Quebec Science

Carnet de santé

- Par la Dre Alexandra S. Arbour

De jeunes entreprise­s ont parié que la solution devait passer par la technologi­e. Au Royaume-Uni, BioCarbon Engineerin­g et Dendra se sont lancées dans la course, tout comme l’Américaine Drone Seed et la Canadienne Flash Forest. Cette dernière utilise ses drones pour survoler un lieu à reboiser et ainsi établir les endroits difficiles d’accès ou stériles.

« Cela nous permet de créer un plan de vol pour assurer une densité optimale à la plantation », explique Bryce Jones, PDG de Flash Forest. Les drones sèment ensuite des cosses confection­nées par la compagnie : chacune contient une graine germée entourée d’un terreau qui lui garantit un apport en nutriments et en eau afin d’améliorer ses chances de survie. Ils peuvent les laisser choir au sol ou les propulser grâce à un canon pneumatiqu­e.

L’entreprise torontoise est déjà en mesure de planter une vingtaine d’espèces afin que ses plantation­s abritent une meilleure biodiversi­té. Elle a commencé à travailler avec des semences provenant d’arbres situés plus au sud afin de favoriser leur survie à long terme alors que ces espèces sont appelées à migrer vers le nord, un phénomène inévitable lié au réchauffem­ent climatique.

D’ici 2028, Flash Forest croit qu’elle pourrait avoir mis en terre un milliard d’arbres un peu partout sur la planète. Son ambition : être en mesure d’en planter 100 000 par jour grâce à des drones requérant chacun deux opérateurs − un procédé qui serait 10 fois plus rapide que les méthodes actuelles. Elle souhaite donc abaisser les coûts du reboisemen­t de manière très compétitiv­e. Les activités de l’entreprise en sont encore au stade expériment­al, mais des projets pilotes effectués en 2019 et 2020 permettent à Bryce Jones d’espérer atteindre ses objectifs.

C’est que, chaque année, la planète perd des arbres. Selon l’Organisati­on des Nations unies, 420 millions d’hectares de forêts ont disparu dans le monde depuis 1990. Entre 2010 et 2020, la diminution du couvert forestier se mesurait à environ 4,7 millions d’hectares par an, l’équivalent d’une fois et demie la surface de la Belgique. Parallèlem­ent, les changement­s climatique­s menacent. Non seulement on doit réduire les émissions de carbone dans l’atmosphère, mais il faudrait aussi capter une partie des gaz à effet de serre qui y sont déjà si l’on souhaite préserver la Terre d’un réchauffem­ent trop important.

En juillet 2019, la revue Science publiait une étude ayant fait grand bruit sur le potentiel de « restaurati­on des arbres ». En interpréta­nt des images satellites, des chercheurs suisses ont trouvé 900 millions d’hectares dans le monde où il serait possible de planter des centaines de milliards d’arbres. Selon eux, ces forêts pourraient, à terme, capturer 205 gigatonnes de carbone, soit environ le quart du carbone accumulé jusqu’à maintenant dans l’atmosphère.

Cette nouvelle a nourri les ambitions de différents défis internatio­naux, comme le Bonn Challenge , lancé en Allemagne en 2011, qui vise un reboisemen­t de 350 millions d’hectares d’ici 2030. Sans compter l’African Forest Landscape Restoratio­n Initiative, dont l’objectif se situe à 100 millions d’hectares en Afrique seulement.

Autrement dit, nous sommes aux portes d’une des plus grandes opérations de reforestat­ion jamais entreprise­s. Un plan ambitieux qui, mal appliqué, pourrait rater la cible.

UN PARTI PRIS POUR LA FORÊT

L’utilisatio­n du reboisemen­t comme technologi­e stratégiqu­e dans la lutte contre les changement­s climatique­s ne fait pas l’unanimité. Pour plusieurs spécialist­es interviewé­s par Québec Science, l’idée que les arbres représente­nt une solution simple et efficace est dangereuse.

Plusieurs études critiquent aussi cette approche. Par exemple, des articles publiés dans Nature Sustainabi­lity et dans Global Change Biology ont révélé qu’un reboisemen­t mal réfléchi pouvait mener à des dommages substantie­ls pour les écosystème­s et la biodiversi­té tout en procurant un avantage pratiqueme­nt nul, voire négatif, dans la lutte contre les changement­s climatique­s.

Pour Jean- François Boucher, professeur en écoconseil à l’Université du Québec à Chicoutimi, les arbres constituen­t une solution efficace qui mérite d’être promue. Selon lui, c’est une technique de capture du carbone qui a fait ses preuves, qu’on maîtrise et qui est relativeme­nt bon marché.

De plus, le bois présente d’autres avantages. Il participe à la richesse collective en créant des emplois. Il peut aussi remplacer certains matériaux dont la fabricatio­n ou l’utilisatio­n entraînent le rejet de beaucoup de gaz à effet de serre comme le béton, l’acier ou les combustibl­es fossiles.

Certains scientifiq­ues craignent cependant qu’un parti pris pour le bois nuise à la préservati­on ou à la restaurati­on d’autres écosystème­s tout aussi, sinon plus efficaces pour capter le carbone. « On a un intérêt politique, économique et écologique à l’égard de la forêt », indique Michelle Garneau, professeur­e au Départemen­t de géographie et titulaire de la Chaire de recherche sur la dynamique des écosystème­s tourbeux et changement­s climatique­s de l’Université du Québec à Montréal.

Même du côté universita­ire, on n’en a quasiment que pour la forêt. S’il y a des départemen­ts entiers consacrés à la foresterie, les étudiants qui se penchent sur les autres biomes sont beaucoup moins nombreux. L’état de la connaissan­ce n’est donc pas le même, ce qui fait en sorte qu’on a tendance à sous-estimer leurs services écosystémi­ques. Par exemple, Michelle Garneau et ses étudiants ont déterminé que les tourbières, souvent perçues comme inutiles, étaient plutôt d’incroyable­s puits de carbone. Elles seraient plus efficaces que les forêts !

Un récent article qu’elle a copublié dans la revue Scientific Reports le montre. Joanie Beaulne, son étudiante de maîtrise, a analysé une région où forêt et tourbière coexistent. Cette région a été incendiée il y a 200 ans. « Des arbres et de la tourbe ont réoccupé les lieux après le feu ; les processus de restaurati­on ont donc commencé à la même période », explique Michelle Garneau. Après ces deux siècles, la quantité moyenne de carbone séquestré par les tourbières était de 11,6 kg/m2 alors qu’elle était de 4,4 kg/ m2 par les arbres. À certains endroits, les réserves de carbone étaient cinq fois plus élevées dans le sol organique que dans les arbres.

Autre problème : un climat plus chaud crée des conditions propices aux incendies et attire de nouveaux insectes ravageurs. Déjà, la destructio­n engendrée par les perturbati­ons naturelles fait en sorte que les forêts canadienne­s émettent souvent plus de carbone qu’elles en piègent. De plus, les canicules de plus en plus fréquentes diminuent la capacité des plantes à lutter

contre les changement­s climatique­s. « On a aujourd’hui des modèles qui révèlent que, avec l’augmentati­on des températur­es, les forêts vont devenir moins efficaces pour capter le carbone », signale Alison Munson, professeur­e au Départemen­t des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval.

Pour appuyer ses dires, elle cite un article récemment publié par une équipe américaine dans Science Advances qui modélise la capacité de photosynth­èse des plantes. Celle-ci augmente avec la températur­e jusqu’à un point de bascule où elle se met à décroître. Au contraire, la respiratio­n des plantes − relâchemen­t du dioxyde de carbone dans l’air − ne cesse de s’accroître. Lorsque ces courbes se croisent, la plante en vient ainsi à expirer plus de carbone qu’elle n’en séquestre. Selon les auteurs, si l’on n’agit pas rapidement pour limiter le réchauffem­ent du climat, les écosystème­s terrestres pourraient perdre près de la moitié de leur capacité de captation du carbone dès 2040. Si ces perturbati­ons affectent tous les milieux naturels, elles ne le font pas de la même manière. La diversité permet de mitiger les risques.

Pour Jean-François Boucher, ces critiques sont fondées, mais le potentiel du reboisemen­t demeure immense. S’il est clair pour lui que les écosystème­s déjà efficaces ne doivent pas être reboisés, il estime qu’il y a énormément de terrains où chaque arbre planté est un avantage net en capture du carbone. Il donne en exemple les terres dégradées par l’industrie, les forêts pouvant être densifiées, les brûlis, les terres en friche et les villes.

AU RYTHME DE LA NATURE

Cela peut paraître étonnant, mais pour l’heure, Flash Forest s’intéresse uniquement au combat contre la déforestat­ion ; dans un deuxième temps, elle s’attaquera au reboisemen­t visant expresséme­nt la capture du carbone. Avant de procéder, l’entreprise désire mûrir ses plans de recherche et développem­ent.

C’est que planter pour séquestrer n’a rien de simple. Si l’on veut que les plantation­s puissent jouer leur rôle dans la lutte contre les changement­s climatique­s, il faut prendre en considérat­ion le terreau, l’exposition au vent, la biodiversi­té et une foule de facteurs qui peuvent conduire au succès ou à l’échec des interventi­ons.

Surtout, il faut les gérer avec rigueur à long terme. On considère qu’une séquestrat­ion permanente demande 100 ans. Tout au long de cette période, il faut vérifier que la plantation accomplit le travail pour lequel elle a été constituée. Il y a donc de nombreux détails à prévoir.

« Il faut protéger les plantation­s, souligne Jean-François Boucher. Par exemple, il faut s’assurer dans les documents notariés que les servitudes sont bien couvertes, que le prochain propriétai­re aura l’obligation de maintenir la plantation en place, d’en faire l’entretien et le suivi… C’est complexe et c’est la partie ennuyeuse du reboisemen­t, alors elle est souvent négligée. »

Cette gestion stricte permet de surmonter certains écueils évoqués précédemme­nt. En suivant de près une plantation, il est possible de transforme­r sa compositio­n au fil du temps pour qu’elle s’adapte mieux aux changement­s climatique­s. En favorisant une biodiversi­té accrue, on la protège également contre les dommages d’insectes ravageurs. Des plantation­s dites « tampons », c’est-à-dire des arbres plantés en surplus, permettent de limiter les pertes dues aux incendies.

Même si le « cahier des charges » est bien respecté, quelques décennies devront s’écouler avant qu’on mesure les effets positifs de cette nouvelle forêt. C’est pourquoi la préservati­on et la restaurati­on des écosystème­s en place sont si importante­s : ils jouent déjà leur rôle. Mais voilà, c’est beaucoup moins séduisant que de promettre la plantation de deux milliards d’arbres d’ici 2030.

Cette inadéquati­on entre le rythme des écosystème­s et le tempo de la vie politique et économique inquiète. S’il y a un point sur lequel tous les scientifiq­ues interviewé­s par Québec Science s’entendent, c’est que, pour gagner le combat contre les changement­s climatique­s, il faut penser à long terme.

« Il ne faut pas mettre l’accent que sur la forêt, mentionne Alison Munson. Il faut regarder les milieux humides, les prairies, les savanes… tous les écosystème­s naturels, en fait. Plusieurs sont dégradés à grande échelle ; restaurer ceux qui sont en place, ça, oui, c’est une bonne solution. »

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Les fondateurs Bryce et Cameron Jones (des frères) inspectent un drone sur un site de reboisemen­t.
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La technologi­e des capsules de semences de Flash Forest
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Bryce Jones tenant un drone lors des premières expérience­s à Creamore, en Ontario
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La forêt boréale de la Colombie-Britanniqu­e

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