LE CABINET DES CURIOSITÉS
La nature n’a pas créé que des fleurs superbes et des animaux flamboyants. Elle a aussi engendré son lot de laiderons. Et si l’on posait sur eux un autre regard ?
La nature a engendré son lot de laiderons. Et si l’on posait sur ces animaux et végétaux un autre regard ?
Ils sont gluants, luisants, brunâtres ; ils ont la peau nue, plissée, des gueules béantes ou des museaux écrasés. En un mot, ils sont laids. Régulièrement, les médias s’en donnent à coeur joie en listant les animaux les plus inesthétiques de la création. Certaines espèces se retrouvent systématiquement dans ces palmarès, comme le rat-taupe nu, un rongeur fripé et quasi aveugle, ou le blobfish, un poisson des abysses dont le faciès s’affaisse en une moue grotesque lorsqu’on le remonte à la surface. Si quelques mammifères nous font sourire, comme le nasique et son nez immense ou l’aye-aye, un lémurien hirsute aux oreilles géantes, force est de constater que les créatures qui nous rebutent le plus sont des invertébrés, des poissons ou des amphibiens. Certes, le jugement esthétique est subjectif, mais certaines caractéristiques communes aux animaux mal-aimés nous font presque toujours froncer le nez. La faute à l’évolution, sans doute. En 2019, des chercheurs tchèques ont ainsi demandé à des volontaires de classer 101 photos d’amphibiens selon leur degré de « beauté ». Alors que les grenouilles aux couleurs vives remportaient les faveurs des jurés, les céciliens, qui ressemblent à des serpents fouisseurs, étaient les moins bien notés. « Les animaux en forme de vers sont probablement considérés comme laids ou dégoûtants parce qu’ils ressemblent à des parasites. Le cerveau humain a tendance à les catégoriser rapidement pour être plus réactif, quitte à craindre pour rien des animaux inoffensifs », explique l’auteure principale de l’étude, Eva Longova, chercheuse en sciences cognitives à l’Université Charles de Prague. Elle précise que le dégoût est toutefois complexe ; il est suscité par une combinaison de traits morphologiques et chromatiques qui ne sont pas perçus de la même façon dans toutes les branches du vivant. « Un oiseau laid ou rebutant n’aura pas forcément les mêmes attributs qu’un mammifère jugé comme tel », ajoute-t-elle. Reste que les bestioles roses ou grisâtres, aux yeux et à la tête petits par rapport au reste du corps et dotées de verrues ou autres tares cutanées ont peu de chances de remporter les concours de beauté. Le monde végétal n’échappe pas au jugement cruel des humains. En témoignent les commentaires des chercheurs des Jardins botaniques royaux de Kew, un organisme britannique qui dresse chaque année l’inventaire des nouvelles espèces végétales découvertes sur la planète. Le cru 2020 comptait 156 plantes et champignons, dont une jolie broméliacée du Brésil aux pétales orangés. Mais c’est Gastrodiaagnicellus qui a reçu le plus d’attention médiatique. Cette petite plante, dont la fleur brunâtre ressemble à un orifice suspect, s’est vu décerner le titre peu enviable d’« orchidée la plus laide du monde » par l’équipe. Méchanceté gratuite ? Pas si vite. En mettant de l’avant leur vilain petit canard, les botanistes ont braqué les projecteurs sur la noble cause de la préservation de la biodiversité. « Puisque deux plantes sur cin q sont men acées d’exti nc ti on , c’est une course contre la montre pour trouver, identifier, nommer et préserver les plantes avant qu’elles disparaissent », rappelle le communiqué sur une note plus sérieuse. Gastrodia agnicellus n’échappe pas à la règle : elle occupe un minuscule habitat à Madagascar, pays qui souffre de l’une des déforestations les plus massives sur terre. « C’est vrai qu’il est plus facile de protéger des espèces charismatiques, comme l’ours polaire ou le panda. Les plantes sont d’ailleurs souvent victimes d’un manque de reconnaissance comparativement aux animaux, certains allant même jusqu’à parler d’un biais cognitif nommé “cécité des plantes”. En ce sens, l’initiative des jardins de Kew est intéressante pour attirer l’attention sur cette plante, mais aussi sur plusieurs autres mentionnées dans l’inventaire, commente Simon Joly, chercheur au Jardin botanique de Montréal. Pour paraphraser l’ingénieur forestier sénégalais Baba Dioum, on conserve ce qu’on aime et l’on aime ce que l’on connaît. » Alors, pourquoi ne pas suivre l’exemple des botanistes de Kew et mettre la laideur sur le devant de la scène ? C’est ce qu’ont suggéré en 2017 des chercheurs de l’Université Johns Hopkins. Selon leur étude, avec quelques efforts de marketing, comme la diffusion de photos et de détails sur le statut de conservation des espèces, les associations de protection de la nature pourraient décupler la récolte des fonds destinés aux animaux au physique ingrat. Et même en faire de nouvelles mascottes. Ne dit-on pas que la beauté se trouve dans l’oeil de celui qui regarde ?