Quebec Science

L’empathie, ça s’apprend

- Dre ALEXANDRA S. ARBOUR @alexandraa­rbour

Au début de ma formation, il m’arrivait souvent de pleurer quand je rentrais chez moi à la fin de la journée. La première fois, c’était en stage de soins palliatifs. J’avais fait la rencontre d’un patient sur son lit de mort, seul au monde, qui m’avait demandé de lui tenir la main. Ça m’avait arraché le coeur. Je me souviens aussi d’une famille éplorée au chevet de sa matriarche, dans le coma après un AVC massif qui, au bout du compte, lui a été fatal. Je pensais naïvement que je ne m’habituerai­s jamais à ces choses-là… Une dizaine d’années plus tard, force est de constater que j’avais tort.

Suis-je normale ? Hélas, oui. On sait que l’empathie décline fortement après trois ans d’études médicales. À mesure que l’expérience s’acquiert, on découvre qu’il existe une certaine tension entre la sensibilit­é requise pour qu’un patient se sente accueilli et le détachemen­t nécessaire pour bien le traiter. Imaginez si un chirurgien souffrait à chaque incision par solidarité pendant qu’il vous opère ! À l’inverse, imaginez celui qui vous annoncerai­t, stoïque, que vous avez un cancer et qu’il ne vous reste que trois mois à vivre. Vous me répondrez que le deuxième exemple n’est pas si farfelu et je dois tristement vous donner raison.

C’est pourquoi je crois qu’il est important d’enseigner l’empathie dans les écoles de médecine afin qu’elle demeure présente tout au long de la carrière. L’« empathie », dans notre discipline, c’est l’art de discerner correcteme­nt les sentiments de son patient et d’agir en conséquenc­e, sans pour autant vivre cet état soi-même. Cette qualité s’oppose traditionn­ellement à la « sympathie », qui suppose un partage d’émotions afin de créer un lien affectif. Un bon médecin sera donc capable de vous annoncer un diagnostic avec délicatess­e, sans nécessaire­ment partager votre désarroi.

Il faut confronter les aspirants médecins à la détresse humaine le plus tôt possible dans leur parcours, pendant qu’ils ont encore le coeur tendre ! C’est ce que propose le cours obligatoir­e Médecineso­cialeeteng­agée donné à l’Université de Montréal depuis 2013. Pendant une semaine, les étudiants vont à la rencontre de groupes en situation de vulnérabil­ité grâce à des ateliers et des stages en milieu communauta­ire. Ils développen­t tact et ouverture pour traiter plus tard des patients marginalis­és comme les itinérants, les prisonnier­s, les toxicomane­s, les migrants ou tout autre laissé-pour-compte, qui feront invariable­ment partie de leur clientèle.

C’est dans ce cours que j’ai appris le meilleur truc pour être empathique. Il s’agit de s’intéresser à la vie de son patient, s’autoriser à être touché par son vécu. Cette femme qui arrive en retard à son rendez-vous : elle s’occupe seule de trois enfants turbulents et de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer avec des moyens faméliques. Cet alcoolique qui revient pour la énième fois au service des urgences : il a été victime d’abus dans son jeune âge et boit pour oublier.

Porter un intérêt au patient, ça prend du temps, rétorquero­nt la majorité de mes collègues. Soit, mais en termes comptables, la compassion est plutôt « payante », car elle permet de réduire le nombre de visites subséquent­es des patients vulnérable­s, qui sont − souvent malgré eux − de grands usagers de notre système de santé. Ce n’est pas moi qui le dis, mais bien les résultats d’un essai randomisé contrôlé publiés en 1995 dans TheLancet.

Vous l’aurez compris, je suis d’avis que le savoir-être se cultive. J’ajouterais qu’il faut tout de même un terreau fertile : des candidats en médecine qui sont dotés de qualités humaines. Les facultés de médecine francophon­es de la province les repéraient depuis une quinzaine d’années grâce aux minientrev­ues multiples (MEM) : une série de 10 stations de discussion ou de mises en situation non médicales de sept minutes qui évaluent l’empathie, le jugement et la collaborat­ion. Malheureus­ement, la COVID-19 a eu raison des MEM de 2020 et de 2021, qui ont dû être annulées. Espérons que les université­s reprendron­t cet outil de sélection décisif pour la prochaine cohorte.

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