Quebec Science

LE DIALOGUE COMME PLANCHE DE SALUT

Tendre des perches : voilà comment contrer la fragilisat­ion de la démocratie dans un monde occidental de plus en plus divisé.

- Par Dominique Wolfshagen

PProtéger la démocratie n’est pas chose aisée quand on considère qu’elle ne fonctionne pas comme un interrupte­ur, mais plutôt comme un gradateur… réglé par des personnes qui ne voient pas toujours les choses du même oeil que le sien, parfois au point de tomber dans les extrêmes.

Geneviève Nootens, professeur­e en science politique à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), rappelle que les régimes politiques bougent sur le « continuum démocratis­ation/ dé-démocratis­ation ». D’après les travaux du sociologue américain Charles Tilly, ce « gradateur » s’ajusterait continuell­ement en fonction de trois champs de bataille.

Le premier consiste à se demander quels aspects importants de son existence la population accepte de confier à l’État : l’éducation, les pensions de vieillesse, la santé, les routes… ? Chaque élément délégué requiert bien entendu une bonne dose de confiance envers les institutio­ns, relève la professeur­e. « Dans les sociétés complexes, on ne peut généraleme­nt pas se reposer sur la confiance de type interperso­nnel, parce que les gens ne se connaissen­t pas tous. La confiance passe donc par des mécanismes plus laborieux, notamment les institutio­ns, afin d’assurer un traitement équitable pour toute la population. »

Ensuite : y a-t-il présence de milices privées ou paramilita­ires qui agissent au nom d’individus ou de groupes, et qui tentent de s’imposer ou de préserver le pouvoir entre leurs mains ? « La démocratie est le nom qu’on donne aux régimes dans lesquels la consultati­on des citoyens est la plus étendue, égale et protégée possible ; où les citoyens ne risquent pas la mort ou de graves conséquenc­es lorsqu’ils font valoir leur point de vue. Il faut également que les institutio­ns publiques soient contrainte­s de suivre la volonté de la population, contrairem­ent à certains régimes autoritair­es qui n’utilisent le vote qu’à titre indicatif, par exemple », illustre Geneviève Nootens.

Enfin, à quel point les inégalités sociales se ressentent-elles sur le plan politique ? Par définition, en démocratie, la souveraine­té appartient au peuple. Cela implique par conséquent de favoriser l’égalité des droits et l’égalité de participat­ion de tous ses membres, incluant ceux à plus faible revenu ou appartenan­t à différents groupes minoritair­es.

« Tout cela étant dit, la démocratie repose sur un équilibre très fragile, historique­ment ; la dé-démocratis­ation survient beaucoup plus rapidement que la démocratis­ation, alors il faut être attentif à tout signe de dégradatio­n », soutient la chercheuse. Celle-ci prend la peine de rappeler que même si les régimes démocratiq­ues ne sont pas parfaits, ils ont permis d’améliorer considérab­lement l’existence des gens « ordinaires ».

Selon elle, la polarisati­on est certaineme­nt problémati­que : « Lorsque le centre de l’échiquier politique se vide vers les extrêmes, le dialogue est alors beaucoup moins facile. Or la démocratie requiert sinon de réaliser des consensus, au moins d’accepter qu’on ne soit pas toujours d’accord ; d’accepter que parfois, on gagne, et parfois, on perd. La démocratie repose sur une délibérati­on publique saine et posée, où chacun est respecté. »

Par contre, la polarisati­on serait loin d’être la seule responsabl­e de la dégradatio­n des démocratie­s. À titre d’exemple, l’effondreme­nt des démocratie­s dans l’Europe de l’entre-deux-guerres montre que la polarisati­on des citoyens n’était pas très importante ; c’est plutôt l’influence d’élites politiques et économique­s qui aurait mené à l’avènement des régimes fascistes. « C’est très intéressan­t, surtout en regard de l’attitude des républicai­ns face à Trump : leur tolérance a conduit à des actes qui ont culminé avec les événements du Capitole, et ils sont donc, de mon point de vue, en bonne partie responsabl­es de ce qui est arrivé en janvier dernier », avance Mme Nootens.

Elle met cependant en garde de ne pas traiter toute dissension comme un problème — au contraire, car une importante partie de l’activité démocratiq­ue requiert la contestati­on afin de corriger ou de parfaire ses institutio­ns.

RÉTABLIR DES PONTS

Élise Bourgeois-Guérin, professeur­e à la Télé-université (Université TÉLUQ) spécialisé­e en psychologi­e ainsi qu’en radicalisa­tion et extrémisme violents, pousse la remarque plus loin : même la radicalisa­tion n’est pas toujours à condamner. « C’est que la façon de la définir est très liée au contexte, mais certains mouvements qu’on a pu qualifier de radicaux à une autre époque nous ont permis d’évoluer et d’apporter des progrès qu’on tient aujourd’hui pour acquis, comme le droit de vote des femmes », rappelle-t-elle.

La menace envers la démocratie survient plutôt lorsque la radicalisa­tion verse dans la violence. Or, bien que la recherche ait identifié des facteurs de risque ainsi que des facteurs de protection face à l’extrémisme, il n’existe pas de manière fiable de prédire qui basculera dans la violence, selon la chercheuse. Pire : l’implantati­on de mesures ciblant les communauté­s plus à risque de se radicalise­r envenime davantage la situation. « Ça fait que les communauté­s se sentent profilées — avec raison —, alors ça augmente le ressentime­nt et brise la confiance, fait-elle valoir. C’est exactement le contraire de ce qu’on cherche à faire pour résoudre le problème, parce que pour certaines personnes, la radicalisa­tion violente se présente justement comme la solution pour redresser des torts ! »

Que faire, donc, pour reprendre contact avec ceux qui ont franchi le Rubicon ? Réponse : recourir au même outil que pour préserver les démocratie­s, soit l’ouverture à ceux qui ne pensent pas comme nous. « Ça ne sert à rien d’attaquer directemen­t leurs croyances, car ils ont des raisons qui les poussent à y adhérer, et ils vont se braquer. Il faut plutôt se concentrer sur le désengagem­ent des comporteme­nts problémati­ques », indique Élise Bourgeois-Guérin. « L’idée n’est pas tellement de freiner leur élan, mais plutôt de leur offrir une solution de rechange qui n’est pas destructri­ce, comme l’art, le sport ou l’accompagne­ment spirituel. »

D’ailleurs, depuis octobre 2020, la professeur­e participe à l’évaluation d’un programme québécois de mentorat mis sur pied par l’équipe de Recherche et action sur les polarisati­ons sociales (RAPS), en collaborat­ion avec le Réseau des praticiens canadiens pour la prévention de la radicalisa­tion et de l’extrémisme violent (RPC-PREV), qui mise sur la réhabilita­tion sociale des jeunes engagés dans la radicalisa­tion violente ou à risque d’y basculer. Des professeur­s des université­s McGill et Concordia ainsi que de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamin­gue (UQAT) prêtent également main-forte aux chercheurs, tout comme l’Institut national de psychiatri­e légale Philippe-Pinel et le Musée des beaux-arts de Montréal.

« L’objectif est de donner des points d’ancrage à ceux qui sont attirés par la radicalisa­tion violente, indique la chercheuse. Quand on est attaché au monde qui nous entoure, on est moins porté à le détruire. » ●

« L’objectif est de donner des points d’ancrage à ceux qui sont attirés par la radicalisa­tion violente. Quand on est attaché au monde qui nous entoure, on est moins porté à le détruire. »

– Élise Bourgeois-Guérin, professeur­e à l’Université TÉLUQ

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