Les pollueurs du savoir
Même discréditées, certaines études continuent de vivre dans la littérature scientifique – et d’y faire des dégâts.
L’affaire a fait grand bruit au printemps dernier : en l’espace de deux semaines, le prestigieux journal The Lancet publiait, puis rétractait un article affirmant que l’hydroxychloroquine n’était pas un traitement efficace contre la COVID-19 et que cet antipaludique pouvait même causer des problèmes cardiaques. Au même moment, le tout aussi réputé New England Journal of Medicine (NEJM) se voyait obligé de désavouer un article sur les effets de médicaments contre l’hypertension sur la COVID-19. Au coeur du scandale, une petite compagnie de l’Illinois, nommée Surgisphere, qui a fourni la matière première de ces deux études, soit les données anonymisées de dizaines de milliers de patients traités dans des centaines d’hôpitaux partout dans le monde. Une mine d’informations aussi astronomique qu’improbable dont la validité a été mise en doute par des chercheurs et des journalistes. Devant l’esclandre, les journaux ont demandé à avoir accès aux données brutes, ce que Surgisphere leur a refusé. Quelques jours plus tard, le site Web de l’entreprise fermait et son fondateur s’évanouissait dans la nature.
On aurait pu croire que le dossier était clos. Après tout, les rédacteurs en chef des revues savantes ont fait leur mea-culpa et révisé leurs processus de vérification des données. De nombreuses analyses sur les « leçons à tirer » ont été publiées. Temporairement suspendus dans la tourmente, les essais cliniques sur l’hydroxychloroquine ont repris − et se sont soldés par des échecs retentissants.
Pourtant, loin des grands titres, l’histoire se poursuit dans les replis de la littérature scientifique, où les études discréditées continuent de vivre. En effet, une rétractation ne signe pas l’arrêt de mort d’un article. D’autres chercheurs peuvent le citer dans leurs propres papiers parce que ces travaux s’inscrivent dans leur réflexion. Parfois, c’est fait correctement : il est écrit noir sur blanc que l’étude a été retirée. Ainsi, on trouvera de nombreux articles portant sur la méfiance à l’égard des vaccins qui citent les travaux frauduleux d’Andrew Wakefield publiés en 1998 dans The Lancet (encore !), qui liaient le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole à l’apparition de l’autisme chez les enfants. Cela explique pourquoi cet article honni accumule un nombre impressionnant de citations − une mesure souvent associée à la crédibilité et à la qualité d’une recherche, mais qui, dans ce cas, reflète plutôt l’ampleur du scandale et son influence persistante sur le mouvement antivaccin.
Cependant, il arrive que des études clouées au pilori continuent d’être citées sans que soit signalée la rétractation. Un phénomène que certains définissent comme de « la pollution par citations » : tel un virus, des études discréditées contaminent un champ disciplinaire en étant reprises d’article en article. Et c’est ce qu’on observe présentement avec les études falsifiées du Lancet et du NEJM, qui comptent pourtant parmi les rétractations les plus médiatisées jusqu’à ce jour. L’équipe éditoriale de la revue Science a découvert que, parmi les 200 articles les plus récents s’y référant, 105 les ont utilisées pour soutenir leurs conclusions sans jamais mentionner la rétractation. Certains ont paru dans les pages de journaux influents. Plusieurs étaient des méta-analyses qui utilisaient l’une ou l’autre de ces études comme source principale. Ce ne sont pas des cas isolés.
Comment des chercheurs peuvent-ils sciemment s’appuyer sur de tels travaux, surtout en ce qui concerne l’affaire Surgisphere ? Il est difficile d’ignorer le tollé suscité. Deux conclusions s’imposent. Soit ces chercheurs estiment que ces études, même rétractées, ont une valeur − ce qui est absurde considérant le flou entourant les données −, soit ils copient-collent des références qui leur paraissent pertinentes sans prendre le temps de les vérifier. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une grossière négligence qui peut finir par coûter très cher si, de fil en aiguille, on se fonde sur ces études pour traiter des patients.
Au- delà des rétractations, on a vu que les citations inconsidérées peuvent avoir des répercussions dramatiques à long terme. La crise des opioïdes, qui a coûté la vie à des milliers de personnes, tire une partie de ses origines d’un petit paragraphe publié en 1980 dans le NEJM. Les auteurs y affirmaient, sans preuve, que les médecins pouvaient prescrire des opioïdes pour traiter la douleur sans craindre que leurs patients développent une dépendance. Cité plus de 600 fois, le court texte a servi de justificatif pour la prescription à outrance d’opioïdes. Parmi les auteurs de ces centaines de papiers, combien sont allés relire l’article original pour en vérifier la robustesse ? On connaît la suite.
Pourtant, les universitaires ont à leur disposition des outils technologiques de plus en plus performants pour vérifier la légitimité de leurs sources. Alors que la pandémie nous rend tous douloureusement conscients de la nécessité d’une science rigoureuse, les citations insouciantes sont d’autant plus inexcusables.
Pour notre dossier spécial sur la première année de pandémie, il allait de soi de faire appel au talentueux illustrateur Sébastien Thibault, qui avait créé la couverture du numéro de juin 2020, qui portait lui aussi sur la COVID-19. Mais comment imaginer un concept pour un sujet dont tout le monde parle − mais dont personne ne veut plus entendre parler non plus ? Et comment illustrer la crise avec lucidité tout en suggérant de l’espoir, alors que nous sommes tous coincés dans ce labyrinthe infernal qu’est la vie en temps de pandémie ? C’était un défi créatif de taille !
Construit autour d’une ligne ascendante qui traverse la page, le concept évoque l’idée d’un futur, même si l’envers de l’escalier nous ramène dans les douloureux méandres de la pandémie. Le rouge est vibrant, mais pas sanguin. Une couleur vivifiante et dynamique, à l’image de la chercheuse qui grimpe des gigantesques marches. Cette course insuffle de l’optimisme. Elle rappelle les progrès scientifiques accomplis en très peu de temps… même s’il reste des marches à gravir. − Natacha Vincent, directrice artistique