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De jeunes entreprises ont parié que la solution devait passer par la technologie. Au Royaume-Uni, BioCarbon Engineering et Dendra se sont lancées dans la course, tout comme l’Américaine Drone Seed et la Canadienne Flash Forest. Cette dernière utilise ses drones pour survoler un lieu à reboiser et ainsi établir les endroits difficiles d’accès ou stériles.
« Cela nous permet de créer un plan de vol pour assurer une densité optimale à la plantation », explique Bryce Jones, PDG de Flash Forest. Les drones sèment ensuite des cosses confectionnées par la compagnie : chacune contient une graine germée entourée d’un terreau qui lui garantit un apport en nutriments et en eau afin d’améliorer ses chances de survie. Ils peuvent les laisser choir au sol ou les propulser grâce à un canon pneumatique.
L’entreprise torontoise est déjà en mesure de planter une vingtaine d’espèces afin que ses plantations abritent une meilleure biodiversité. Elle a commencé à travailler avec des semences provenant d’arbres situés plus au sud afin de favoriser leur survie à long terme alors que ces espèces sont appelées à migrer vers le nord, un phénomène inévitable lié au réchauffement climatique.
D’ici 2028, Flash Forest croit qu’elle pourrait avoir mis en terre un milliard d’arbres un peu partout sur la planète. Son ambition : être en mesure d’en planter 100 000 par jour grâce à des drones requérant chacun deux opérateurs − un procédé qui serait 10 fois plus rapide que les méthodes actuelles. Elle souhaite donc abaisser les coûts du reboisement de manière très compétitive. Les activités de l’entreprise en sont encore au stade expérimental, mais des projets pilotes effectués en 2019 et 2020 permettent à Bryce Jones d’espérer atteindre ses objectifs.
C’est que, chaque année, la planète perd des arbres. Selon l’Organisation des Nations unies, 420 millions d’hectares de forêts ont disparu dans le monde depuis 1990. Entre 2010 et 2020, la diminution du couvert forestier se mesurait à environ 4,7 millions d’hectares par an, l’équivalent d’une fois et demie la surface de la Belgique. Parallèlement, les changements climatiques menacent. Non seulement on doit réduire les émissions de carbone dans l’atmosphère, mais il faudrait aussi capter une partie des gaz à effet de serre qui y sont déjà si l’on souhaite préserver la Terre d’un réchauffement trop important.
En juillet 2019, la revue Science publiait une étude ayant fait grand bruit sur le potentiel de « restauration des arbres ». En interprétant des images satellites, des chercheurs suisses ont trouvé 900 millions d’hectares dans le monde où il serait possible de planter des centaines de milliards d’arbres. Selon eux, ces forêts pourraient, à terme, capturer 205 gigatonnes de carbone, soit environ le quart du carbone accumulé jusqu’à maintenant dans l’atmosphère.
Cette nouvelle a nourri les ambitions de différents défis internationaux, comme le Bonn Challenge , lancé en Allemagne en 2011, qui vise un reboisement de 350 millions d’hectares d’ici 2030. Sans compter l’African Forest Landscape Restoration Initiative, dont l’objectif se situe à 100 millions d’hectares en Afrique seulement.
Autrement dit, nous sommes aux portes d’une des plus grandes opérations de reforestation jamais entreprises. Un plan ambitieux qui, mal appliqué, pourrait rater la cible.
UN PARTI PRIS POUR LA FORÊT
L’utilisation du reboisement comme technologie stratégique dans la lutte contre les changements climatiques ne fait pas l’unanimité. Pour plusieurs spécialistes interviewés par Québec Science, l’idée que les arbres représentent une solution simple et efficace est dangereuse.
Plusieurs études critiquent aussi cette approche. Par exemple, des articles publiés dans Nature Sustainability et dans Global Change Biology ont révélé qu’un reboisement mal réfléchi pouvait mener à des dommages substantiels pour les écosystèmes et la biodiversité tout en procurant un avantage pratiquement nul, voire négatif, dans la lutte contre les changements climatiques.
Pour Jean- François Boucher, professeur en écoconseil à l’Université du Québec à Chicoutimi, les arbres constituent une solution efficace qui mérite d’être promue. Selon lui, c’est une technique de capture du carbone qui a fait ses preuves, qu’on maîtrise et qui est relativement bon marché.
De plus, le bois présente d’autres avantages. Il participe à la richesse collective en créant des emplois. Il peut aussi remplacer certains matériaux dont la fabrication ou l’utilisation entraînent le rejet de beaucoup de gaz à effet de serre comme le béton, l’acier ou les combustibles fossiles.
Certains scientifiques craignent cependant qu’un parti pris pour le bois nuise à la préservation ou à la restauration d’autres écosystèmes tout aussi, sinon plus efficaces pour capter le carbone. « On a un intérêt politique, économique et écologique à l’égard de la forêt », indique Michelle Garneau, professeure au Département de géographie et titulaire de la Chaire de recherche sur la dynamique des écosystèmes tourbeux et changements climatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Même du côté universitaire, on n’en a quasiment que pour la forêt. S’il y a des départements entiers consacrés à la foresterie, les étudiants qui se penchent sur les autres biomes sont beaucoup moins nombreux. L’état de la connaissance n’est donc pas le même, ce qui fait en sorte qu’on a tendance à sous-estimer leurs services écosystémiques. Par exemple, Michelle Garneau et ses étudiants ont déterminé que les tourbières, souvent perçues comme inutiles, étaient plutôt d’incroyables puits de carbone. Elles seraient plus efficaces que les forêts !
Un récent article qu’elle a copublié dans la revue Scientific Reports le montre. Joanie Beaulne, son étudiante de maîtrise, a analysé une région où forêt et tourbière coexistent. Cette région a été incendiée il y a 200 ans. « Des arbres et de la tourbe ont réoccupé les lieux après le feu ; les processus de restauration ont donc commencé à la même période », explique Michelle Garneau. Après ces deux siècles, la quantité moyenne de carbone séquestré par les tourbières était de 11,6 kg/m2 alors qu’elle était de 4,4 kg/ m2 par les arbres. À certains endroits, les réserves de carbone étaient cinq fois plus élevées dans le sol organique que dans les arbres.
Autre problème : un climat plus chaud crée des conditions propices aux incendies et attire de nouveaux insectes ravageurs. Déjà, la destruction engendrée par les perturbations naturelles fait en sorte que les forêts canadiennes émettent souvent plus de carbone qu’elles en piègent. De plus, les canicules de plus en plus fréquentes diminuent la capacité des plantes à lutter
contre les changements climatiques. « On a aujourd’hui des modèles qui révèlent que, avec l’augmentation des températures, les forêts vont devenir moins efficaces pour capter le carbone », signale Alison Munson, professeure au Département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval.
Pour appuyer ses dires, elle cite un article récemment publié par une équipe américaine dans Science Advances qui modélise la capacité de photosynthèse des plantes. Celle-ci augmente avec la température jusqu’à un point de bascule où elle se met à décroître. Au contraire, la respiration des plantes − relâchement du dioxyde de carbone dans l’air − ne cesse de s’accroître. Lorsque ces courbes se croisent, la plante en vient ainsi à expirer plus de carbone qu’elle n’en séquestre. Selon les auteurs, si l’on n’agit pas rapidement pour limiter le réchauffement du climat, les écosystèmes terrestres pourraient perdre près de la moitié de leur capacité de captation du carbone dès 2040. Si ces perturbations affectent tous les milieux naturels, elles ne le font pas de la même manière. La diversité permet de mitiger les risques.
Pour Jean-François Boucher, ces critiques sont fondées, mais le potentiel du reboisement demeure immense. S’il est clair pour lui que les écosystèmes déjà efficaces ne doivent pas être reboisés, il estime qu’il y a énormément de terrains où chaque arbre planté est un avantage net en capture du carbone. Il donne en exemple les terres dégradées par l’industrie, les forêts pouvant être densifiées, les brûlis, les terres en friche et les villes.
AU RYTHME DE LA NATURE
Cela peut paraître étonnant, mais pour l’heure, Flash Forest s’intéresse uniquement au combat contre la déforestation ; dans un deuxième temps, elle s’attaquera au reboisement visant expressément la capture du carbone. Avant de procéder, l’entreprise désire mûrir ses plans de recherche et développement.
C’est que planter pour séquestrer n’a rien de simple. Si l’on veut que les plantations puissent jouer leur rôle dans la lutte contre les changements climatiques, il faut prendre en considération le terreau, l’exposition au vent, la biodiversité et une foule de facteurs qui peuvent conduire au succès ou à l’échec des interventions.
Surtout, il faut les gérer avec rigueur à long terme. On considère qu’une séquestration permanente demande 100 ans. Tout au long de cette période, il faut vérifier que la plantation accomplit le travail pour lequel elle a été constituée. Il y a donc de nombreux détails à prévoir.
« Il faut protéger les plantations, souligne Jean-François Boucher. Par exemple, il faut s’assurer dans les documents notariés que les servitudes sont bien couvertes, que le prochain propriétaire aura l’obligation de maintenir la plantation en place, d’en faire l’entretien et le suivi… C’est complexe et c’est la partie ennuyeuse du reboisement, alors elle est souvent négligée. »
Cette gestion stricte permet de surmonter certains écueils évoqués précédemment. En suivant de près une plantation, il est possible de transformer sa composition au fil du temps pour qu’elle s’adapte mieux aux changements climatiques. En favorisant une biodiversité accrue, on la protège également contre les dommages d’insectes ravageurs. Des plantations dites « tampons », c’est-à-dire des arbres plantés en surplus, permettent de limiter les pertes dues aux incendies.
Même si le « cahier des charges » est bien respecté, quelques décennies devront s’écouler avant qu’on mesure les effets positifs de cette nouvelle forêt. C’est pourquoi la préservation et la restauration des écosystèmes en place sont si importantes : ils jouent déjà leur rôle. Mais voilà, c’est beaucoup moins séduisant que de promettre la plantation de deux milliards d’arbres d’ici 2030.
Cette inadéquation entre le rythme des écosystèmes et le tempo de la vie politique et économique inquiète. S’il y a un point sur lequel tous les scientifiques interviewés par Québec Science s’entendent, c’est que, pour gagner le combat contre les changements climatiques, il faut penser à long terme.
« Il ne faut pas mettre l’accent que sur la forêt, mentionne Alison Munson. Il faut regarder les milieux humides, les prairies, les savanes… tous les écosystèmes naturels, en fait. Plusieurs sont dégradés à grande échelle ; restaurer ceux qui sont en place, ça, oui, c’est une bonne solution. »