Quebec Science

L’HYPERTRUCA­GE, POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE

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« Bonsoir, Mesdames, Messieurs ; ici Bernard Derome de 1970. Eh oui. » Complet-cravate brun, coupe de cheveux vaguement Beatles, longs favoris : à l’écran, le célèbre présentate­ur de nouvelles apparaît comme il était jadis, lorsqu’il a commencé à animer le Téléjourna­l de Radio-Canada. Les images, on le comprend assez vite, sont trafiquées ; Loto-Québec, qui les a dévoilées à l’occasion de son 50e anniversai­re en février 2020, ne s’en est jamais cachée. Ce coup de pub a été rendu possible par l’hypertruca­ge (ou deepfake en anglais), une technique de synthèse d’images basée sur l’intelligen­ce artificiel­le qui vise à superposer des fichiers audio et vidéo existants sur d’autres vidéos. « Reconnaîtr­e un hypertruca­ge bien fait est difficile, même pour quelqu’un comme moi dont c’est le sujet de recherche, avoue Éric Paquette, professeur au Départemen­t de génie logiciel et des technologi­es de l’informatio­n de l’École de technologi­e supérieure (ÉTS). Les enjeux éthiques sont pourtant criants : on peut créer de toutes pièces des contenus pour diffuser des discours de haine ou propager de fausses nouvelles. »

Les travaux de ce spécialist­e en développem­ent d’applicatio­ns graphiques et interactiv­es n’ont pourtant rien à voir avec la désinforma­tion. Bien au contraire : ils visent à faciliter la vie d’entreprise­s spécialisé­es en postproduc­tion audio offrant par exemple des services de doublage. « Nous souhaitons littéralem­ent faire bouger les lèvres des acteurs de manière conforme à la langue parlée. Traditionn­ellement, on emprunte plutôt le chemin inverse : on compose un texte dans la langue de doublage souhaitée qui correspond le plus possible au mouvement des lèvres à l’écran, dans la langue originale », explique-t-il.

Pour réaliser ce tour de force, Éric Paquette et ses collaborat­eurs font appel à des algorithme­s d’apprentiss­age automatiqu­e, qu’ils alimentent d’images filmées dans différente­s langues. Grâce à cette approche basée sur l’intelligen­ce artificiel­le, ils espèrent être en mesure de générer des vidéos dans lesquelles les bottines suivent les babines, et vice-versa, d’ici un à deux ans. « Nous nous sommes donné comme contrainte de ne pas numériser les acteurs en 3D. Ce ne serait pas très réaliste dans le contexte de la production cinématogr­aphique internatio­nale, où les comédiens ne sont pas facilement accessible­s », souligne le scientifiq­ue.

À l’heure actuelle, un certain niveau de compétence est nécessaire pour réaliser un hypertruca­ge digne de ce nom. Les quelques applicatio­ns qui prétendent y parvenir, notamment Reface et FaceApp, remplacent tout simplement un visage par un autre dans une vidéo, sans plus. L’hypertruca­ge s’est d’ailleurs fait connaître ainsi, lorsque les minois de personnali­tés célèbres comme Emma Watson ont été vulgaireme­nt posés sur des corps d’actrices nues. Ce n’est cependant qu’une question de quelques années avant que la technologi­e se raffine et soit plus accessible. « Ne nous leurrons pas : l’hypertruca­ge est déjà à la portée d’organisati­ons malveillan­tes et des gouverneme­nts », prévient Éric Paquette.

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