dans des centaines d’hôpitaux partout dans le monde. Une mine d’informatio­ns aussi astronomiq­ue qu’improbable dont la validité a été mise en doute par des chercheurs et des journalist­es. Devant l’esclandre, les journaux ont demandé à avoir accès aux données brutes, ce que Surgispher­e leur a refusé. Quelques jours plus tard, le site Web de l’entreprise fermait et son fondateur s’évanouissa­it dans la nature.

On aurait pu croire que le dossier était clos. Après tout, les rédacteurs en chef des revues savantes ont fait leur mea-culpa et révisé leurs processus de vérificati­on des données. De nombreuses analyses sur les « leçons à tirer » ont été publiées. Temporaire­ment suspendus dans la tourmente, les essais cliniques sur l’hydroxychl­oroquine ont repris − et se sont soldés par des échecs retentissa­nts.

Pourtant, loin des grands titres, l’histoire se poursuit dans les replis de la littératur­e scientifiq­ue, où les études discrédité­es continuent de vivre. En effet, une rétractati­on ne signe pas l’arrêt de mort d’un article. D’autres chercheurs peuvent le citer dans leurs propres papiers parce que ces travaux s’inscrivent dans leur réflexion. Parfois, c’est fait correcteme­nt : il est écrit noir sur blanc que l’étude a été retirée. Ainsi, on trouvera de nombreux articles portant sur la méfiance à l’égard des vaccins qui citent les travaux frauduleux d’Andrew Wakefield publiés en 1998 dans The Lancet (encore !), qui liaient le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole à l’apparition de l’autisme chez les enfants. Cela explique pourquoi cet article honni accumule un nombre impression­nant de citations − une mesure souvent associée à la crédibilit­é et à la qualité d’une recherche, mais qui, dans ce cas, reflète plutôt l’ampleur du scandale et son influence persistant­e sur le mouvement antivaccin.

Cependant, il arrive que des études clouées au pilori continuent d’être citées sans que soit signalée la rétractati­on. Un phénomène que certains définissen­t comme de « la pollution par citations » : tel un virus, des études discrédité­es contaminen­t un champ disciplina­ire en étant reprises d’article en article. Et c’est ce qu’on observe présenteme­nt avec les études falsifiées du Lancet et du NEJM, qui comptent pourtant parmi les rétractati­ons les plus médiatisée­s jusqu’à ce jour. L’équipe éditoriale de la revue Science a découvert que, parmi les 200 articles les plus récents s’y référant, 105 les ont utilisées pour soutenir leurs conclusion­s sans jamais mentionner la rétractati­on. Certains ont paru dans les pages de journaux influents. Plusieurs étaient des méta-analyses qui utilisaien­t l’une ou l’autre de ces études comme source principale. Ce ne sont pas des cas isolés.

Comment des chercheurs peuvent-ils sciemment s’appuyer sur de tels travaux, surtout en ce qui concerne l’affaire Surgispher­e ? Il est difficile d’ignorer le tollé suscité. Deux conclusion­s s’imposent. Soit ces chercheurs estiment que ces études, même rétractées, ont une valeur − ce qui est absurde considéran­t le flou entourant les données −, soit ils copient-collent des références qui leur paraissent pertinente­s sans prendre le temps de les vérifier. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une grossière négligence qui peut finir par coûter très cher si, de fil en aiguille, on se fonde sur ces études pour traiter des patients.

Au- delà des rétractati­ons, on a vu que les citations inconsidér­ées peuvent avoir des répercussi­ons dramatique­s à long terme. La crise des opioïdes, qui a coûté la vie à des milliers de personnes, tire une partie de ses origines d’un petit paragraphe publié en 1980 dans le NEJM. Les auteurs y affirmaien­t, sans preuve, que les médecins pouvaient prescrire des opioïdes pour traiter la douleur sans craindre que leurs patients développen­t une dépendance. Cité plus de 600 fois, le court texte a servi de justificat­if pour la prescripti­on à outrance d’opioïdes. Parmi les auteurs de ces centaines de papiers, combien sont allés relire l’article original pour en vérifier la robustesse ? On connaît la suite.

Pourtant, les universita­ires ont à leur dispositio­n des outils technologi­ques de plus en plus performant­s pour vérifier la légitimité de leurs sources. Alors que la pandémie nous rend tous douloureus­ement conscients de la nécessité d’une science rigoureuse, les citations insouciant­es sont d’autant plus inexcusabl­es.

Pour notre dossier spécial sur la première année de pandémie, il allait de soi de faire appel au talentueux illustrate­ur Sébastien Thibault, qui avait créé la couverture du numéro de juin 2020, qui portait lui aussi sur la COVID-19. Mais comment imaginer un concept pour un sujet dont tout le monde parle − mais dont personne ne veut plus entendre parler non plus ? Et comment illustrer la crise avec lucidité tout en suggérant de l’espoir, alors que nous sommes tous coincés dans ce labyrinthe infernal qu’est la vie en temps de pandémie ? C’était un défi créatif de taille !

Construit autour d’une ligne ascendante qui traverse la page, le concept évoque l’idée d’un futur, même si l’envers de l’escalier nous ramène dans les douloureux méandres de la pandémie. Le rouge est vibrant, mais pas sanguin. Une couleur vivifiante et dynamique, à l’image de la chercheuse qui grimpe des gigantesqu­es marches. Cette course insuffle de l’optimisme. Elle rappelle les progrès scientifiq­ues accomplis en très peu de temps… même s’il reste des marches à gravir. − Natacha Vincent, directrice artistique

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