Quebec Science

POURQUOI FAUT-IL CROIRE EN LA SCIENCE ?

La science est un processus social et consensuel. C’est de là qu’elle tire son pouvoir et sa légitimité, argumente l’historienn­e Naomi Oreskes.

- Par Marie Lambert-Chan Naomi Oreskes

La science est un processus social et consensuel. C’est de là qu’elle tire son pouvoir et sa légitimité, argumente l’historienn­e Naomi Oreskes.

Il est mignon, n’est-ce pas ? » À l’écran, l’historienn­e des sciences Naomi Oreskes agite son masque rose. «Il est fait de trois couches et je peux y glisser un filtre en quelques secondes. Je le lave régulièrem­ent avec le reste de mes vêtements. C’est si peu exigeant. Qu’est-ce que je perds à le porter, alors que plusieurs chercheurs s’entendent sur son efficacité ? »

Que gagne-t-on à croire en la science? Que perd-on à ne pas le faire ? Et pourquoi devrait-on accorder notre confiance aux scientifiq­ues quand on sait que des théories peuvent être renversées à la lumière de nouvelles preuves ? Voilà des questions qui ont guidé la carrière de la professeur­e de l’Université Harvard qui s’est fait connaître en 2010 par son livre Les marchands de doute, coécrit avec Eric M. Conway, historien au Jet Propulsion Laboratory de la NASA. Ils y décrivaien­t les campagnes successive­s de désinforma­tion financées par l’industrie dans le but d’entretenir la confusion sur les effets néfastes du tabagisme, des pluies acides et du trou dans la couche d’ozone, de même que sur l’existence des changement­s climatique­s.

Depuis, Naomi Oreskes enchaîne les conférence­s sur les tactiques « antiscienc­es », la communicat­ion de la science et, surtout, la fiabilité du consensus scientifiq­ue. Ses réflexions font l’objet d’un nouvel ouvrage : Why Trust Science? Bien qu’elle l’ait achevé avant la pandémie, l’historienn­e y livre des arguments plus pertinents que jamais dans un contexte où les incertitud­es abondent.

Québec Science : Pour justifier qu’une réalité est établie, on se réfère souvent au consensus scientifiq­ue. On dira ainsi qu’il y a consensus sur le fait que les activités humaines sont à l’origine du réchauffem­ent climatique. Mais que signifie ce mot ?

Naomi Oreskes : À bien des égards, ce n’est qu’un mot sophistiqu­é pour désigner un accord. Quand les scientifiq­ues parviennen­t à un consensus, cela veut dire qu’ils ont abouti à un accord après un long processus qui consiste à évaluer la qualité et la quantité des preuves. Il est difficile d’obtenir une telle entente. Cela peut prendre des années de discussion, un nombre incalculab­le d’articles scientifiq­ues, une collecte de données ardue… Pour documenter les changement­s climatique­s, des chercheurs ont dû forer des carottes de glace au Groenland et en Antarctiqu­e. Certains y ont trouvé la mort. Un consensus n’est donc pas un simple vote; le parcours pour y arriver est incroyable­ment exigeant. Et selon moi, c’est la raison pour laquelle on peut avoir confiance en la science.

Cela étant dit, il arrive qu’un chercheur refuse d’adhérer au consensus, et ce, même dans le cas de théories prouvées hors de tout doute, comme celle de la relativité générale. Dans l’histoire des sciences, on observe ce phénomène depuis longtemps. Néanmoins, la plupart du temps, la dissidence meurt avec le dissident. Il est raisonnabl­e de garder l’esprit ouvert et de se demander si cette personne possède des preuves que d’autres ont ignorées. Mais si aucune nouvelle donnée convaincan­te n’est apportée, le consensus demeurera.

QS En l’absence d’un tel accord collectif, qui doit-on croire ?

NO En effet, il peut être difficile de s’y retrouver, surtout lorsqu’on nous présente des faits qui semblent contradict­oires et qu’on nous donne l’impression qu’il y a un débat public. Le cas du port du masque est riche d’enseigneme­nts. Au départ, il y a eu certains désaccords entre les scientifiq­ues pour des raisons méthodolog­iques. Certains affirmaien­t qu’on n’avait pas la preuve que le port du masque fonctionna­it pour le SRAS-CoV-2. Et c’était vrai parce que le virus était nouveau. On ne savait rien à son sujet. D’autres ont dit : « Mais on connaît beaucoup de choses sur les virus respiratoi­res en général et l’on sait que le port du masque réduit la transmissi­on de ces virus. Il est donc logique que le masque fonctionne ici aussi. » Au sein de la communauté scientifiq­ue, le consensus a émergé rapidement… mais pas dans l’espace public. La faute revient en partie aux médias, qui ont présenté ces échanges comme un réel conflit. Le degré de désaccord a par ailleurs été déformé, surestimé. Au bout du compte, si l’on a l’impression qu’il n’y a pas de consensus, ce n’est pas du côté de la science qu’il faut chercher, mais du côté politique et social. Aux États-Unis, c’est le Parti républicai­n qui a nourri le doute et la confusion au sujet du masque.

L’Organisati­on mondiale de la santé est aussi à blâmer. Le langage utilisé par ses dirigeants est inutilemen­t compliqué. Cela m’agace de voir des organismes de cette trempe embaucher les meilleurs experts

pour exécuter de la recherche pointue et ensuite négliger la communicat­ion des résultats.

QS Devant l’incertitud­e, vous suggérez de recourir au pari de Pascal. De quoi s’agit-il et comment cela peut-il nous être utile ?

NO C’est une façon de soupeser nos choix devant les risques courus. Au 17e siècle, le philosophe et mathématic­ien Blaise Pascal en a fait la démonstrat­ion autour de la question qui lui semblait la plus importante de toutes: Dieu existe-t-il ? Incapable de prouver son existence, il s’est trouvé face à deux choix : il pouvait croire en lui ou non. S’il croyait en lui et que, au final, Dieu n’existe pas, où était le mal ? Il ne perdait pas grand-chose. Mais s’il ne croyait pas en Dieu et que celui-ci existe bel et bien, alors il brûlerait en enfer pour l’éternité. Il s’agissait donc d’évaluer le risque relatif.

Le pari de Pascal est utile en tout temps et en toutes choses. Quels sont les risques d’accepter ce nouvel emploi ? D’acheter une maison ? De me marier ? De ne pas lutter contre les changement­s climatique­s? Dans ce cas précis, la réponse est claire : si la situation est aussi grave que le disent les scientifiq­ues et que nous continuons à ne rien faire, on subira des pertes immenses et irréparabl­es sur les plans financier, humain, du règne animal, des espèces végétales… Une fois que le processus est enclenché, on ne peut pas revenir en arrière. C’est comme si Pascal décidait de croire en Dieu une fois rendu en enfer! Et qu’arrive-t-il si l’on met en place des mesures de lutte et que, finalement, le réchauffem­ent n’était pas si grave? On en tirerait quand même des avantages. Par exemple, le passage aux énergies renouvelab­les permettrai­t également d’assainir l’air. Presque toutes les études économique­s crédibles sur le sujet montrent que le coût de l’inaction est plus élevé que celui de l’action.

Le point de vue pascalin sur le masque est aussi sans équivoque : le risque de porter le masque est minuscule comparativ­ement à celui de ne pas le porter.

QS Dans votre livre, vous écrivez que, pour atteindre le consensus, les scientifiq­ues doivent faire preuve de « flexibilit­é méthodolog­ique », c’est-à-dire ne pas écarter des données sous prétexte qu’elles ne correspond­ent pas aux normes. Vous illustrez votre propos par l’exemple de la pilule contracept­ive. Et vous dévoilez un pan de votre vie personnell­e.

NO En général, les chercheurs en sciences de la santé sont sceptiques à l’égard des questionna­ires remplis par les patients − avec raison. Ceux-ci peuvent être confus, mentir sur leurs habitudes de vie. Mais le cas de la pilule est différent. Dès le début, plusieurs femmes ont déclaré être devenues dépressive­s après avoir commencé à la prendre. À mon avis, c’est une preuve importante. D’abord, les témoignage­s étaient nombreux. Ensuite, pourquoi une femme mentirait-elle ainsi ? C’est une situation qu’on préfère cacher. Enfin, j’ai décidé d’en parler parce que c’est ce qui m’est arrivé. Ce médicament a changé mon état mental pratiqueme­nt du jour au lendemain. Par chance, j’ai consulté un thérapeute qui m’a crue parce qu’il avait lu sur les liens entre la pilule et la dépression.

Avec cet exemple, je veux montrer que les données sont de différente­s tailles, formes et couleurs. Certaines sont meilleures que d’autres. Mais on ne doit pas les ignorer parce qu’elles ne sont pas parfaites. Les données d’essais cliniques randomisés ne sont pas les seules sources valables. Comprendre un problème complexe signifie souvent être prêt à l’examiner sous divers angles.

QS Vous estimez que les scientifiq­ues devraient s’ouvrir davantage au public, parler de leurs valeurs. Ils gagneraien­t ainsi en crédibilit­é. Pourquoi ?

NO J’ai découvert que la plupart des scientifiq­ues pensent que parler de leurs valeurs est inappropri­é parce que la science est censée être objective. Ils interprète­nt l’objectivit­é comme étant la neutralité des valeurs. Or, la neutralité des valeurs n’existe pas. On a beaucoup plus de chances d’être considéré comme un témoin crédible et un messager de confiance si l’on est honnête quant à ses valeurs. Par ailleurs, bien des chercheurs supposent à tort que leurs valeurs sont très différente­s de celles de leurs interlocut­eurs. De l’extérieur, tout semble opposer un biologiste de l’évolution et un partisan du créationni­sme. Mais tous deux se soucient de leurs enfants, de l’avenir de l’humanité, de la beauté du monde naturel. L’un parlera de « biodiversi­té », l’autre de « création de Dieu ». En fin de compte, ils s’intéressen­t à la même chose. Il y a donc des moyens de se rapprocher de l’autre. En parlant de soi, on arrive à captiver son public de façon plus intime. J’en fais l’expérience depuis plusieurs années, entre autres par mon récit sur la pilule. Il s’agit de réunir l’intellectu­el et l’émotionnel, la tête et le coeur parce que nous sommes des personnes à part entière. Et je pense que nous communiquo­ns mieux lorsque nous embrassons cette globalité.

De l’extérieur, tout semble opposer un biologiste de l’évolution et un partisan du créationni­sme. Mais tous deux se soucient de leurs enfants, de l’avenir de l’humanité, de la beauté du monde naturel.

Bo-boum, bo-boum, bo-boum… Tout va bien, le coeur se contracte de façon ordonnée : il resserre d’abord les chambres dans le haut du coeur, les auricules, ce qui envoie le sang vers les chambres du bas, nommées ventricule­s (on entend le « bo- »). Puis la contractio­n cardiaque descend à son tour pour écraser les ventricule­s, ce qui propulse le sang vers tout le corps (on entend le « -boum »).

Par contre, chez les personnes souffrant de fibrillati­on auriculair­e − soit plus de un pour cent de la population −, la contractio­n des auricules est désorganis­ée. Le sang n’est pas totalement pompé, y stagnant parfois longtemps, ce qui peut occasionne­r la formation de caillots. « Les caillots naissent dans le coeur, mais la conséquenc­e se trouve ailleurs. Ils peuvent migrer dans le reste du corps, mais le plus souvent, ils se logent dans le cerveau, car c’est la première destinatio­n des artères après le coeur », explique la Dre Lena Rivard, cardiologu­e à l’Institut de cardiologi­e de Montréal.

Quand les caillots sont gros, la personne subit un accident vasculaire cérébral (AVC), mais la Dre Rivard et ses collègues de l’Institut soupçonnen­t que la fibrillati­on auriculair­e occasionne­rait en douce la dégradatio­n de certaines parties du cerveau, à cause de microcaill­ots.

« On sait que les personnes atteintes de fibrillati­on auriculair­e font davantage d’AVC, mais, depuis quelques années, il y a de plus en plus de publicatio­ns rapportant une plus grande proportion de déclins cognitifs chez les gens qui font de l’arythmie. C’est graduel, on ne devient pas dément du jour au lendemain; ça commence par des troubles de la mémoire ou des troubles liés à l’exécution », poursuit la cardiologu­e.

C’est exactement ce qu’elle a observé dans sa pratique, entre autres chez un directeur d’entreprise quinquagén­aire contraint de partir prématurém­ent à la retraite parce que ses facultés cognitives étaient trop touchées. À la suite d’un examen d’imagerie par résonance magnétique, les médecins ont remarqué que son cerveau présentait de multiples microcaill­ots. On a alors prescrit à l’homme un anticoagul­ant, un médicament qui fluidifie le sang, et son état s’est stabilisé : il n’a pas retrouvé les facultés perdues, mais elles ont cessé de se dégrader.

Mais alors, serait-il possible pour les personnes souffrant d’arythmie de prendre des anticoagul­ants de manière préventive afin d’éviter ce déclin cognitif ? C’est ce que tentent de démontrer la Dre Rivard et ses collègues, les Drs Denis Roy et Paul Khairy, avec l’étude BRAIN-AF. Ils suivront pendant cinq ans en moyenne les patients de moins de 65 ans atteints de fibrillati­on auriculair­e traités aux anticoagul­ants en les comparant avec un groupe recevant un placébo.

Cette étude serait la première non seulement à prouver le lien entre les microcaill­ots et le déclin cognitif, mais également à étudier le potentiel d’une telle utilisatio­n des anticoagul­ants chez de « jeunes » patients. En effet, l’usage de ce type de médicament n’est pas recommandé pour les 65 ans et moins en raison des risques hémorragiq­ues que comporte une exposition à la prise d’anticoagul­ants. « C’est un équilibre risques-avantages », résume la Dre Rivard.

L’étude s’est jusqu’ici révélée si prometteus­e que Santé Canada a autorisé son élargissem­ent avec des traitement­s suivis sur plusieurs années. Plus de 800 Canadiens y participen­t déjà, mais les chercheurs espèrent en recruter au moins 1 300 de plus maintenant qu’ils ont adapté leur protocole et qu’ils ont reçu un financemen­t des Instituts de recherche en santé du Canada afin de poursuivre l’étude malgré la pandémie en utilisant les outils à distance. Bref, nous devrions bientôt en avoir le coeur net.

La production de ce texte a été rendue possible grâce au soutien de la Fondation de l’Institut de cardiologi­e de Montréal.

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La Dre Lena Rivard, cardiologu­e à l’Institut de cardiologi­e de Montréal

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