Isolés, confinés, perturbés ?
CONFINÉS, PERTURBÉS ?
Que savons-nous des effets de l’isolement sur le corps et l’esprit ? La science se penche sur le sujet depuis des décennies.
Cyprien Verseux est un expert du confinement, rodé aux heures qui s’égrènent à la fois vite et lentement. Cet astrobiologiste français a passé deux ans de sa jeune existence isolé du monde extérieur. La première fois, en 2015, il intègre, avec cinq coéquipiers, un dôme de 11 m de diamètre simulant un habitat martien sur le flanc d’un volcan hawaiien. Cette mission nommée HI-SEAS IV, financée par la NASA, dure 366 jours et vise à s’assurer qu’un équipage peut rester soudé et sain d’esprit pendant des mois en vue d’un éventuel voyage vers Mars. Deux ans plus tard, le scientifique rejoint la base de recherche franco-italienne Concordia, en Antarctique, pour y passer l’hiver polaire avec 12 autres personnes. Dans les deux cas, il mène des travaux de recherche en microbiologie puis en glaciologie, mais il joue aussi les cobayes : il remplit un journal de bord et des centaines de questionnaires sur ses sautes d’humeur ou ses symptômes physiques dans le but d’aider des psychologues à mieux comprendre les effets de l’isolement.
« Ce qui manque le plus, c’est la nouveauté. On voit toujours les mêmes personnes, on répète les mêmes tâches, on ne change jamais de décor », nous explique le chercheur de 30 ans du laboratoire de microbiologie spatiale appliquée qu’il dirige depuis 2019 en Allemagne. À côté de ce qu’il a vécu, les confinements plus ou moins stricts imposés à la population mondiale depuis le printemps 2020 ont des allures de promenades de santé… « Sauf que cette fois, on ne l’a pas choisi », dit-il. Une nuance de taille !
C’est grâce à des volontaires comme Cyprien Verseux que les scientifiques ont une idée assez précise des effets de la vie en milieu confiné et isolé. Des générations d’hivernants et d’explorateurs polaires, d’astronautes, de spéléologues et de sous-mariniers ont ainsi expérimenté en avant-première le mélange de solitude et de promiscuité auquel nous avons goûté au cours de la pandémie. Pour Alexander Choukèr, directeur du laboratoire Stress et immunité à l’Université de Munich, il n’y a aucun doute : ce
Plus de la moitié de la population mondiale a eu à se confiner depuis le début de 2020. Que savons-nous des effets de l’isolement sur le corps et l’esprit ? La science se penche sur le sujet depuis des décennies.
que nous vivons avec la COVID-19 n’est peut-être pas aussi extrême qu’une virée au pôle Sud, mais les changements subis au quotidien sont draconiens pour la plupart d’entre nous. De plus, la situation est aggravée par l’incertitude quant à la durée de la crise. « En Antarctique, on sait quand la mission se termine », commente le médecin. Dans un article paru dans npj Microgravity en octobre 2020, le Dr Choukèr affirmait que « le monde est en train de vivre la plus grande expérience d’isolement de l’histoire ».
« Les connaissances acquises au cours des études spatiales ou polaires peuvent nous servir aujourd’hui », assure-t-il, pour mieux comprendre les répercussions de l’isolement et de la distanciation sociale. Il en sait quelque chose : il a fait partie de l’équipe évaluant la santé des participants de Mars 500, la plus longue simulation spatiale jamais réalisée. L’expérience, conduite en Russie jusqu’en 2011, a duré pas moins de 520 jours...
Les dérèglements cités dans la littérature scientifique sont multiples : fatigue, dépression, troubles du sommeil et de l’humeur, anxiété... « Mais il n’y a pas que des effets psychologiques. Quand l’environnement change de façon extrême, presque tous les organes sont perturbés, et le système immunitaire est particulièrement touché », résume Alexander Choukèr.
TORTURE ET MANIPULATION
Dans le cerveau, le stress peut aussi affecter presque toutes les fonctions, comme l’ont appris, parfois bien malgré eux, les pionniers qui ont défriché la science de l’isolement. « L’une des premières anecdotes est l’expédition scientifique belge Belgica, dont l’équipage s’est retrouvé pris dans les glaces de l’Antarctique en 1898 », raconte Alexander Choukèr. Ce premier hivernage forcé fut l’occasion, pour l’explorateur Frederick Cook, de décrire la « mélancolie » et l’incapacité progressive de ses coéquipiers à se concentrer et à réfléchir.
Mais c’est surtout dans les années 1950, en pleine guerre froide, que la science de l’isolement prend son essor. À l’époque, on craint par-dessus tout la manipulation mentale − mais on souhaite bien sûr maîtriser les esprits ennemis. À la fin des années 1960, une quinzaine de centres nord-américains, pour la plupart financés par la CIA, se consacrent ainsi à l’étude de la « privation sensorielle », qui est vue comme une technique efficace de lavage de cerveau. L’une des expériences les plus connues est menée à l’Université McGill par Donald Hebb. Ce neuropsychologue isole des étudiants (volontaires et payés) dans des pièces minuscules sans bruit, sans lumière et sans aucun contact humain. Précisons qu’ils peuvent aller aux toilettes et qu’on leur apporte des repas. Mais le chercheur leur fait aussi porter des gants et entoure leurs bras de carton pour inhiber leur sens du toucher. Sans surprise, au bout de quelques heures, les cobayes s’agitent, deviennent anxieux, ont des hallucinations, parlent à voix haute. Aucun d’entre eux ne résiste plus de quelques jours. En 2008, la chaîne BBC reproduit l’expérience avec six volontaires pendant 48 heures. Encore une fois, le spectacle fait pitié : anxiété, détresse, paranoïa, troubles du raisonnement…
« L’isolement extrême est une forme de torture, rapporte Cécile Rousseau, professeure au Département de psychiatrie de l’Université McGill, qui a travaillé avec des réfugiés et des victimes de supplices. Sans stimulation extérieure, on perd ses repères spatiotemporels ainsi que la connexion protectrice avec la réalité. On entre dans un monde intérieur et cela peut mener à la psychose. »
Les effets psychologiques de l’incarcération font l’objet de nombreux travaux, d’autant que les isolements imposés (torture, prises d’otages, attentats, accidents) ne sont pas si anecdotiques : rien qu’aux États-Unis, environ 60 000 prisonniers sont placés en « confinement maximal », coupés du monde 23 heures par jour, selon plusieurs rapports. Et ce, parfois pendant des mois, alors que l’Organisation des Nations unies considère un isolement de plus de 15 jours comme de la torture. Au Canada, la pratique est bannie depuis 2019, mais un récent rapport souligne qu’elle est toujours en vigueur dans certaines prisons fédérales.
SEULS ENSEMBLE
Ce sont heureusement des situations plus éthiques qui occupent les chercheurs de nos jours ; et sauf exception, plutôt que des individus seuls, ce sont de petits groupes qui sont scrutés à la loupe. Principalement en vue des vols spatiaux de longue durée. « Nous voulons que la NASA prenne au sérieux le facteur humain dans l’équation », indique Kim Binsted, la chercheuse responsable du projet HI-SEAS à l’Université d’Hawaii.
Au terme de cinq missions dans le dôme, un constat s’impose : « Quels que soient le processus de sélection et la préparation des participants, il y a des conflits, dit-elle. C’est inévitable, même si la cause des frictions varie d’une équipe à l’autre. » Divergences de caractères, problèmes de leadership ou difficultés personnelles : dans tous les cas, ça explose !
C’est ce qu’a confirmé en 2019 une revue de la littérature publiée dans Frontiers in Psychology, qui a passé au crible 72 études effectuées dans des groupes isolés. « Après 90 jours ou 40 % du temps de mission écoulé, toutes les équipes ont rapporté au moins un accrochage », concluent les auteurs.
Si, au plus fort du confinement, alors que vous étiez cloîtré avec conjoint, enfants ou colocataires, votre impatience a atteint des sommets, rassurez-vous : même les astronautes, ces êtres exceptionnels par bien des aspects, craquent en entendant leurs collègues mastiquer. « Ils sont irrités par des microstimulus, par des bruits ou les habitudes des autres… Des gens normaux se sauteraient à la gorge en quelques jours ; eux, ça leur prend un peu plus de temps, mais ils n’y échappent pas », témoigne en riant Kim Binsted.
Greg Décamps, chercheur à l’Université de Bordeaux, explique les sautes d’humeur par le « syndrome général d’adaptation », qui décrit trois phases de réponse face aux agressions extérieures. « La première, c’est la phase d’alarme. Lorsqu’on découvre le nouvel environnement, on panique, on pense qu’on ne va pas y arriver. On entre ensuite rapidement dans la phase de résistance, où l’on tente de reprendre le contrôle sur la situation. Or, dans les missions spatiales ou polaires, la seule chose qu’on peut contrôler, ce sont les autres. On essaie donc d’agir sur leur comportement, ce qui donne lieu à de l’agressivité, à laquelle le groupe répond