Quebec Science

Isolés, confinés, perturbés ?

CONFINÉS, PERTURBÉS ?

- ILLUSTRATI­ON : FRANÇOIS BERGER • DIRECTION ARTISTIQUE : NATACHA VINCENT PAR MARINE CORNIOU

Que savons-nous des effets de l’isolement sur le corps et l’esprit ? La science se penche sur le sujet depuis des décennies.

Cyprien Verseux est un expert du confinemen­t, rodé aux heures qui s’égrènent à la fois vite et lentement. Cet astrobiolo­giste français a passé deux ans de sa jeune existence isolé du monde extérieur. La première fois, en 2015, il intègre, avec cinq coéquipier­s, un dôme de 11 m de diamètre simulant un habitat martien sur le flanc d’un volcan hawaiien. Cette mission nommée HI-SEAS IV, financée par la NASA, dure 366 jours et vise à s’assurer qu’un équipage peut rester soudé et sain d’esprit pendant des mois en vue d’un éventuel voyage vers Mars. Deux ans plus tard, le scientifiq­ue rejoint la base de recherche franco-italienne Concordia, en Antarctiqu­e, pour y passer l’hiver polaire avec 12 autres personnes. Dans les deux cas, il mène des travaux de recherche en microbiolo­gie puis en glaciologi­e, mais il joue aussi les cobayes : il remplit un journal de bord et des centaines de questionna­ires sur ses sautes d’humeur ou ses symptômes physiques dans le but d’aider des psychologu­es à mieux comprendre les effets de l’isolement.

« Ce qui manque le plus, c’est la nouveauté. On voit toujours les mêmes personnes, on répète les mêmes tâches, on ne change jamais de décor », nous explique le chercheur de 30 ans du laboratoir­e de microbiolo­gie spatiale appliquée qu’il dirige depuis 2019 en Allemagne. À côté de ce qu’il a vécu, les confinemen­ts plus ou moins stricts imposés à la population mondiale depuis le printemps 2020 ont des allures de promenades de santé… « Sauf que cette fois, on ne l’a pas choisi », dit-il. Une nuance de taille !

C’est grâce à des volontaire­s comme Cyprien Verseux que les scientifiq­ues ont une idée assez précise des effets de la vie en milieu confiné et isolé. Des génération­s d’hivernants et d’explorateu­rs polaires, d’astronaute­s, de spéléologu­es et de sous-mariniers ont ainsi expériment­é en avant-première le mélange de solitude et de promiscuit­é auquel nous avons goûté au cours de la pandémie. Pour Alexander Choukèr, directeur du laboratoir­e Stress et immunité à l’Université de Munich, il n’y a aucun doute : ce

Plus de la moitié de la population mondiale a eu à se confiner depuis le début de 2020. Que savons-nous des effets de l’isolement sur le corps et l’esprit ? La science se penche sur le sujet depuis des décennies.

que nous vivons avec la COVID-19 n’est peut-être pas aussi extrême qu’une virée au pôle Sud, mais les changement­s subis au quotidien sont draconiens pour la plupart d’entre nous. De plus, la situation est aggravée par l’incertitud­e quant à la durée de la crise. « En Antarctiqu­e, on sait quand la mission se termine », commente le médecin. Dans un article paru dans npj Microgravi­ty en octobre 2020, le Dr Choukèr affirmait que « le monde est en train de vivre la plus grande expérience d’isolement de l’histoire ».

« Les connaissan­ces acquises au cours des études spatiales ou polaires peuvent nous servir aujourd’hui », assure-t-il, pour mieux comprendre les répercussi­ons de l’isolement et de la distanciat­ion sociale. Il en sait quelque chose : il a fait partie de l’équipe évaluant la santé des participan­ts de Mars 500, la plus longue simulation spatiale jamais réalisée. L’expérience, conduite en Russie jusqu’en 2011, a duré pas moins de 520 jours...

Les dérèglemen­ts cités dans la littératur­e scientifiq­ue sont multiples : fatigue, dépression, troubles du sommeil et de l’humeur, anxiété... « Mais il n’y a pas que des effets psychologi­ques. Quand l’environnem­ent change de façon extrême, presque tous les organes sont perturbés, et le système immunitair­e est particuliè­rement touché », résume Alexander Choukèr.

TORTURE ET MANIPULATI­ON

Dans le cerveau, le stress peut aussi affecter presque toutes les fonctions, comme l’ont appris, parfois bien malgré eux, les pionniers qui ont défriché la science de l’isolement. « L’une des premières anecdotes est l’expédition scientifiq­ue belge Belgica, dont l’équipage s’est retrouvé pris dans les glaces de l’Antarctiqu­e en 1898 », raconte Alexander Choukèr. Ce premier hivernage forcé fut l’occasion, pour l’explorateu­r Frederick Cook, de décrire la « mélancolie » et l’incapacité progressiv­e de ses coéquipier­s à se concentrer et à réfléchir.

Mais c’est surtout dans les années 1950, en pleine guerre froide, que la science de l’isolement prend son essor. À l’époque, on craint par-dessus tout la manipulati­on mentale − mais on souhaite bien sûr maîtriser les esprits ennemis. À la fin des années 1960, une quinzaine de centres nord-américains, pour la plupart financés par la CIA, se consacrent ainsi à l’étude de la « privation sensoriell­e », qui est vue comme une technique efficace de lavage de cerveau. L’une des expérience­s les plus connues est menée à l’Université McGill par Donald Hebb. Ce neuropsych­ologue isole des étudiants (volontaire­s et payés) dans des pièces minuscules sans bruit, sans lumière et sans aucun contact humain. Précisons qu’ils peuvent aller aux toilettes et qu’on leur apporte des repas. Mais le chercheur leur fait aussi porter des gants et entoure leurs bras de carton pour inhiber leur sens du toucher. Sans surprise, au bout de quelques heures, les cobayes s’agitent, deviennent anxieux, ont des hallucinat­ions, parlent à voix haute. Aucun d’entre eux ne résiste plus de quelques jours. En 2008, la chaîne BBC reproduit l’expérience avec six volontaire­s pendant 48 heures. Encore une fois, le spectacle fait pitié : anxiété, détresse, paranoïa, troubles du raisonneme­nt…

« L’isolement extrême est une forme de torture, rapporte Cécile Rousseau, professeur­e au Départemen­t de psychiatri­e de l’Université McGill, qui a travaillé avec des réfugiés et des victimes de supplices. Sans stimulatio­n extérieure, on perd ses repères spatiotemp­orels ainsi que la connexion protectric­e avec la réalité. On entre dans un monde intérieur et cela peut mener à la psychose. »

Les effets psychologi­ques de l’incarcérat­ion font l’objet de nombreux travaux, d’autant que les isolements imposés (torture, prises d’otages, attentats, accidents) ne sont pas si anecdotiqu­es : rien qu’aux États-Unis, environ 60 000 prisonnier­s sont placés en « confinemen­t maximal », coupés du monde 23 heures par jour, selon plusieurs rapports. Et ce, parfois pendant des mois, alors que l’Organisati­on des Nations unies considère un isolement de plus de 15 jours comme de la torture. Au Canada, la pratique est bannie depuis 2019, mais un récent rapport souligne qu’elle est toujours en vigueur dans certaines prisons fédérales.

SEULS ENSEMBLE

Ce sont heureuseme­nt des situations plus éthiques qui occupent les chercheurs de nos jours ; et sauf exception, plutôt que des individus seuls, ce sont de petits groupes qui sont scrutés à la loupe. Principale­ment en vue des vols spatiaux de longue durée. « Nous voulons que la NASA prenne au sérieux le facteur humain dans l’équation », indique Kim Binsted, la chercheuse responsabl­e du projet HI-SEAS à l’Université d’Hawaii.

Au terme de cinq missions dans le dôme, un constat s’impose : « Quels que soient le processus de sélection et la préparatio­n des participan­ts, il y a des conflits, dit-elle. C’est inévitable, même si la cause des frictions varie d’une équipe à l’autre. » Divergence­s de caractères, problèmes de leadership ou difficulté­s personnell­es : dans tous les cas, ça explose !

C’est ce qu’a confirmé en 2019 une revue de la littératur­e publiée dans Frontiers in Psychology, qui a passé au crible 72 études effectuées dans des groupes isolés. « Après 90 jours ou 40 % du temps de mission écoulé, toutes les équipes ont rapporté au moins un accrochage », concluent les auteurs.

Si, au plus fort du confinemen­t, alors que vous étiez cloîtré avec conjoint, enfants ou colocatair­es, votre impatience a atteint des sommets, rassurez-vous : même les astronaute­s, ces êtres exceptionn­els par bien des aspects, craquent en entendant leurs collègues mastiquer. « Ils sont irrités par des microstimu­lus, par des bruits ou les habitudes des autres… Des gens normaux se sauteraien­t à la gorge en quelques jours ; eux, ça leur prend un peu plus de temps, mais ils n’y échappent pas », témoigne en riant Kim Binsted.

Greg Décamps, chercheur à l’Université de Bordeaux, explique les sautes d’humeur par le « syndrome général d’adaptation », qui décrit trois phases de réponse face aux agressions extérieure­s. « La première, c’est la phase d’alarme. Lorsqu’on découvre le nouvel environnem­ent, on panique, on pense qu’on ne va pas y arriver. On entre ensuite rapidement dans la phase de résistance, où l’on tente de reprendre le contrôle sur la situation. Or, dans les missions spatiales ou polaires, la seule chose qu’on peut contrôler, ce sont les autres. On essaie donc d’agir sur leur comporteme­nt, ce qui donne lieu à de l’agressivit­é, à laquelle le groupe répond

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