NUMÉRIQUE ET DÉMOCRATIE : MARIAGE HEUREUX ?
Le numérique brouille les cartes du vivre-ensemble et de la culture démocratique.
LLes citoyens n’ont jamais autant disséminé de données individuelles aux quatre vents que maintenant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 8 Québécois sur 10 ont utilisé un ou des réseaux sociaux en 2018, selon des données du défunt Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO). Près de 7 Canadiens sur 10 les fréquentent d’ailleurs sur une base régulière, ce qui fait de ces plateformes numériques une extension à part entière de l’espace public. Dans les 15 dernières années, on constate sans surprise que les débats qui déchirent la société y rebondissent, redéfinissant au passage les notions mêmes d’action et d’engagement nd politiques. Cela a par exemple été le cas au moment de modifier la loi canadienne sur l’aide médicale à mourir, en 2016.
« Aussi bien ceux qui étaient pour que ceux [qui étaient] contre ont recouru aux médias sociaux pour faire valoir leur point de vue, notamment lors de l’étude du projet de loi au Sénat, indique Mireille
Lalancette, professeure en communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Même certains acteurs plutôt insoupçonnés, tels que des évêques catholiques, étaient actifs sur des plateformes comme Twitter. » Avec sa collègue Stéphanie Yates, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), la chercheuse réalise actuellement une série de sept études comparatives sur les usages de ces espaces lors de controverses soulevant des questions d’acceptabilité sociale.
Outre l’aide médicale à mourir, elle se penche sur les cas de l’exploitation pétrolière sur l’île d’Anticosti, du développement de la filière du gaz de schiste au Québec et de la vaccination, entre autres sujets. Les objectifs sont multiples et vont de l’examen des stratégies communicationnelles mises de l’avant à l’analyse de la rhétorique des différents acteurs, en passant par l’étude des diverses formes de dialogue rendues possibles sur les réseaux sociaux. « Dans le débat sur l’aide médicale à mourir, nous avons par exemple observé une métaphorisation du discours. Des internautes qui défendent ces dispositions légales sont traités de meurtriers et de suppôts de Satan par le camp adverse », illustre-t-elle.
S’il est vrai que les réseaux sociaux, de par leurs mécanismes intrinsèques, carburent aux émotions vives, il serait réducteur de les limiter à cette seule dimension. Ainsi, les politiques, entreprises, groupes d’intérêt et autres mouvances citoyennes n’hésitent pas y diffuser de l’information riche — parfois même boudée par les médias traditionnels — lors de dates clés dans l’évolution du dossier. Les groupes qui sont invités à produire un mémoire dans le cadre d’une consultation en commission parlementaire diffuseront par exemple le document par l’entremise de ces circuits, augmentant ainsi sa portée. « On peut ainsi voir le débat se cristalliser à travers l’évolution de l’actualité. En ce sens, les médias sociaux sont aussi bien à la remorque des événements qu’au- devant, ce qui contribue à part entière à faire dérailler des projets » , observe Mireille Lalancette.
Attention, toutefois, de ne pas verser dans un cyberoptimisme naïf. Les réseaux sociaux demeurent après tout des plateformes créées pour générer des profits, pas pour favoriser des débats démocratiques. Les utilisateurs, engagés ou non, y sont captifs d’une logique algorithmique à peu près impossible à contourner. « C’est un défi constant pour les différents acteurs, qui doivent sans cesse composer avec ces réalités, au risque de ne pas voir leurs messages circuler, déplore la chercheuse. Le phénomène des chambres d’écho est encore plus préoccupant : les réseaux sociaux proposent des contenus qui confortent notre vision du monde, pas le contraire. »
DIRIGER PAR ALGORITHMES
Cette logique algorithmique est aussi en voie de transformer les formes d’exercice du pouvoir au profit d’une gouvernance nouveau genre. L’exemple récent des applications de traçage déployées dans le cadre de la pandémie de COVID-19 est éloquent. Elles supposent une administration des affaires de l’État fondée non plus sur des décisions politiques, sanitaires et/ ou rationnelles, mais bien sur des résultats de calculs d’algorithmes « autoapprenants » qui empruntent au modèle du microciblage publicitaire faisant la fortune des GAFAM (l’acronyme des géants du web que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
En fin de compte, seuls six millions de Canadiens ont téléchargé Alerte COVID, un taux d’utilisation bien en deçà de celui qui est requis pour qu’elle soit efficace, soit environ 26 millions de Canadiens (ou 70 % de la population). Par ailleurs, à peine 2,4 % des Québécois déclarés positifs à la COVID-19 ont utilisé l’application depuis son déploiement dans la province. « ll y a bien eu un débat public à propos des applications de traçage. Mais, sans qu’on ne sache trop pourquoi, et en dépit du rapport défavorable d’une commission parlementaire chargée d’étudier la question, le gouvernement Legault a décidé d’ouvrir la porte à Alerte COVID », rappelle Romuald
Jamet, professeur au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).
Le feuilleton des applications de traçage n’était pourtant qu’une bataille dans la guerre que mènent les promoteurs de l’intelligence artificielle (IA) pour voir leurs solutions technologiques être adoptées à plus vaste échelle, met en garde le sociologue dans un texte sur la question qu’il cosigne dans l’ouvrage collectif La COVID-19 : un fait social total, publié en novembre dernier. « Ce fiasco [...] n’est que l’arbre qui cache la forêt des milliers d’autres applications consacrées à divers problèmes sociopolitiques, une forme de gouvernementalité instrumentale, efficace et difficilement contestable qui transformera très certainement et profondément la nature des États et de la politique ainsi que les notions mêmes de démocratie et de citoyenneté », écrit-il.
De fait, l’efficacité des technologies de l’IA dans le contrôle des populations fait peu de doute, du moins dans les régimes autoritaires. Celui de Chine y recourt depuis plusieurs années déjà pour construire une cote de crédit social à partir des données individuelles de toute nature et ainsi orienter le comportement de ses citoyens. Comme le démontre le débat sur les applications de traçage de la COVID-19, ces technologies suscitent plusieurs interrogations dans les démocraties libérales, entre autres en matière d’imputabilité. « C’est le principe de la black box : les données à l’entrée et les décisions à la sortie sont connues, mais tous ignorent la nature des calculs entre les deux », analyse Romuald Jamet. Qui possède les lignes de code des algorithmes ? Telle est la question à un million de dollars...
ÉDUCATION CITOYENNE
Mensonge et vérité qui se confondent, algorithmes qui font la loi, règles du débat public édictées par des oligopoles du web : les citoyens de demain devront faire montre de compétences pointues s’ils espèrent sauvegarder leurs droits et libertés dans notre monde de plus en plus numérique. Nos écoles leur transmettent-elles ce bagage ? « Elles ont le potentiel de les outiller, mais pas les capacités de le faire à l’heure actuelle, répond Normand Landry, professeur à la Télé-université (Université TÉLUQ) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains. On trouve depuis deux décennies des contenus en éducation aux médias dans l’ensemble du programme, du préscolaire à la fin du secondaire, mais ils ne sont pas bien arrimés à la formation des enseignants ni à leurs conditions de pratique de plus en plus difficiles. »
Le Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur du gouvernement du Québec prend acte de cette situation, sans toutefois la corriger entièrement. Lancé en 2018, cet engagement « permettra au Québec de s’adapter à la révolution numérique », soutient le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. L’année suivante, des experts mandatés par le ministère ont contribué, par leurs travaux, à la publication d’outils destinés à développer la compétence numérique des Québécois tout au long de leur scolarité, de manière à aider l’ensemble des acteurs du milieu à s’attaquer à ce vaste chantier. En parallèle, Normand Landry a signé Un livre blanc sur l’éducation aux médias au Québec. Le document contient des propositions qui sont le fruit d’un consensus ayant émergé lors d’un colloque tenu à Montréal en 2018.
« Concrètement, tout cela signifie que nous bougeons dans la bonne direction, qu’il y a une réelle volonté politique de travailler avec le milieu scolaire pour aller de l’avant. C’est d’ailleurs quelque chose qu’on voit partout en Occident : il y a une irrésistible vague de fond en faveur du développement de la littératie numérique », se réjouit Normand Landry. Un danger guette cependant : celui de façonner à la chaîne de bons travailleurs de la société du savoir plutôt que de former des citoyens éthiques, responsables et capables d’esprit critique. « La nuance est fondamentale ! Il y a pourtant lieu de s’inquiéter lorsqu’on voit les géants du numérique s’insérer dans ce débat avec les moyens qui sont les leurs », affirme le chercheur. En effet : que penser d’une campagne qui enseigne les algorithmes aux jeunes, mais qui est financée en partie par Microsoft? ●