Quebec Science

Éditorial

Comment préserver ce qu’il reste du français dans la recherche ?

- Par Marie Lambert- Chan

Acculée à la faillite en raison d’années de mauvaise gestion, l’Université Laurentien­ne, à Sudbury, a procédé à des compressio­ns massives en avril dernier en supprimant près de la moitié des programmes offerts en français. De nombreux professeur­s francophon­es ont été licenciés. L’implosion de la deuxième université bilingue en importance en Ontario est non seulement une perte pour la communauté francophon­e de cette province, mais également un rappel brutal de la fragilité du français dans le monde de la recherche et de l’enseigneme­nt postsecond­aire.

Observé depuis des décennies, le déclin du français au profit de l’anglais ne cesse de s’accentuer dans le système de recherche canadien. C’est ce que montrent les données recueillie­s par Vincent Larivière, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transforma­tions de la communicat­ion savante à l’Université de Montréal. Données qui se retrouvero­nt d’ailleurs dans un vaste rapport sur la situation des chercheurs francophon­es en contexte minoritair­e au Canada auquel il a contribué, en collaborat­ion avec l’Acfas et l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiq­ues, et qui sera rendu public début juin.

En 2019, près de 100 % des articles canadiens en sciences médicales et naturelles étaient écrits en anglais, comme 97 % de ceux en sciences sociales et 90 % de ceux en arts et lettres. Ces données sont compilées à partir de la base de données Web of Science, qui indexe surtout des articles en anglais. Cependant, même en ajoutant dans le calcul les articles en français diffusés sur Érudit, la plateforme québécoise qui rassemble des revues savantes et culturelle­s francophon­es, on arrive à un constat navrant : au Québec, les articles en anglais constituai­ent environ 70 % de tous ceux publiés en sciences sociales et 30 % de ceux des discipline­s des arts et des lettres (cette proportion plus faible est toutefois croissante). Les demandes de subvention­s et de bourses envoyées aux organismes de financemen­t de la recherche sont aussi majoritair­ement rédigées en anglais − même si ces organismes sont bilingues et qu’un nombre appréciabl­e de chercheurs ont le français pour langue maternelle.

Ce phénomène n’est pas propre au français ; toutes les langues écopent. C’est simple : 98 % des publicatio­ns les plus prestigieu­ses sont en anglais. Plusieurs diront que c’est normal et peut-être même une bonne chose. Si les chercheurs devaient communique­r dans une espèce de tour de Babel, l’avancement des connaissan­ces serait lourdement freiné. Avoir une langue commune accélère les échanges, ce qui est d’autant plus nécessaire en cette ère où la science s’internatio­nalise. Et l’on ne se le cachera pas : tant les université­s que leurs chercheurs veulent bâtir leur capital scientifiq­ue à coups de travaux reconnus par le milieu. Encore là, l’anglais est le plus court chemin pour y parvenir.

Mais derrière cette anglicisat­ion implacable se dessinent des pertes dont on mesure mal l’ampleur. Pour les nombreux scientifiq­ues qui ont l’anglais pour langue seconde, communique­r leurs idées peut devenir un véritable combat. Dans leur monde de traduction perpétuell­e, il y a des nuances, des traits d’humour et même des pans de leur personnali­té qui s’effritent.

Cette disparitio­n de la diversité linguistiq­ue en recherche pourrait aussi condamner à moyen terme les travaux scientifiq­ues locaux. Souvent, les chercheurs en sciences humaines et sociales s’intéressen­t davantage aux enjeux qui préoccupen­t leur société et leur culture. Il a été montré que ces travaux tracent plus facilement leur route dans les journaux savants nationaux et par conséquent dans la langue nationale. Mais ces journaux sont en perte de vitesse ou sont boudés par les chercheurs qui visent les revues – et les sujets – à portée bien plus large. En éloignant leur lorgnette de la réalité locale, pourraient-ils priver des communauté­s des retombées de leurs efforts de recherche ? C’est l’une des inquiétude­s soulevées dans la foulée de l’éviscérati­on des programmes francophon­es à l’Université Laurentien­ne. « Contre vents et marées, les professeur­s […] ont fait des travaux extraordin­aires qui ont permis à la société franco-ontarienne de se retrouver dans une littératur­e, un théâtre, une histoire et une pensée sociale et politique qui [sont les siens] », a rappelé Jonathan Paquette, titulaire de la Chaire de recherche en francophon­ie internatio­nale sur les politiques du patrimoine culturel à l’Université d’Ottawa.

Voilà pourquoi il n’est pas vain de lutter pour préserver ce qu’il reste du français dans nos université­s. Ne serait-ce que parce qu’une langue est davantage qu’un outil de communicat­ion ; elle forme la pensée et porte en elle une culture, un esprit, une vision du monde. On pourrait créer des incitatifs, telles des bourses, pour encourager la publicatio­n savante en français dans certaines discipline­s, comme l’histoire et la sociologie. On pourrait aider les chercheurs à créer un vocabulair­e en français dans leur domaine − la plupart des nouveaux termes nous viennent de l’anglais, ce qui crée un vide lexical dans les autres langues. Cela favorisera­it une meilleure communicat­ion de la science auprès du public francophon­e. Enfin, il faut continuer de soutenir les services ou organismes de savoir francophon­e, comme Érudit et l’Acfas. Cette dernière fêtera d’ailleurs son centenaire en 2023. Il ne tient qu’à nous de veiller à ce que la science en français demeure pertinente pour le prochain siècle… et au-delà !

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