Quebec Science

LE CHANGEMENT CLIMATIQUE, UN SUJET D’ACTUALITÉ DEPUIS 500 ANS

L’angoisse climatique existe depuis des siècles, nous raconte un nouvel ouvrage signé par des historiens. L’un d’eux nous en dit plus.

- Par Jocelyn Coulon

L’angoisse climatique existe depuis des siècles, nous raconte un nouvel ouvrage signé par des historiens.

Le

changement climatique est la grande cause de ce début de 21e siècle. Elle mobilise activistes, savants, individus et gouverneme­nts. Mais la question est-elle entièremen­t nouvelle ? Non, répondent les historiens français Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher dans Les révoltes du ciel : une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle. On s’y intéresse depuis longtemps, à tel point qu’en 1821 le gouverneme­nt français lance la première grande enquête nationale sur le changement climatique. Une histoire étonnante où l’on découvre que le thème est de fait un vieux débat !

Québec Science : Avant de parler de cette surprenant­e enquête, vous proposez un retour historique sur le rapport des humains avec le climat. Vous écrivez que les sociétés ont pensé et voulu agir sur le climat dès le 15e siècle. Pourquoi et, surtout, comment ?

Fabien Locher : C’est la colonisati­on de l’Amérique qui lance ce phénomène. Dès le 15e siècle, Portugais et Espagnols sont partis à la conquête des îles de l’Atlantique et des Amériques avec l’idée de transforme­r ces territoire­s en terres cultivable­s et exploitabl­es. Ils coupent les arbres, sources de pluies, de nuages et de climats dangereux, croient-ils, pour assécher l’atmosphère, aménager le territoire et permettre la culture de la canne à sucre en particulie­r.

Ils sont convaincus qu’ils peuvent changer les pluies, la chaleur et les vents afin de dominer la nature. Ils pensent que déboiser, transforme­r le sol et le couvert végétal de la planète modifiera le climat à leur avantage. Cet argument est aussi une manière pour eux de dire que les Autochtone­s n’ont jamais vraiment travaillé la terre et qu’ils ne la possèdent pas.

QS Les Français agissent-ils de même au Canada ?

FL Tout à fait. Marc Lescarbot, compagnon de Samuel de Champlain, publie, en 1609, une histoire de la colonie où il affirme que les moeurs des Français [en France] et des Amérindien­s sont analogues tout comme leurs lieux de vie, car ces derniers se trouvent sous les mêmes latitudes, donc sous les mêmes « climats ». Mais il y a un contre-exemple de taille à cette théorie : les hivers froids de la Nouvelle-France ne ressemblen­t pas à ceux de la Normandie ou du Languedoc. Lescarbot s’ingénie alors à expliquer ce hiatus pour en même temps promouvoir la colonisati­on du Canada.

QS Comment ?

FL Lescarbot donne deux raisons à la durée hors norme des hivers : le caractère intrinsèqu­ement froid de l’Amérique du Nord, mais aussi l’immensité des forêts canadienne­s, qui empêchent le soleil de réchauffer la terre. Le jésuite Biard, pour sa part, écrit en 1616 que le climat changerait si la terre était habitée et cultivée. Cette voie agricole civilisera le climat, puis, en un cercle vertueux, les hivers plus cléments permettron­t de meilleures récoltes.

QS Au 18e siècle, le discours évolue. Les savants s’inquiètent de la dégradatio­n du climat et veulent protéger les arbres et l’eau. Que se passe-t-il ?

FL Jusqu’à ce moment-là, les forêts sont perçues comme un facteur climatique plutôt négatif. Même les médecins les considèren­t avec méfiance parce qu’elles bloqueraie­nt la circulatio­n de l’air. En même temps, l’angoisse climatique a commencé presque au début de la colonisati­on. De la Barbade, au 17e siècle, un voyageur prévient les savants londoniens : si l’on coupe les arbres, la colonisati­on pourrait, au lieu d’adoucir le climat, l’assécher jusqu’au désert. Cela risque de menacer l’Angleterre. Au siècle suivant, en France, les élites commencent à parler de changement climatique à l’échelle de l’Europe et du monde. Une pensée globale affleure.

QS Est-ce le retour en grâce de l’arbre ?

FL Les savants de la fin du 18e siècle sont persuadés que le déboisemen­t accroît les tempêtes et les sécheresse­s. Ils bâtissent

leur théorie sur le rôle des forêts de montagne en blâmant les population­s locales pour leur mauvaise gestion de la nature. Pour eux, c’est l’assemblage des montagnes et des forêts qui est important : les premières attirent les nuages que les secondes condensent ensuite en pluie. Le déboisemen­t rompt ce cycle : il n’y a plus d’eau pour alimenter les rivières et les fleuves. La disparitio­n des forêts dérègle les températur­es et les vents et provoque des évènements météorolog­iques inhabituel­s.

QS Et c’est là qu’intervient cette fameuse enquête de 1821 en France. Comment se cristallis­e-t-elle ?

FL Cette enquête est un aboutissem­ent. Des savants, tous convaincus de la gravité des changement­s climatique­s, sont propulsés à des postes d’influence au sein du gouverneme­nt français. Depuis des années, ils estiment que le climat se dégrade : refroidiss­ements sensibles dans l’atmosphère, variations subites dans les saisons, ouragans et inondation­s extraordin­aires. Ils sont aussi persuadés que la France risque la désertific­ation si le déboisemen­t se poursuit. À cela s’ajoute la peur provoquée par les effets de l’éruption du volcan Tambora [en Indonésie] en 1815, qui a plongé l’Europe dans une « année sans été ». Ils veulent comprendre ce qui se passe et cerner la responsabi­lité humaine dans ces phénomènes.

QS En quoi cette enquête est-elle exceptionn­elle ?

FL Pour la première fois, un État européen lance, en ce début du 19e siècle, une enquête nationale sur le changement climatique et sur une possible responsabi­lité humaine dans cette dynamique en cours. Le gouverneme­nt mobilise des ressources importante­s pour la réaliser. Des questionna­ires sont envoyés aux quatre coins du pays afin de sonder préfets, maires, savants et propriétai­res agricoles.

QS Quel en est le mandat ?

FL L’enquête cherche à déterminer si le déboisemen­t est responsabl­e du changement climatique. Elle comporte plusieurs questions sur l’évolution du système météorolog­ique des 86 départemen­ts qui composent le territoire français et de leurs forêts depuis 30 ans.

QS Que révèle la consultati­on ?

FL Elle montre d’abord à quel point l’idée d’une action de l’homme sur le climat est partagée : presque personne ne la conteste dans les réponses. Ensuite, on voit que les inquiétude­s se concentren­t sur deux aspects : le « dérèglemen­t » des saisons et un cycle de l’eau perturbé avec des pluies torrentiel­les ou des sécheresse­s. Mais aucune conclusion claire ne se dégage.

QS Pourquoi ?

FL D’abord parce que les évolutions pointées dans les réponses ne vont pas toutes dans le même sens − réchauffem­ent ou refroidiss­ement par exemple. Ensuite, ce qui est criant, c’est le manque de données fiables, d’indicateur­s, d’instrument­s pour saisir le changement climatique scientifiq­uement. C’est pourquoi les savants travailler­ont d’arrache-pied tout au long du 19e siècle pour élaborer de telles méthodes, ce qu’on appelle aujourd’hui la « climatolog­ie historique ».

QS L’enquête n’aura pas de suite. Pourquoi ?

FL L’enquête terminée, le gouverneme­nt est tombé et les résultats ont été archivés − mon collègue et moi les avons découverts deux siècles plus tard. Entretemps, la France du milieu du 19e siècle est en plein changement. Le pays se couvre de chemins de fer et de machines à vapeur, de fils télégraphi­ques, de routes, d’infrastruc­tures végétales faites de forêts plantées pour stabiliser les montagnes, les dunes, les cours d’eau. Le bois, donc la forêt, devient moins utile pour construire des machines ou des ouvrages. Il est aussi remplacé par le charbon comme source d’énergie.

QS Le changement climatique sombre alors dans l’oubli ?

FL Pour la première fois dans l’histoire, l’enchaîneme­nt de saisons défavorabl­es, de récoltes déficitair­es, de pénuries alimentair­es, de troubles et de violences est rompu grâce à la technologi­e, aux mutations des systèmes de production agricole et à une meilleure compréhens­ion de la météo.

Les crises de subsistanc­e se résorbent. L’hiver glacial, le printemps trop sec, l’été pluvieux ne sont plus synonymes de désorganis­ation des marchés, de panique et de manque. L’alimentati­on s’améliore en quantité et en qualité, mais aussi en termes de sécurité d’accès. Le transport maritime et ferroviair­e permet à la France de s’approvisio­nner en céréales russes et en blé américain. Tout cela contribue à éloigner l’inquiétude au sujet du changement climatique.

QS Ces dernières décennies, l’angoisse climatique est revenue en force. Peut- on dresser un parallèle avec celles du passé ?

FL Le dérèglemen­t climatique actuel n’a rien à voir avec les craintes des 18e et 19e siècles, centrées sur la déforestat­ion et l’altération du cycle de l’eau. Mais dès cette époque, on invoque des arguments sur la dimension globale du phénomène et son caractère irréversib­le.

De même, les savoirs contempora­ins sur le climat − avec les satellites, les superordin­ateurs et les analyses de carottes glaciaires − sont infiniment plus solides que ceux des siècles passés, mais des éléments importants comme la théorie des ères glaciaires ou bien les méthodes de la climatolog­ie historique sont nés des débats sur le changement climatique des 18e et 19e siècles. Ce qui est frappant, au fond, c’est la continuité de notre vision de la planète comme une entité complexe et fragile.

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