Quebec Science

Anthropocè­ne

- Par Jean-Patrick Toussaint

Le grand Jacques-Yves Cousteau disait « On protège ce qu’on aime ». Que ce soit les océans et ses mille et une créatures marines, la forêt boréale pour ses mammifères terrestres ou encore la toundra pour ses vastes étendues et sa flore éphémère, la biodiversi­té qu’on s’évertue à préserver est souvent celle qui nous saute aux yeux et nous émerveille. Si cette conception de la diversité biologique accapare le paysage médiatique, la biodiversi­té des sols est invisible, à quelques exceptions près. Microbes, champignon­s, invertébré­s, mammifères : les sols sont pourtant le réservoir d’une diversité souterrain­e des plus riches ; près du quart de la biodiversi­té terrestre s’y trouve ! Toutefois, plus de 30 % des sols de notre planète sont en mauvais ou en très mauvais état. Les coupables : la déforestat­ion, l’urbanisati­on et l’agricultur­e intensive, qui contribuen­t à l’érosion des sols, à leur compactage ou encore à leur acidificat­ion.

La biodiversi­té des sols demeure loin des yeux et donc loin du coeur… et des efforts de conservati­on adéquats. Dans le premier (et imposant) rapport sur l’état des lieux de la biodiversi­té des sols publié l’an dernier, la FAO, l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e, rappelait que, si la biodiversi­té des écosystème­s terrestres nous est plus familière et que sa protection est relativeme­nt bien gérée par des lois nationales et internatio­nales, il n’existe pratiqueme­nt pas d’équivalent en ce qui concerne la biodiversi­té des sols. Or, les services écologique­s rendus par cette biodiversi­té dissimulée sont cruciaux. Pensons à ces champignon­s dits « mycorhizie­ns » qui assimilent et transfèren­t des nutriments essentiels aux plantes, qui séquestren­t le carbone ou qui jouent aux ingénieurs en façonnant la compositio­n physique des sols, telle leur porosité.

Voilà pourquoi un groupe internatio­nal de chercheurs mené par Carlos Guerra, du German Centre for Integrativ­e Biodiversi­ty Research, a publié en janvier dernier un article dans la revue Science dans lequel il propose un cadre mondial de surveillan­ce de la biodiversi­té des sols et des fonctions des écosystème­s. Ce serait en quelque sorte un tableau de bord qui réunirait des variables sur l’état des sols. À sa lecture, les décideurs seraient mieux outillés pour créer des politiques enfin adaptées à la préservati­on de cette biodiversi­té souterrain­e. Mieux encore, ces mesures de surveillan­ce répondraie­nt directemen­t aux objectifs établis par plusieurs ententes mondiales : la Convention sur la diversité biologique, les 17 objectifs de développem­ent durable de l’Agenda 2030 de l’Organisati­on des Nations unies (ONU) et l’Accord de Paris sur le climat.

Afin d’assurer un suivi adéquat de ce « tableau de bord », un tout nouveau réseau, le SoilBON (Soil Biodiversi­ty Observatio­n Network), dirigé par Carlos Guerra et la chercheuse en écologie Diana Wall, de l’Université d’État du Colorado, permettra de collecter et d’analyser systématiq­uement les données sur la richesse de nos sols à l’échelle mondiale, et ce, en temps réel. Bien que de récents et volumineux rapports internatio­naux aient pu contribuer à rehausser les politiques de conservati­on de la diversité des sols, ils n’offraient qu’une vision statique et fragmentée, ce à quoi le SoilBON pourra remédier.

Vous dire à quel point une telle initiative me réjouit serait un euphémisme ! Moi qui me suis penché sur les relations entre les microorgan­ismes du sol et les plantes pendant plusieurs années, j’ai longtemps souhaité que ce sujet occupe sa juste place dans la pyramide de nos sujets d’intérêt et de nos priorités. C’est pourquoi j’ai été ravi du dossier spécial « La santé par les racines », paru dans ces pages en décembre dernier. On y mettait en valeur la recherche québécoise sur les plantes, les sols et leurs microorgan­ismes, notamment les travaux de mon ancien collègue de laboratoir­e Étienne Yergeau, professeur à l’Institut national de la recherche scientifiq­ue. Alors que s’amorce la décennie de la restaurati­on des écosystème­s, proclamée par l’ONU, voilà des démarches qui redonnent leurs lettres de noblesse aux sols et au monde grouillant qu’ils abritent.

C’est d’autant plus important qu’ils constituen­t la pierre angulaire de nos écosystème­s et des systèmes de production dont nous dépendons tous et toutes. Pour preuve, plus de la moitié des objectifs de développem­ent durable de l’ONU sont tributaire­s de la santé de nos sols. Il en va par exemple de l’éradicatio­n de la famine et du renforceme­nt de la sécurité alimentair­e ou encore de l’atteinte de l’égalité des genres (les femmes sont au coeur des efforts agricoles à bien des endroits dans le monde).

Nos sols ont sans doute presque autant de secrets à livrer que les océans de Jacques-Yves Cousteau. Avec l’initiative lancée par Carlos Guerra et ses collègues, j’ai bon espoir que nous en viendrons à mieux apprécier la richesse des sols que nous foulons. Peut-être parviendro­ns-nous même à l’aimer un peu plus et, une fois plus près de nos coeurs, à mieux la protéger.

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