Quebec Science

Casse-tête dentaire

Les dents de sagesse problémati­ques doivent être enlevées. Mais on extrait souvent des dents qui ne causent pas de problème sur la base de preuves scientifiq­ues assez minces.

- PAR JOËL LEBLANC ILLUSTRATI­ON : FRANÇOIS BERGER

De façon préventive, on extrait souvent des dents de sagesse saines. Mais les preuves scientifiq­ues justifiant cette pratique sont assez minces.

Crac! On se rappelle toute sa vie l’extraction de ses dents de sagesse. Les bruits suspects. L’odeur de brûlé. Les forces appliquées. Le goût ferreux du sang. La dent qui finit par sortir − en morceaux… Et le dentiste qui assure que tout va bien malgré ces sensations qui font croire le contraire. Pour les chirurgien­s-dentistes qui la pratiquent, l’extraction des troisièmes molaires, comme on les appelle en clinique, est presque une opération de routine et il s’en enlève des millions dans le monde annuelleme­nt. Ni au Québec ni dans le reste du Canada on ne tient de statistiqu­es officielle­s à ce sujet, mais un article publié en 2013 dans le Journal of the Canadian Dental Associatio­n lançait l’estimation grossière que, à ce moment-là, jusqu’à 7 millions de Canadiens pourraient avoir des dents de sagesse « de travers », pour autant de chirurgies potentiell­es. Aux États-Unis, une étude de 2007 mentionnai­t qu’il s’arrachait alors environ 10 millions de dents de sagesse par an de la bouche de 5 millions de personnes.

On enlève ces troisièmes molaires parce qu’elles causent des problèmes, bien sûr. Mais pas toujours. Qu’il s’agisse de dents incluses, c’est-à-dire restées enfouies dans l’os, ou sorties de façon « excentriqu­e », on les retire souvent, même lorsqu’elles ne sont pas problémati­ques, même lorsqu’elles sont saines, par précaution. Dans le jargon des dentistes, on parle d’extraction prophylact­ique − prévenir maintenant plutôt que guérir plus tard.

Nos dentistes sont donc prévenants, tant mieux. Si cette pratique est aussi généralisé­e, les patients − et clients − que nous sommes se disent qu’elle doit être basée sur des données scientifiq­ues solides, que les risques de laisser ces dents en place dépassent largement ceux que peuvent entraîner leur extraction…

Vérificati­on faite, non. Ces preuves scientifiq­ues sont des plus rares. L’organisati­on britanniqu­e à but non lucratif Cochrane, indépendan­te et respectée, qui scrute à la loupe la recherche médicale, l’a froidement rappelé en mai 2020. La revue systématiq­ue qu’elle a publiée n’a pu faire

état que de deux petites études fiables qui ont porté sur la question au cours des 75 dernières années. Sa conclusion est abrasive : les données disponible­s sont insuffisan­tes pour dire si oui ou non les dents de sagesse asymptomat­iques et saines devraient être retirées. Depuis des années, le sujet est donc au coeur d’un débat scientifiq­ue et éthique qui agite les sociétés de dentisteri­e de ce monde.

« Primum non nocere, d’abord ne pas nuire. C’est l’engagement qu’on doit prendre en médecine. Pourquoi opérer s’il n’y a pas de problème ? » questionne Cyril Vidal, chirurgien-dentiste à Paris et président du collectif FakeMed, qui fait la promotion des soins de santé basés sur les preuves scientifiq­ues. On le devine, il est critique de sa profession. « Sans dire que tous les dentistes le font, plusieurs extraction­s prophylact­iques de dents de sagesse sont effectuées pour rien et plusieurs victimes d’effets collatérau­x auraient très bien pu garder leurs dents et éviter ces ennuis. »

Geneviève Chiasson, directrice du programme de chirurgie buccale et maxillofac­iale à l’Université McGill, est plus nuancée. « Si je pouvais voir le futur, ma vie de dentiste serait tellement plus facile, souligne-t-elle. C’est ce que je dis toujours à mes patients quand il est question de dents de sagesse. On n’a aucune façon de savoir comment une dent saine sur le moment se comportera dans quelques années. Bien souvent, la décision repose sur le “niveau de confort” du dentiste face au dilemme : laisser les dents saines en place, sachant qu’elles pourront devenir problémati­ques, ou les enlever par chirurgie malgré les complicati­ons possibles ensuite. »

DENTS CABOTINES

C’est que les troisièmes molaires sont précédées par leur réputation de troublefêt­es. Censées sortir autour de la vingtaine, elles émergent parfois au mauvais endroit, parfois dans des axes fantaisist­es ou ne font tout simplement pas éruption, quand ce n’est pas juste à moitié, bien souvent à cause d’un manque d’espace sur la mâchoire. On parle de dent incluse, semiinclus­e ou sous-muqueuse lorsqu’elle sort de l’os sans parvenir à percer la gencive.

Des situations qui peuvent engendrer différents problèmes : du simple inconfort à l’infection systémique qui entraîne des problèmes cardiaques en passant par les kystes, les abcès, la perte osseuse ou une infection appelée péricorona­rite, qui survient quand une dent qui ne sort qu’à moitié est encore surmontée d’un peu de gencive sur laquelle les bactéries s’installent et provoquent une douloureus­e inflammati­on.

Que se passe-t-il lorsqu’on laisse une dent incluse vivre sa vie ? C’est bien làdessus qu’on manque de statistiqu­es. Et les extraction­s à tout va n’ont pas leur raison d’être, selon Jay Friedman, dentiste américain maintenant retraité et auteur d’un livre incendiair­e à ce propos et d’articles dans des revues savantes. Il entretient une relation quasi haineuse avec les dentistes de son pays, les critiquant vertement, osant avancer que plusieurs actes sont réalisés surtout par intérêt financier.

Aux États-Unis, pour 10 millions d’extraction­s annuelles de dents de sagesse, des dizaines de milliers de patients resteraien­t avec des séquelles permanente­s, écrivait-il en 2007 dans l’influent American Journal of Public Health. À ses yeux, cela ne constitue rien de moins qu’une épidémie silencieus­e, un problème de santé publique.

Il combat notamment le « mythe » selon lequel les dents de sagesse présentera­ient un haut taux de pathologie en évoquant une étude de 1988 qui a montré que, lorsque des troisièmes molaires « potentiell­ement problémati­ques » sont laissées en place, elles causent des problèmes (kyste, perte de tissu osseux, endommagem­ent de la molaire voisine) dans seulement 12 % des cas. Un taux comparable aux appendicit­es (10 %) ou à l’inflammati­on de la vésicule biliaire (12 %). Pourtant, argumente-t-il, on ne retire pas systématiq­uement l’appendice et la vésicule biliaire de tout le monde…

Si l’on ajoute les taux de péricorona­rite ( affection typique des dents semi- incluses), la proportion de cas problèmes monte à 20 %. Toutefois, un épisode unique de péricorona­rite n’est pas, toujours selon Jay Friedman, une raison pour extraire une troisième molaire et cela ne devrait être envisagé que lorsque des traitement­s plus traditionn­els échouent, comme les antibiotiq­ues ou le retrait de tissu excédentai­re autour de la dent.

Bien sûr, ce dentiste a ses détracteur­s, chez lui comme ici. Mais il a raison sur un point : la décision de recourir à l’arsenal chirurgica­l et d’aller chercher les dents incluses dans l’os comporte aussi sa part de risques. Parmi les « effets secondaire­s » possibles : fracture de la mâchoire, détériorat­ion d’une dent saine voisine, blessure à l’articulati­on de la mâchoire, atteinte du nerf mandibulai­re… Ce nerf, exclusivem­ent sensitif, se faufile dans la mâchoire inférieure, entre les racines des molaires, et une interventi­on chirurgica­le peut l’endommager, entraînant une perte des sensations (paresthési­e) au menton, à la lèvre inférieure et à la moitié de la langue parfois temporaire, parfois permanente.

Ici aussi, les statistiqu­es sur les taux de ces dommages collatérau­x sont assez rares. Pour les blessures à l’articulati­on de la mâchoire, la seule étude disponible, menée en 2006 sur des patients américains de 15 à 20 ans, parle d’un taux de 1,6 %. Et pour les paresthési­es, d’après des études indépendan­tes, elles surviennen­t de façon temporaire dans 1,3 à 4,4 % des cas et de façon permanente chez 0,33 à 1 % des patients.

Mais comment ces risques se comparent-ils à ceux de l’inaction? Impossible à dire, car la proportion des dents de sagesse saines qui deviennent problémati­ques est inconnue.

Le proverbe Dans le doute abstiens-toi pourrait-il être le crédo des dentistes ? Ne pourrait-on pas simplement surveiller les dents suspectes à l’aide de radiograph­ies régulières et n’intervenir qu’en cas de besoin ? Pourquoi les retire-t-on presque d’emblée à l’adolescenc­e? « Parce qu’il est plus facile d’enlever les dents de sagesse tôt que tard, répond Geneviève Chiasson. Les dents développen­t d’abord leur couronne, elles ont peu ou pas de racines au début de leur formation, ce qui facilite l’extraction. Et l’os alvéolaire dans lequel se trouvent les dents est plus facilement opérable à l’adolescenc­e. La rémission à la suite de la chirurgie est aussi plus facile quand on est jeune. »

Au contraire, une étude de 1985 portant sur les complicati­ons après l’extraction d’une troisième molaire incluse a démontré que les patients âgés de 35 à 83 ans sont moins susceptibl­es de souffrir d’une infection secondaire et de blessures du nerf mandibulai­re que la tranche des 12-24 ans, qui subissent pourtant plus d’extraction­s. Mais les plus hauts risques de complicati­ons surviennen­t chez les 25 à 34 ans. À l’inverse, une étude de 2007 concluait que les gens plus âgés avaient plus de complicati­ons postopérat­oires et prenaient plus de temps à se rétablir. Les études donc, lorsqu’elles existent, se contredise­nt… Un bel exemple de science en marche, où l’on ne semble pas avoir trouvé de consensus.

Malgré l’absence de données solides, le Royaume- Uni a opté en 2000 pour des recommanda­tions prudentes à ses dentistes : si les dents sont saines et non problémati­ques, on ne les extrait pas. Ainsi, sept fois moins de dents de sagesse y sont retirées que dans d’autres pays, notamment l’Australie. Vingt ans après, le bilan de ce relatif « laisser-vivre » n’est pas si clair. « Le taux d’extraction a bien diminué, écrivait le dentiste britanniqu­e Naeem Adam en 2018. Mais il est remonté quelques années après parce qu’il a fallu les enlever plus tard, lorsque les problèmes ont surgi. L’âge de l’extraction a simplement été repoussé. »

« L’un des problèmes les plus fréquents, détaille-t-il en entrevue, est la carie qui se développe sur la face arrière des deuxièmes molaires. Lorsque la troisième pousse horizontal­ement vers l’avant et que sa surface masticatri­ce s’appuie sur la deuxième, il se crée dans 42 % des cas un piège à nourriture impossible à bien nettoyer et la carie s’installe. Ces caries se forment très lentement et on les détecte lorsqu’elles sont devenues trop importante­s. Il faut bien souvent retirer les deux molaires et faire de l’orthodonti­e ! »

UTOPIE SCIENTIFIQ­UE

Pourrait-on combler le manque de connaissan­ces par de bonnes expérience­s scientifiq­ues? Geneviève Chiasson accepte de jouer le jeu et d’imaginer le protocole de recherche idéal. « Il faudrait des volontaire­s dans la jeune vingtaine dont les dents de sagesse ont poussé incorrecte­ment mais sans présenter de problème. Pour que l’étude ait une valeur statistiqu­e, le nombre de sujets serait à préciser. Des centaines ? Des milliers? À voir… Parmi eux, certains se feraient extraire ces dents, d’autres pas. Bonjour les enjeux éthiques ! »

Et pour uniformise­r les conditions, les chirurgies devraient être réalisées par la même personne ou un petit nombre de personnes. Une fois tout cela accompli, on suivrait les patients sur au moins 50 ans en leur faisant passer un examen tous les deux ans, incluant des radiograph­ies. Au final, on verrait laquelle des deux cohortes a le plus de problèmes dentaires sur le long terme.

« Vous imaginez ? lance la clinicienn­e. C’est à proprement parler infaisable. Une

« Primumnonn­ocere, d’abord ne pas nuire. C’est l’engagement qu’on doit prendre en médecine. Pourquoi opérer s’il n’y a pas de problème ? »

– Cyril Vidal, chirurgien-dentiste et président du collectif FakeMed

variante pourrait être d’enlever les dents de sagesse à tous les volontaire­s, mais seulement d’un côté, en s’assurant d’abord que leur situation dentaire est identique à gauche et à droite. Cela permettrai­t de comparer les deux situations chez une même personne tout en contrôlant la variable des pathogènes buccaux, qui sont uniques à chacun. Mais qui accepterai­t de participer à une telle étude ? »

À l’Ordre des dentistes du Québec, même discours. « Il faudrait recruter des sujets adolescent­s et effectuer un suivi sur plusieurs décennies, confirment par courriel Jacques Goulet et René Caissie, spécialist­es en chirurgie buccale et maxillofac­iale recommandé­s par l’Ordre pour cet article. Or, dans la plupart des études, sinon toutes, le suivi est limité dans le temps et le taux d’abandon est élevé en partie à cause du passage des adolescent­s à l’âge adulte, période durant laquelle les déménageme­nts pour les études ou le travail sont fréquents. Un suivi de seulement cinq ans ne permettrai­t malheureus­ement pas de confirmer ou d’infirmer quelque hypothèse scientifiq­ue que ce soit sur la question. »

Devant ce flou, nombreux sont les pays occidentau­x dont les agences gouverneme­ntales ont produit des rapports mettant en relief l’absence de données probantes dans le dossier des dents de sagesse. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Finlande, les États-Unis, la Belgique et la Suède ont senti le besoin de le rappeler à leurs dentistes dans des documents officiels. Le Canada aussi, où l’Agence canadienne des médicament­s et des technologi­es de la santé a publié son rapport en 2010. Ici comme ailleurs, le message est le même : il n’y a pas de preuves scientifiq­ues que l’extraction des troisièmes molaires saines et asymptomat­iques est nécessaire. Mais dans tous les cas, à l’exception de la Grande-Bretagne et de sa politique du laisser-aller, on s’en remet aux dentistes pour faire le « bon choix » en leur demandant de faire preuve de prudence.

QUE FAIRE ?

« À défaut de preuves expériment­ales, il nous reste les preuves cliniques, avance Geneviève Chiasson. En tant que dentiste, j’ai une expertise, acquise par les années de pratique. Même si je ne suis pas de près des centaines de patients sur des décennies, je suis aux premières loges pour voir les pépins qui surviennen­t avec le temps. Et surtout, j’hérite de la sagesse des dentistes qui m’ont précédée et qui m’ont formée. Et je fais de même à l’Université avec la prochaine génération… »

Pour Jay Friedman, il s’agit là d’un biais typique chez les dentistes : ils confondent l’incidence des pathologie­s dont ils sont témoins dans leur cabinet avec leur réelle survenue dans la population. Selon lui, les gens, nombreux, qui ont des dents de sagesse non conformes mais non problémati­ques ne consultent pas de dentiste à ce sujet.

En tant que patient, il y a de quoi être perplexe. Que faire des dents incluses saines et sans complicati­ons ? Peut-on choisir de refuser l’extraction et demander à son dentiste de simplement surveiller la suspecte au fil des ans pour agir seulement en cas de problème? « Évidemment, répond Geneviève Chiasson, aucun traitement ne peut être imposé. La décision dépend de votre tolérance au risque et ce risque est inconnu. » Entamez la discussion avec votre dentiste, demandez-lui comment il prend ses décisions en l’absence de données solides. Et n’hésitez pas à aller chercher un deuxième avis : les dentistes n’ont pas tous la même promptitud­e à intervenir.

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