Quebec Science

Physique des particules : l’épopée continue

Près de 10 ans après la découverte du boson de Higgs, les physiciens sont arrivés à un tournant : ils doivent se doter de collisionn­eurs de plus en plus puissants pour percer les secrets de l’Univers.

- PAR MARINE CORNIOU

Les physiciens sont à un tournant. Pour percer les secrets de l’Univers, ils doivent se doter de collisionn­eurs de plus en plus puissants.

Autant le dire franchemen­t : la physique des particules est dans une impasse. Ou plutôt à la croisée des chemins, corrige Brigitte Vachon, physicienn­e à l’Université McGill. « Il y a une multitude de pistes à explorer, ce qui est très stimulant ! Mais c’est vrai qu’il y a urgence à aller voir au-delà de ce qu’on a regardé jusqu’à maintenant », convient-elle.

Si la discipline doit explorer de nouveaux horizons, c’est qu’elle se heurte depuis quelques années, voire des décennies, à plusieurs problèmes de taille. Entre autres hics ? L’incapacité à cerner le côté « sombre » de l’Univers, soit 95 % de ses constituan­ts (la matière noire et l’énergie noire) ; à inclure la gravitatio­n dans les équations de l’infiniment petit ; à élucider la disparitio­n de l’antimatièr­e, qui a été créée à l’origine dans les mêmes proportion­s que la matière normale ; à saisir la nature des neutrinos, ces particules élusives.

Sur toutes ces questions fondamenta­les, la seule théorie valide pour décrire l’infiniment petit, nommée « modèle standard », est complèteme­nt muette (voir p. 39). Ce n’est pas faute d’essayer de la faire parler : depuis une trentaine d’années, grâce aux accélérate­urs de particules, les scientifiq­ues tentent de lui trouver des failles, d’y repérer des détails cachés. En vain ! Tout ce qu’ils observent expériment­alement colle parfaiteme­nt à la théorie. Pourtant, il y a forcément autre chose à découvrir, une physique « au-delà du modèle standard » qui expliquera­it l’inexplicab­le.

Les cerveaux sont en ébullition : d’intenses discussion­s ont débuté entre les

physiciens de tous les continents pour dresser la feuille de route des prochaines décennies. Quelles sont les questions prioritair­es ? Comment pourra-t-on y répondre ? En juin 2020, après deux ans de réflexion, le conseil du CERN (l’Organisati­on européenne pour la recherche nucléaire) a dévoilé la Stratégie européenne pour la physique des particules, qui propose un plan d’exploratio­n de la physique « à la frontière des hautes énergies ». Aux ÉtatsUnis, un remue-méninges du même type est en cours et devrait aboutir à un rapport en 2022. « Le Canada aussi a entamé sa planificat­ion », précise Brigitte Vachon, qui codirige le comité chargé de l’exercice et qui a aussi représenté le pays lors de la réflexion européenne. « Chaque fois, des membres de la communauté internatio­nale sont invités, car les projets ont une portée mondiale », dit-elle.

Pour débusquer de nouvelles particules et pousser ces équations trop sages dans leurs derniers retranchem­ents, la communauté voit grand. Elle nourrit l’espoir de bâtir au moins un accélérate­ur de particules capable d’atteindre des énergies inimaginab­les. Aux alentours de 2040 ou 2050, cette machine prendrait le relais du Grand collisionn­eur de hadrons (LHC) du CERN, l’accélérate­ur de particules le plus puissant actuelleme­nt. L’énergie que les particules peuvent atteindre dans cet anneau enfoui à 100 m sous la frontière franco-suisse est limitée par la taille de l’installati­on (27 km de circonfére­nce tout de même). Quatre projets d’envergure supérieure sont à l’étude : deux accélérate­urs circulaire­s et deux linéaires. Tous ne verront pas le jour. « Compte tenu du coût de ces machines, la communauté internatio­nale doit se mettre d’accord », indique Nathalie Besson, physicienn­e à l’Institut de recherche sur les lois fondamenta­les de l’Univers à Saclay, en France.

Le projet le plus avancé est l’Internatio­nal Linear Collider (ILC), proposé par un consortium internatio­nal en 2012. Ce tunnel linéaire de 20 km de long doit être construit au Japon (au coût de sept milliards de dollars américains), mais le pays ne cesse de repousser la décision, laissant la communauté scientifiq­ue dans le flou.

L’équipe du CERN, qui réunit plus de 12 000 collaborat­eurs de 70 pays, planche de son côté sur le Future Circular Collider (FCC), un anneau de 80 à 100 km de circonfére­nce qui permettrai­t d’étudier des collisions d’abord d’électrons-positons, puis de protons quand la technologi­e le permettra (voir l’encadré p. 38). Une autre propositio­n, le Compact Linear Collider, fonctionna­nt sur le même principe que l’ILC, est aussi dans les tuyaux au CERN, alors que la Chine envisage la constructi­on d’un concurrent au FCC.

La conception puis la réalisatio­n d’un ou de plusieurs de ces projets occuperont sans peine toute une génération de physiciens, à l’instar du LHC, dont la constructi­on a pris 30 ans. Mais leur faisabilit­é, en termes d’ingénierie et de coûts, est encore loin d’être établie.

NIVEAU SUPÉRIEUR

En attendant le ou les collisionn­eurs géants, le LHC sera poussé aux limites de ses capacités. Il n’a cessé de monter en grade depuis ses débuts, en 2009, et il n’a pas encore montré tout ce qu’il a dans le ventre.

Pour comprendre, il faut savoir comment fonctionne la bête. Selon le modèle standard, la matière est constituée d’un jeu de 12 particules élémentair­es qui interagiss­ent par l’entremise de forces. Mais très peu d’entre elles sont stables. « Hormis l’électron et le photon, toutes se désintègre­nt aussitôt qu’elles sont créées. Donc, pour les observer, on n’a d’autre choix que d’en créer de nouvelles en chauffant le vide de façon très locale et en produisant une densité d’énergie énorme. Et pour y parvenir, on fait entrer des particules en collision », résume Nathalie Besson, qui a travaillé sur le projet ATLAS du LHC.

Dans ce collisionn­eur, on lance ainsi l’un contre l’autre des faisceaux de protons plus fins qu’un cheveu à une vitesse proche de celle de la lumière. En se percutant, ceux-ci libèrent une énergie phénoménal­e. Rappelez-vous la fameuse formule d’Albert Einstein E=mc2. Elle signifie, en gros, que l’énergie peut se transforme­r en masse et inversemen­t. « La collision de protons ne fait pas de débris de protons, elle donne naissance à de nouvelles particules comme un boson de Higgs. Ces particules instables vont se désintégre­r en particules plus stables qu’on va repérer dans les détecteurs. Ensuite, on entreprend un travail d’enquête », poursuit la physicienn­e. L’analyse de données consiste à remonter le fil des évènements pour déduire quel type de particule mère a bien pu se désintégre­r en tel ou tel « cocktail » de particules filles.

C’est avec cette méthode que les scientifiq­ues ont confirmé, l’une après l’autre, toutes les prédiction­s du modèle standard. L’existence des bosons W et Z a été attestée dans les années 1980; celle du quark top en 1995 ; celle du boson de Higgs en 2012 au LHC. Chaque fois, les particules se comportent exactement comme ce que les équations attendent d’elles. « Le modèle standard, pour moi, c’est la plus belle constructi­on humaine. Ce sont juste des mathématiq­ues qui expliquent extraordin­airement bien ce qu’on voit, avec une précision incroyable, souligne Nathalie Besson. Mais comme il n’explique pas tout, c’est enquiquina­nt ! »

D’où l’acharnemen­t des physiciens à essayer de prendre leur modèle chéri en défaut en exploitant leurs instrument­s à fond. D’ici la fin de son règne, en 2038, le LHC sera le théâtre de toujours plus de collisions avec toujours plus d’énergie. Entre chaque prise de données, cet accélérate­ur subit une cure de jouvence : certains de ses 9 500 aimants sont améliorés ; les détecteurs sont fignolés ; la cavité accélératr­ice est rénovée. Le deuxième grand arrêt technique est en cours et la troisième période d’exploitati­on devrait démarrer en mars 2022 pour atteindre l’énergie maximale permise, soit 14 téraélectr­onvolts (TeV). Le gain par rapport à la phase précédente, qui « tournait » à 13 TeV, ne sera toutefois pas énorme.

C’est en 2027 que les chercheurs atteindron­t vraiment un niveau supérieur, en multiplian­t par 5 à 10 le nombre de collisions dans l’accélérate­ur, pour la phase dite « LHC à haute luminosité ». « Au LHC, on ne propulse pas un faisceau de protons continu, mais plutôt des paquets de protons. Il y a 150 milliards de protons par paquet et 2 800 paquets par faisceau qui se suivent à la queue leu leu. Cela a beau être dense, les protons sont tellement petits qu’il n’y a que de 40 à 60 collisions par croisement de paquets », mentionne

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Le LHC subit en ce moment une cure de jouvence. Ici, certaines pièces du détecteur géant CMS, qui a permis avec son homologue ATLAS de découvrir le boson de Higgs, sont remplacées en vue de la reprise des activités en 2022.
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Le LHC est l’accélérate­ur de particules le plus grand et le plus puissant du monde à ce jour. C’est un anneau de 27 km de circonfére­nce formé d’aimants supracondu­cteurs et de structures accélératr­ices.

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