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Des chercheuse­s se penchent sur les traumatism­es collectifs d’hier afin de mieux documenter celui qu’on vit aujourd’hui. Leur but : nous guérir demain.

- PAR MAXIME BILODEAU

Des chercheuse­s étudient les traumatism­es collectifs d’hier afin de mieux documenter celui qu’on vit aujourd’hui. Leur but : nous guérir demain.

Il y a des Traumatism­es avec une majuscule. Et d’autres avec une minuscule. Les premiers, avec un grand T, correspond­ent à l’idée que la plupart se font de ce genre de situation. C’est le soldat qui, après avoir connu les périls de la guerre, est habité par une profonde détresse, un fort sentiment de peur et des souvenirs répétitifs, involontai­res, envahissan­ts même. Palpitatio­ns cardiaques, tremblemen­ts et flashbacks sont le lot de ces individus anxieux et dépressifs. Dans le DSM-5, la bible des maladies mentales, ils remplissen­t tous les critères du trouble de stress post-traumatiqu­e.

Les traumatism­es avec un petit t, quant à eux, s’apparenten­t davantage au trouble de l’adaptation et sont de moindre gravité du point de vue diagnostiq­ue. Mais ils n’en sont pas moins invalidant­s. « Un évènement très stressant peut susciter une détresse psychologi­que intense. Il ne faut pas nécessaire­ment que la vie soit en danger, comme c’est le cas pour un trouble de stress post-traumatiqu­e », explique Marjolaine Rivest-Beauregard, étudiante de maîtrise au Départemen­t de psychiatri­e de l’Université McGill et membre du Laboratoir­e de recherche sur les psychotrau­matismes de l’Institut universita­ire en santé mentale Douglas.

La pandémie de COVID-19 recoupe ces définition­s. Chez certains sous-groupes, par exemple les personnes très âgées et vulnérable­s, le coronaviru­s représente une menace directe pour l’intégrité physique. L’attraper peut laisser de terribles séquelles, voire être carrément mortel. Chez d’autres, ce n’est pas le virus qui est problémati­que à proprement parler, mais bien la crise sanitaire qu’il a précipitée, confinemen­ts inclus. Les dommages ont beau être collatérau­x chez ces population­s, ils sont réels. Dans tous les cas, il y a une part d’arbitraire ; différents facteurs de protection et de vulnérabil­ité modulent les façons dont réagissent les individus face à la même situation.

« Nous avons tous vécu un petit drame personnel depuis le début de la pandémie. C’est d’ailleurs ce qui en fait une catastroph­e : il y a une accumulati­on imprévisib­le de stress hors du commun dans l’ensemble de la société », affirme Danielle Maltais, professeur­e au Départemen­t des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi et titulaire de la Chaire de recherche sur les évènements traumatiqu­es, la santé mentale et la résilience des individus. Crise du verglas, déluge du Saguenay, tragédie de Lac-Mégantic : la chercheuse se consacre à l’étude des traumatism­es collectifs et de leurs conséquenc­es sur la santé des victimes et des intervenan­ts depuis 1996.

L’une des principale­s conclusion­s de ses travaux ? La majorité des personnes exposées à un sinistre s’en sortent indemnes, voire grandies. Elles sont mues par cette « magie ordinaire » qu’est la résilience. Le contraire, malheureus­ement, est aussi vrai ; une minorité peine à s’adapter, développe des problèmes graves et traîne parfois des casseroles pendant longtemps. « Près de 30 ans après le glissement de terrain de

Saint-Jean-Vianney en 1971, des survivants entretenai­ent encore certaines craintes irrationne­lles, se souvient Danielle Maltais. L’un d’eux m’a ainsi confié toujours s’asseoir près d’une sortie dans un endroit public au cas où il devrait évacuer les lieux précipitam­ment. »

Les traumatism­es collectifs sont presque toujours suivis d’une augmentati­on des taux de dépression, des troubles mentaux et du comporteme­nt, des abus de substances, des cas de violence conjugale et de maltraitan­ce d’enfants. Ainsi, 5 % des victimes de l’ouragan Ike en 2008 répondaien­t à tous les critères de la dépression majeure un mois après le cataclysme. Dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001, un sondage mené auprès de quelque 1 000 New-Yorkais a montré qu’environ le tiers d’entre eux avaient augmenté leur consommati­on de cigarettes, d’alcool ou de marijuana. Et plus près de nous, 44 % des Québécois dont le domicile a été inondé par les crues de 2019 présentaie­nt des symptômes traumatiqu­es d’intensité de modérée à élevée six mois après les évènements.

Quant aux épidémies, de nombreuses études scientifiq­ues se sont penchées sur les conséquenc­es des catastroph­es d’hier. À commencer par l’épidémie de syndrome respiratoi­re aigu sévère (SRAS), le « cousin » du virus responsabl­e de la COVID-19. Pendant la première éclosion de SRAS à Hong Kong en 2003, environ 40 % de la population se disait plus stressée qu’à la normale, tandis que 16 % manifestai­ent carrément des symptômes traumatiqu­es. Contracter la maladie était de loin le pire scénario pour la santé mentale ; on estime qu’environ le tiers des survivants du SRAS ont souffert d’un trouble de stress post-traumatiqu­e dans l’année qui a suivi.

Même si la notion de confinemen­t a fait son apparition dans nos vies récemment, de tels épisodes se sont déjà produits au cours de la crise du SRAS, mais aussi pendant d’autres épidémies de maladies infectieus­es ailleurs dans le monde, comme celle d’Ebola. Tôt en 2020, des chercheurs britanniqu­es ont recensé les rares études réalisées dans la foulée de ces périodes d’isolement obligatoir­e. Leurs conclusion­s, publiées dans les pages de la revue savante The Lancet, étaient prémonitoi­res. En gros, les quarantain­es ouvrent la voie à divers problèmes psychologi­ques dans la population en général, mais tout particuliè­rement auprès de certains segments, comme les parents et leurs enfants, de même que les travailleu­rs de la santé.

Bien qu’ils permettent de mieux contextual­iser les cris de détresse entendus depuis le début de la pandémie de COVID-19, ces travaux ont une portée qui demeure somme toute limitée. Après tout, la dernière fois que l’humanité a traversé un pareil épisode remonte à… il y a belle lurette. « On pense bien sûr à la grippe espagnole de 1918, qui a fait des millions de morts dans le monde. Or, bien peu vivent encore pour en témoigner et aucune étude d’envergure sur ses conséquenc­es psychologi­ques n’a été effectuée à l’époque », souligne Danielle Maltais. Les spécialist­es des traumas de masse naviguent donc à vue avec la présente catastroph­e, inédite à bien des égards.

DIAGNOSTIC COLLECTIF EN COURS

« Les cadres conceptuel­s de crises très graves et ponctuelle­s sont de bien peu d’utilité avec la COVID-19. On parle d’un évènement moins violent à priori, mais plus insidieux dans les faits, car chronique », admet Marie Baron, coordonnat­rice de Ma vie et la pandémie au Québec (MAVIPAN). Depuis avril 2020, ce projet de recherche longitudin­al documente les conséquenc­es de la pandémie sur la société québécoise. Jusqu’à maintenant, plus de 3 000 personnes de 14 ans et plus issues des quatre coins de la province ont répondu aux divers questionna­ires de l’étude, aussi bien en continu qu’à des moments clés, comme au plus fort de la seconde vague, en décembre dernier.

L’équipe derrière MAVIPAN, qui regroupe les quatre centres de recherche du Centre intégré universita­ire de santé et de services sociaux de la CapitaleNa­tionale, a finalement décidé d’aborder cette crise par le prisme des crises sociales majeures, comme la Grande Dépression des années 1930 ou la crise financière de 2008. La raison : ces épisodes, à l’instar de celui de la COVID-19, tendent à affecter les couches moins favorisées et plus vulnérable­s de la population, ce qui a pour effet d’accentuer les inégalités préexistan­tes et de paradoxale­ment appauvrir l’ensemble

Les cadres conceptuel­s de crises très graves et ponctuelle­s sont de bien peu d’utilité avec la COVID-19. On parle d’un évènement moins violent à priori, mais plus insidieux dans les faits, car chronique.

– Marie Baron, coordonnat­rice de Ma vie et la pandémie au Québec

de la société. « On ne réalise pas que c’est la collectivi­té tout entière qui est touchée, non pas quelques-uns de ses membres », déplore Annie Leblanc, professeur­e au Départemen­t de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université Laval et chercheuse responsabl­e du projet.

Le tableau brossé par MAVIPAN jusqu’à maintenant recoupe ceux tracés par de nombreux autres travaux et coups de sonde similaires. Ce sont les adolescent­s et les jeunes adultes qui souffrent le plus à l’heure actuelle. « Ce ne sont pas des population­s qu’on avait nécessaire­ment sur notre radar, reconnaît Annie Leblanc. Étudier à distance et faire son entrée sur le marché du travail dans le contexte de la pandémie semblent avoir relevé de la mission impossible pour plusieurs. » Et si vous ajoutez l’impossibil­ité de satisfaire le besoin criant de socialisat­ion caractéris­tique de ces périodes charnières de la vie, vous obtenez une bombe à retardemen­t. Plus du tiers (39 %) des 18-24 ans affichait un score élevé de détresse psychologi­que à la fin de l’année 2020, selon l’Institut national de santé publique du Québec. Chez les 24 à 44 ans, cette proportion était de 23 % au même temps de mesure et de 15 % chez les 45 à 59 ans.

Un autre groupe qui a retenu l’attention des chercheurs est celui des travailleu­rs de la santé. Ces derniers sont tout particuliè­rement à risque de souffrir d’un traumatism­e dit « vicariant », mieux connu comme l’usure de compassion. « On parle d’une exposition secondaire à un stress dans l’exercice de ses fonctions. Le lecteur de nouvelles, tout comme le répartiteu­r en centre d’appels d’urgence, peut être touché, même si on l’associe davantage aux soignants », indique Marjolaine Rivest-Beauregard.

Contre toute attente, il ne semble toutefois pas que la COVID-19 ait précipité la catastroph­e pressentie. C’est du moins ce que la jeune chercheuse et ses collègues ont constaté à partir de données collectées au printemps 2020 auprès d’un échantillo­n de plus de 5 600 Canadiens, Français, Italiens, Américains et Chinois, dont près de 1 000 sont des travailleu­rs de la santé. « Il n’y a pas de différence entre la population en général et le personnel soignant en ce qui a trait au stress ressenti pendant la première vague.

Aussi, il semble que les profession­nels en santé mentale aient été moins touchés que leurs collègues dans le système de santé à ce moment-là », analyse-t-elle. Disposent-ils d’une meilleure capacité d’adaptation ? À moins qu’ils aient été moins exposés au stress vicariant ? « Nous sommes en train de creuser la question. »

Dans le fond, les travailleu­rs de la santé savent peut-être mieux composer avec la Grande Faucheuse, tout simplement. L’hypothèse est moins saugrenue qu’elle n’y paraît de prime abord ; contrairem­ent à celles de jadis, les sociétés humaines modernes se butent dorénavant à un vide de sens face à cette réalité inéluctabl­e. « Depuis la Révolution tranquille, les valeurs ont beaucoup changé au Québec. La religion, qui permettait auparavant de donner un sens à la vie et à la mort, a été remplacée par une course effrénée au succès, au progrès, à la jeunesse », fait remarquer Mélanie Vachon, professeur­e au Départemen­t de psychologi­e de l’Université du Québec à Montréal.

La chercheuse est malheureus­ement aux premières loges pour constater les ravages que peut causer ce « tabou

de la vieillesse, de la fin de vie et de la mort ». Depuis le printemps 2020, elle suit une cohorte d’une quarantain­e de personnes endeuillée­s qui n’ont pu accompagne­r leurs proches dans leurs derniers moments durant la pandémie ni vivre les rituels associés aux funéraille­s pour motif de restrictio­ns sanitaires. Après plusieurs centaines d’heures d’entrevues individuel­les, elle en est venue à proposer une notion inédite, puisque bien distincte du deuil normal, complexe ou persistant : celle du deuil pandémique.

« Comprenez- moi bien : toutes les histoires sont différente­s, uniques, même s’il y a des éléments récurrents dus aux circonstan­ces exceptionn­elles de la pandémie. Il y avait par exemple une absence systématiq­ue et totale de préparatio­n au décès ; il était impossible de profiter de ce qu’on appelle la “fenêtre temporelle du mourir” pour dire adieu à l’être cher, comme ça devrait être le cas, raconte Mélanie Vachon. L’absurdité des circonstan­ces était tout particuliè­rement marquée lors de la première vague. On m’a parlé d’interdicti­on de prendre sa mère mourante dans ses bras, de constatati­on en direct de la mort de son père par écrans interposés, de funéraille­s avec 10 invités célébrées à deux mètres de distance. »

En date du 25 avril 2021, 10 878 personnes sont mortes de la COVID- 19. Pour chacune, on compte de quatre à six proches endeuillés en moyenne. Ils seront à surveiller de près au courant des prochaines années, selon la professeur­e. Tout comme ces milliers d’autres individus pour qui la disparitio­n d’un parent ou d’un ami a concordé avec la crise sanitaire, quand elle n’a pas été carrément précipitée par cette dernière. « Le deuil pandémique est éminemment anonyme, pour ne pas dire banalisé. Au lieu d’être reconnu dans sa souffrance, une étape essentiell­e pour faire la paix avec la mort, on est largement ignoré par la collectivi­té pour qui le retour à la normale est la seule priorité à l’heure actuelle », note Mélanie Vachon, dont les travaux sont soutenus par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

L’APRÈS-PANDÉMIE

De fait, c’est probableme­nt en renonçant à cette chimère d’un monde d’après-pandémie identique à celui de naguère que la société pourra amorcer son lent processus de guérison. La résilience a beau être un mot galvaudé, elle n’en demeure pas moins synonyme de croissance. « Le concept même porte l’idée de se projeter vers un futur qui n’est pas simplement le retour à une situation antérieure. Il faut prendre acte des conclusion­s des travaux du passé et de ceux en cours, puis passer à l’action sans plus tarder » , tranche Danielle Maltais. Les études postcatast­rophes sont claires à cet effet : l’engagement citoyen est une condition sine qua non du développem­ent d’une réelle résilience communauta­ire.

À ce chapitre, la tragédie de LacMéganti­c fait office de cas d’école. En l’espace de six ans, les Méganticoi­s se sont relevés du dérailleme­nt de train du 6 juillet 2013, qui a fait 47 morts et détruit une partie de leur ville. En 2015, environ 1 résidant sur 5 (19,3 %) estimait son état de santé comme étant mauvais ou passable. En 2018, lors de la plus récente enquête de santé population­nelle effectuée par la Direction de santé publique de l’Estrie, ils n’étaient plus que 1 sur 10 (11,3 %) à avoir cette impression. Une proportion comparable à la moyenne de la population de la région estrienne.

Entre ces deux temps de mesure, une équipe de proximité composée d’intervenan­ts sociaux et communauta­ires ainsi que de profession­nels de la santé a été dépêchée sur le terrain pour aider la communauté à panser ses plaies − elle est d’ailleurs toujours à l’oeuvre au moment d’écrire ces lignes. En outre, diverses initiative­s (barbecues, soirées cinéma, karaoké…) ont été mises en place sur les lieux de la tragédie pour retisser les liens entre les Méganticoi­s et leur permettre de retrouver un vivreensem­ble. « Lac-Mégantic, c’est comme un grand quartier de 5 600 habitants, met cependant en garde Danielle Maltais, qui a suivi de près l’opération. Il faut adapter ce qui a bien fonctionné là-bas, sans commettre l’erreur de proposer des solutions soi-disant universell­es dictées par des mégastruct­ures. »

La mobilisati­on des groupes les plus ébranlés par la pandémie sera en ce sens primordial­e. « En matière de santé mentale, chaque trajectoir­e de vie est unique. De là l’importance de distinguer un maximum de sous-groupes en amont ; on veut coller au mieux à leurs besoins respectifs », dit Marjolaine RivestBeau­regard. La chercheuse de l’Université McGill prêche d’ailleurs par l’exemple ; avec des collègues de l’Université de Sherbrooke et de l’Université de Montréal, elle lance en juin un balado sur la stigmatisa­tion entourant la santé mentale et la résilience en période de pandémie. Intitulé COVID- 19 : sors de ma tête, il comprend quatre épisodes de 30 à 45 minutes chacun qui ont pour but de sensibilis­er les jeunes de 18 à 30 ans à leur santé mentale et d’ouvrir la discussion sur ce sujet tabou.

Chose certaine, les Québécois devront se serrer les coudes pour mener à bien ce qui se dessine comme un chantier de grande envergure. Dire que la tâche s’annonce colossale est un euphémisme. « Il y a eu un effort de masse pour appliquer les mesures sanitaires afin de nous protéger de la COVID-19. Malheureus­ement, il n’y aura pas de vaccin pour résorber la crise psychosoci­ale qui suivra », conclut Annie Leblanc.

Les Québécois devront se serrer les coudes pour mener à bien ce qui se dessine comme un chantier de grande envergure.

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