Anthropocène
Le grand Jacques-Yves Cousteau disait « On protège ce qu’on aime ». Que ce soit les océans et ses mille et une créatures marines, la forêt boréale pour ses mammifères terrestres ou encore la toundra pour ses vastes étendues et sa flore éphémère, la biodiversité qu’on s’évertue à préserver est souvent celle qui nous saute aux yeux et nous émerveille. Si cette conception de la diversité biologique accapare le paysage médiatique, la biodiversité des sols est invisible, à quelques exceptions près. Microbes, champignons, invertébrés, mammifères : les sols sont pourtant le réservoir d’une diversité souterraine des plus riches ; près du quart de la biodiversité terrestre s’y trouve ! Toutefois, plus de 30 % des sols de notre planète sont en mauvais ou en très mauvais état. Les coupables : la déforestation, l’urbanisation et l’agriculture intensive, qui contribuent à l’érosion des sols, à leur compactage ou encore à leur acidification.
La biodiversité des sols demeure loin des yeux et donc loin du coeur… et des efforts de conservation adéquats. Dans le premier (et imposant) rapport sur l’état des lieux de la biodiversité des sols publié l’an dernier, la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, rappelait que, si la biodiversité des écosystèmes terrestres nous est plus familière et que sa protection est relativement bien gérée par des lois nationales et internationales, il n’existe pratiquement pas d’équivalent en ce qui concerne la biodiversité des sols. Or, les services écologiques rendus par cette biodiversité dissimulée sont cruciaux. Pensons à ces champignons dits « mycorhiziens » qui assimilent et transfèrent des nutriments essentiels aux plantes, qui séquestrent le carbone ou qui jouent aux ingénieurs en façonnant la composition physique des sols, telle leur porosité.
Voilà pourquoi un groupe international de chercheurs mené par Carlos Guerra, du German Centre for Integrative Biodiversity Research, a publié en janvier dernier un article dans la revue Science dans lequel il propose un cadre mondial de surveillance de la biodiversité des sols et des fonctions des écosystèmes. Ce serait en quelque sorte un tableau de bord qui réunirait des variables sur l’état des sols. À sa lecture, les décideurs seraient mieux outillés pour créer des politiques enfin adaptées à la préservation de cette biodiversité souterraine. Mieux encore, ces mesures de surveillance répondraient directement aux objectifs établis par plusieurs ententes mondiales : la Convention sur la diversité biologique, les 17 objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 de l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Accord de Paris sur le climat.
Afin d’assurer un suivi adéquat de ce « tableau de bord », un tout nouveau réseau, le SoilBON (Soil Biodiversity Observation Network), dirigé par Carlos Guerra et la chercheuse en écologie Diana Wall, de l’Université d’État du Colorado, permettra de collecter et d’analyser systématiquement les données sur la richesse de nos sols à l’échelle mondiale, et ce, en temps réel. Bien que de récents et volumineux rapports internationaux aient pu contribuer à rehausser les politiques de conservation de la diversité des sols, ils n’offraient qu’une vision statique et fragmentée, ce à quoi le SoilBON pourra remédier.
Vous dire à quel point une telle initiative me réjouit serait un euphémisme ! Moi qui me suis penché sur les relations entre les microorganismes du sol et les plantes pendant plusieurs années, j’ai longtemps souhaité que ce sujet occupe sa juste place dans la pyramide de nos sujets d’intérêt et de nos priorités. C’est pourquoi j’ai été ravi du dossier spécial « La santé par les racines », paru dans ces pages en décembre dernier. On y mettait en valeur la recherche québécoise sur les plantes, les sols et leurs microorganismes, notamment les travaux de mon ancien collègue de laboratoire Étienne Yergeau, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique. Alors que s’amorce la décennie de la restauration des écosystèmes, proclamée par l’ONU, voilà des démarches qui redonnent leurs lettres de noblesse aux sols et au monde grouillant qu’ils abritent.
C’est d’autant plus important qu’ils constituent la pierre angulaire de nos écosystèmes et des systèmes de production dont nous dépendons tous et toutes. Pour preuve, plus de la moitié des objectifs de développement durable de l’ONU sont tributaires de la santé de nos sols. Il en va par exemple de l’éradication de la famine et du renforcement de la sécurité alimentaire ou encore de l’atteinte de l’égalité des genres (les femmes sont au coeur des efforts agricoles à bien des endroits dans le monde).
Nos sols ont sans doute presque autant de secrets à livrer que les océans de Jacques-Yves Cousteau. Avec l’initiative lancée par Carlos Guerra et ses collègues, j’ai bon espoir que nous en viendrons à mieux apprécier la richesse des sols que nous foulons. Peut-être parviendrons-nous même à l’aimer un peu plus et, une fois plus près de nos coeurs, à mieux la protéger.