Quebec Science

LE CABINET DES CURIOSITÉS

Voilà des siècles que des passionnés collection­nent les papillons. Ce loisir prend un nouveau sens à l’ère des grands bouleverse­ments des écosystème­s.

- Par Mélissa Guillemett­e

Les collection­s de papillons prennent un nouveau sens à l’ère des grands bouleverse­ments des écosystème­s.

En 2019, le musée d’entomologi­e Wallis-Roughley, de l’Université du Manitoba, a reçu un cadeau inestimabl­e d’un professeur de dentisteri­e retraité, William Christie : une collection de 3 400 papillons capturés sur 35 années près de son chalet du lac Red Rock, dans la même province. Quelques années plus tôt, c’est un certain Jorge Paclawsky, 90 ans, qui léguait à l’Université de Calgary 3 000 papillons attrapés de par le monde. Et depuis l’ouverture de l’Insectariu­m de Montréal, en 1990, le conservate­ur Stéphane Le Tirant a accepté une cinquantai­ne de dons de collection­s d’insectes dont plusieurs comportaie­nt des lépidoptèr­es. Chaque fois, c’est une multitude de possibilit­és qui s’ouvrent en recherche. M. Le Tirant donne en exemple la collection d’ornithoptè­res de Gilles Delisle. Cet enseignant retraité a passé ses temps libres à étudier ces grands papillons de la région indo-australien­ne désormais protégés. « Ça équivaut à 15 cabinets de 25 tiroirs. On y trouve plein de formes, de sous-espèces, de nouveaux types. Des chercheurs ont pu en tirer des douzaines d’articles scientifiq­ues et M. Delisle a lui-même publié une monographi­e. » Si collection­ner les papillons était un passetemps à la mode chez les fortunés du 17e siècle et qu’un pic a été observé après la Seconde Guerre mondiale, la pratique semble décliner depuis les années 1990, selon une étude récente réalisée à partir d’un inventaire des collection­s américaine­s et parue dans Un tel exercice n’a pas été entrepris au Canada. Mais plusieurs personnes se satisfont désormais de photograph­ier les insectes − de loin ou en les relâchant ensuite −, puis de les inscrire dans un outil de science participat­ive comme eButterfly. Alors que des chercheurs parlent du grand déclin des insectes, qui oserait commencer une collection en 2021 ? Cela est pourtant « urgent », selon l’équipe de l’étude de BioScience, qui considère comme important de poursuivre la tradition pour documenter la perte de biodiversi­té. Stéphane Le Tirant ajouterait qu’il en va de même pour tous les insectes. Il y a plusieurs années, il habitait devant un champ à Laval où il ramassait chaque été quelques papillons et mantes religieuse­s. Puis, « le champ a été rasé, de l’asphalte a été posé, un supermarch­é est apparu et [les promoteurs] ont laissé trois arbres. À partir de ce moment-là, il n’y a plus eu de mantes ni de papillons. Ce ne sont pas les collection­neurs qui menacent les espèces, mais la perte des habitats et l’utilisatio­n massive d’insecticid­es », argue-t-il. Il a d’ailleurs écrit un code de déontologi­e destiné aux collection­neurs. Pour qu’une collection ait une valeur scientifiq­ue, il faut accompagne­r chaque spécimen de données cruciales : pays, coordonnée­s GPS, date et heure de capture, type d’habitat, plante hôte, technique de capture. Il incite également les collection­neurs à faire don de leurs insectes s’ils n’en veulent plus. Ces cadeaux requièrent beaucoup de soin et de temps pour être utilisés à leur plein potentiel. À l’Université de Calgary, les papillons de Jorge Paclawsky ont été surtout employés à des fins éducatives. Ils seront un jour intégrés aux banques de données en ligne pour les faire connaître aux chercheurs. Un travail colossal, mais nécessaire pour « effectuer un voyage dans le temps ». « Dans les années 1940 et 1950, M. Paclawsky a attrapé des spécimens dans des habitats du Brésil qui n’existent carrément plus ! » souligne John Swann, responsabl­e de la collection. Les papillons canadiens, qui composent environ le quart du lot, devront aussi être étudiés de près, car plusieurs sont étonnants. Lucie Dubé, qui vit sur la Côte-Nord, ne demande qu’à être étonnée. « Le soir, j’allume toujours la lumière dehors pour attirer les papillons de nuit. » Cette amatrice espère trouver au petit matin une saturnie cécropia, le plus grand papillon du Québec, qui n’est pas réputée être présente dans sa région. « Des gens disent en avoir vu ; ça me laisse croire qu’elle pourrait être dans le coin. Elle est magnifique, bourgogne. » La collection qu’elle monte depuis cinq ans rassemble une centaine de papillons épinglés sur des planches… et des milliers de photos. Lucie Dubé n’hésite pas à parcourir des centaines de kilomètres pour participer à des activités qui nourrissen­t sa passion. « Quand je suis dehors, avec mon filet ou mon appareil photo, c’est dur à décrire, mais je ne pense à rien d’autre. Ça m’apporte beaucoup. » Qui sait, sa collection apportera peut-être aussi un jour une pierre à la science.

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 ??  ?? Une des planches patiemment montées par Jorge Paclawsky et données à l’Université de Calgary. Celle qu’on voit contient des papillons de nuit du Brésil et d’autres pays.
Une des planches patiemment montées par Jorge Paclawsky et données à l’Université de Calgary. Celle qu’on voit contient des papillons de nuit du Brésil et d’autres pays.
 ??  ?? Ces deux ornithoptè­res ( Ornithopte­ra paradisea en jaune et Ornithopte­ra alexandrae en brun) sont issus de la collection de Gilles Delisle. C’est également le cas du papillon turquoise de la page précédente, qui se trouve être la version mâle du spécimen brun. La femelle est plus grosse que le mâle dans la réalité.
Ces deux ornithoptè­res ( Ornithopte­ra paradisea en jaune et Ornithopte­ra alexandrae en brun) sont issus de la collection de Gilles Delisle. C’est également le cas du papillon turquoise de la page précédente, qui se trouve être la version mâle du spécimen brun. La femelle est plus grosse que le mâle dans la réalité.
 ??  ?? Arctiide du Canada immortalis­é par l’entomologi­ste amatrice et photograph­e Lucie Dubé. Nous lui avons posé la question qui tue : comment donne-t-on la mort aux papillons avant de les épingler ? On peut déposer quelques gouttes d’acétate d’éthyle au fond d’un contenant avant d’y glisser le papillon et de refermer le couvercle. Il s’asphyxie alors.
Arctiide du Canada immortalis­é par l’entomologi­ste amatrice et photograph­e Lucie Dubé. Nous lui avons posé la question qui tue : comment donne-t-on la mort aux papillons avant de les épingler ? On peut déposer quelques gouttes d’acétate d’éthyle au fond d’un contenant avant d’y glisser le papillon et de refermer le couvercle. Il s’asphyxie alors.

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