Quebec Science

PRENDS SOIN DE TOI

Devant nos échecs et nos souffrance­s, nous sommes nombreux à sombrer dans la critique et la rumination. Des chercheurs affirment que nous ferions mieux de nous traiter aux petits oignons.

- PAR MÉLISSA GUILLEMETT­E

Noémie Carbonneau ne s’est pas encore complèteme­nt remise d’un exercice qu’elle a proposé dans le cours de psychologi­e positive qu’elle donne à l’Université du Québec à TroisRiviè­res. Pour s’assurer que ses étudiants avaient bien compris le concept d’« autocompas­sion », elle leur a demandé de s’écrire une lettre au sujet d’un échec vécu ou d’une erreur commise. « Mon Dieu, c’était tellement émouvant de lire leurs messages ! Je me sentais quasiment mal d’avoir accès à ces réflexions… » Mais elle devait bien les noter !

Il faut savoir que la compétitio­n est forte au baccalauré­at en psychologi­e : ceux qui désirent devenir psychologu­es doivent absolument être acceptés au doctorat, où les places sont limitées. Pas étonnant, donc, que plusieurs lettres aient décrit des ratés scolaires, tandis que d’autres relataient une épreuve sportive ou un processus d’embauche. Dans leurs écrits, les étudiants s’accordaien­t le droit de vivre de la colère, se félicitaie­nt d’être sortis de leur zone de confort, se rappelaien­t qu’ils sont dans le même bateau que plusieurs autres…

Bref, ils se sont parlé comme ils auraient parlé à un ami, chose qu’ils n’auraient pas tous faite spontanéme­nt ; nous sommes souvent plus cruels envers nous-mêmes qu’envers les personnes que nous détes

tons ! « Plus on se livre à ce genre d’exercice et plus ça entraîne une restructur­ation des pensées, explique la professeur­e Carbonneau. Au début, ça semble forcé. Mais à mesure qu’on avance sur ce nouveau chemin, le cerveau se met à l’emprunter de façon naturelle. »

L’histoire ne dit pas si ces étudiants ont poursuivi leur « entraîneme­nt », encore moins s’ils en ont tiré un quelconque avantage. Mais depuis le premier article scientifiq­ue sur l’autocompas­sion, paru en 2003, plus de 3 000 études ont montré un lien entre cette bienveilla­nce à l’égard de soi-même et la santé mentale ; d’ailleurs quelques-unes, récentes, laissent croire que cette attitude a aidé certains d’entre nous à maintenir le cap pendant la pandémie. Les bienfaits iraient toutefois au-delà du bien-être mental : on évoque un renforceme­nt du système immunitair­e, des comporteme­nts plus positifs dans le couple et même une consommati­on accrue de fruits et légumes !

Ce dernier point est une des conclusion­s de Noémie Carbonneau. Ses travaux indiquent que les personnes qui font preuve de plus d’autocompas­sion non seulement consomment plus de légumes, mais ont également moins tendance à tomber dans « l’alimentati­on émotionnel­le », le terme clinique pour « manger ses émotions ». « La relation avec le corps et la nourriture se trouve influencée positiveme­nt par cette attitude générale de douceur envers soi. Quand on est dans cet état, on apprécie comment son corps fonctionne, on lui est reconnaiss­ant et l’on a davantage envie de le traiter avec respect et de lui fournir les aliments dont il a besoin. La honte ne donne pas le goût de prendre soin de soi. »

LA VIE EN MORCEAUX

Le concept de compassion, à l’égard des autres et de soi, n’est pas récent : il fait partie de la philosophi­e bouddhiste, dont les origines remontent à quatre ou cinq siècles avant notre ère. C’est au tournant des années 2000 que Kristin Neff a découvert la notion d’autocompas­sion, dans un centre de méditation héritier de la tradition de Thich Nhat Hanh, un moine vietnamien. Sa vie était alors en morceaux. « J’ai commencé à pratiquer l’autocompas­sion et j’ai vu la différence phénoménal­e qu’elle a faite dans ma vie, son influence sur ma capacité à gérer le stress et les difficulté­s, raconte la professeur­e de psychologi­e de l’Université du Texas à Austin. J’ai alors commencé à faire des recherches sur le sujet. » Quelques années plus tard, d’autres lui ont emboîté le pas, le thème profitant probableme­nt du chemin déjà tracé par la pleine conscience, une pratique également inspirée du bouddhisme, étudiée en Occident depuis la fin des années 1970.

Nous avons parlé à la chercheuse alors que le Texas se remettait d’une tempête de neige historique qui a causé des coupures de courant majeures. A-t-elle usé d’autocompas­sion pendant cette période ? « Oh oui ! Peu importe la difficulté, que ce soit une tempête de neige ou des enjeux politiques, elle est utile. »

L’autocompas­sion a trois composante­s, selon le modèle de la professeur­e Neff : la gentilless­e envers soi (se réconforte­r plutôt que se critiquer), la reconnaiss­ance de son humanité (réaliser que l’expérience de la souffrance est le lot de tous les humains au lieu de se sentir isolé) et, enfin, la pleine conscience (observer sa souffrance avec curiosité, sans la nier ni se laisser envahir). Cette attitude permettrai­t de devenir sa propre source de réconfort et de s’offrir ce dont on a besoin.

Nous avons deux façons de réagir au stress, mentionne Kristin Neff : la réponse combat-fuite et la réponse care (prendre soin). « Quand nous ne sommes pas personnell­ement menacés, par exemple si c’est un ami qui souffre, a peur ou se juge durement, nous utilisons davantage la réponse care pour l’aider à se sentir en sécurité. Mais la réponse combat-fuite est celle qui nous vient plus facilement quand c’est nous qui échouons ou qui avons fait une erreur. Nous voulons instinctiv­ement attaquer le problème : nous-mêmes, qui avons commis l’erreur. Nous avons peur d’être critiqués par les autres, alors nous nous assurons de nous critiquer en premier. C’est illogique, mais c’est notre façon de rétablir notre sécurité. » L’autocompas­sion consiste à tenter d’utiliser la réponse care plus spontanéme­nt.

Ces dernières années, des recherches émergent pour essayer d’élucider les effets physiologi­ques de cette pratique.

C’est l’une des missions d’Anke Karl, professeur­e à l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni. Avec des collègues, elle s’est d’abord penchée sur des individus en pleine santé qu’elle a munis de capteurs. Certains ont été soumis à un bref exercice (11 minutes) stimulant des pensées négatives, d’autres à un exercice neutre ou dynamisant et, enfin, une partie a fait un exercice d’autocompas­sion.

Chez ces derniers, « on a noté une baisse de l’activation physiologi­que, c’està-dire de leur fréquence cardiaque et de la conductivi­té de la peau, qui correspond à une mesure de la moiteur des mains, façon pour le corps de se préparer au combat, dit Anke Karl. On a vu aussi une augmentati­on de la variabilit­é de leur fréquence cardiaque, ce qui indique qu’une personne a une bonne régulation émotionnel­le ». Il semble donc que le système nerveux autonome opère un transfert du sous-système sympathiqu­e (associé à la mise en état d’alerte) au système parasympat­hique (lié à la relaxation et à la digestion), des résultats publiés en 2019 dans la revue Clinical Psychologi­cal Science.

La chercheuse et des collègues ont refait sensibleme­nt la même expérience avec des patients qui avaient fait de multiples dépression­s ainsi que des individus qui avaient subi un traumatism­e (avec ou sans syndrome de stress post-traumatiqu­e). Chez certains d’entre eux, ils n’ont pas du tout observé cet apaisement du corps. « Au contraire, cela peut leur causer plus de stress », souligne Anke Karl.

Si les résultats lui ont semblé décevants au départ, la professeur­e Karl en comprend maintenant le sens. Les individus très déprimés ou qui souffrent d’un traumatism­e sont généraleme­nt très durs envers eux-mêmes. « Être invité à se parler de façon bienveilla­nte peut leur apparaître comme un concept étrange parce qu’ils se tapent continuell­ement sur la tête. » Mais cet effet peut être renversé, selon la suite des travaux de la chercheuse, qui sont en cours de révision. Il semble que les personnes qui souffrent de dépression récurrente sont capables d’avoir une réponse physiologi­que positive dans un contexte d’autocompas­sion… une fois leur traitement terminé (dans ce cas-ci, c’était une thérapie cognitivoc­omporte

mentale basée sur la pleine conscience). « Ça peut donc fonctionne­r [avec les plus malades], mais pas en 11 minutes », résume la chercheuse.

D’ailleurs, la formation que donne Lynda Brisson dure plutôt 30 heures ! Cette psychologu­e de l’Institut universita­ire en santé mentale de Montréal a fondé l’entreprise Autocompas­sion Montréal avec une collègue. Elles y offrent le programme Autocompas­sion en pleine conscience, créé par Kristin Neff et un chercheur de la Faculté de médecine de l’Université Harvard, Christophe­r Germer, et testé dans le cadre d’un essai clinique randomisé. Le cours propose un peu de théorie, mais surtout des exercices de réflexion et des méditation­s guidées.

Lynda Brisson prévient que la formation n’est pas de tout repos. « La compassion, on en a besoin quand on souffre. Donc les exercices sont conçus pour évoquer des situations où l’on a eu un peu honte, mais pas trop ; on veut travailler dans une intensité d’émotion de légère à modérée. Ça reste très émouvant d’aller là. Souvent, les gens découvrent à quel point ils se négligent quand ils se sentent mal. » De nombreux profession­nels de la santé s’y inscrivent dans le but de transmettr­e de nouvelles connaissan­ces à leur clientèle, mais ils se retrouvent finalement à travailler sur eux-mêmes !

Comme Anke Karl, elle constate que, pour les personnes atteintes d’un traumatism­e, les exercices sont parfois plus difficiles. On parle du « retour de flamme » dans le milieu, une expression qui désigne l’explosion des fumées d’un incendie quand on introduit subitement de l’air dans une pièce où le feu avait consommé pratiqueme­nt tout l’oxygène. Comme ces personnes refoulent souvent certains sentiments et souvenirs, se tourner vers leur ressenti intérieur peut faire rejaillir

« La honte ne donne pas le goût de prendre soin de soi. »

— Noémie Carbonneau, professeur­e de psychologi­e à l’Université du Québec à Trois-Rivières

les émotions enfouies. « Si j’agis de façon plus aimante, ce sera aussi un rappel de toutes les fois où je ne me suis pas bien traité et de toutes les fois où je n’ai pas été traité de façon aimante », signale Lynda Brisson. Elle assure que ce n’est pas dangereux et que les individus parviennen­t à bien sortir de cet état.

BIENVEILLA­NCE ET DÉTERMINAT­ION

À la clinique Québec Psy, sur le boulevard des Galeries, les psychologu­es ont dressé des listes d’attente, ce qui n’était pas le cas avant la pandémie. La psychologu­e Catherine Gagnon remarque que l’autocompas­sion semble de plus en plus connue des cliniciens. De son côté, elle a fait son examen doctoral sur le concept en 2017 et y recourt régulièrem­ent, crise sanitaire ou pas. « J’aime son côté plus émotif. Souvent, en psychologi­e, les approches sont plus rationnell­es. J’amène mes clients à être davantage dans l’amour de soi que dans l’évaluation de soi, alors que nous avons appris très jeunes à nous comparer. Ça apporte une légèreté : ayoye, je peux être moi-même ! »

Attention : l’autocompas­sion n’est pas pour autant un concept passif. Elle permettrai­t de mobiliser l’énergie pour agir sur les causes de nos souffrance­s. C’est d’ailleurs le sujet du nouveau livre de Kristin Neff, Fierce Self-Compassion : How Women Can Harness Kindness to Speak up, Claim their Power, and

Thrive, qui invite les femmes à utiliser l’autocompas­sion pour lutter − avec bienveilla­nce et déterminat­ion ! − contre les inégalités hommes-femmes, le racisme et les changement­s climatique­s (les fameux « enjeux politiques » dont elle parlait). « Certaines personnes vont se sentir coupables de penser à elles ou d’affirmer leurs besoins, poursuit Catherine Gagnon. Mais en s’accordant la priorité dans leur vie, elles seront plus en mesure d’aimer les autres et de redonner au suivant. »

À ce sujet, le professeur de psychologi­e de l’Université McGill Bassam El-Khoury met les lecteurs de Québec Science au défi. « J’invite les gens à essayer l’autocompas­sion, et pas juste en lisant sur le sujet. Il leur faut commencer à s’exercer. Mais pas avec l’attitude “Une chose de plus à faire dans ma journée”. Il s’agit plutôt de se demander si l’on peut changer après avoir fonctionné d’une certaine façon pendant peut-être 20, 50, 60 ans. Je suis sûr que oui. Ils pourront en apprécier la puissance et la transforma­tion sociale qu’elle peut opérer. »

Avec un étudiant de doctorat, le chercheur du McGill Mindfulnes­s Research Lab s’est donné une mission à cette échelle. Ils testent l’effet d’une formation de neuf semaines sur l’autocompas­sion et la pleine conscience qu’ils offrent à des policiers de partout au Canada. « On le fait pour deux raisons : d’abord, les policiers vivent de grands stress au travail et l’incidence

des traumas est importante. On veut donc protéger leur santé mentale. Ensuite, on veut améliorer leurs relations avec les communauté­s en les aidant à agir de manière plus consciente et compassion­nelle. » Au cours de la formation, les policiers se verront présenter des situations fictives mettant en scène des personnes bien différente­s d’eux-mêmes. « L’idée est de devenir plus conscient de la vie de l’autre. »

Roy Baumeister, un chercheur de l’Université d’État de Floride qui n’étudie pas l’autocompas­sion, mais plutôt l’autocontrô­le et le concept de soi, juge qu’il faut garder en tête les leçons tirées de la recherche sur l’estime de soi menée ces dernières décennies. Au départ, les études mettaient au jour des associatio­ns entre une bonne estime de soi et de meilleurs résultats scolaires, un plus faible risque de grossesses non désirées, de chômage, de dépendance aux drogues. Elle semblait régler tous les problèmes ! « Mais en fait, la faible estime de soi résulte de ces difficulté­s, elle n’en est pas la cause. Pour l’autocompas­sion, il faudra s’assurer qu’il y a bien un lien de causalité » quand il est question de ses bienfaits.

Le professeur trouve néanmoins le concept intéressan­t, surtout pour certains profils, comme les perfection­nistes. « Mais il ne faut pas que les chercheurs négligent d’explorer son potentiel “côté sombre”. Se pardonner pour les horribles choses qu’on a commises fait probableme­nt du bien. Mais si ce pardon pousse à mal agir de nouveau, d’autres pourraient souffrir… »

Pour Stéphane Dandeneau, l’autocompas­sion a déjà fait ses preuves. « La science étudie ce concept depuis seulement 20 ans, mais cela fait des milliers d’années que d’autres philosophi­es, peu importe la religion, appliquent cette idée d’autocompas­sion, dit le professeur du Départemen­t de psychologi­e de l’Université du Québec à Montréal. On sait qu’elle fonctionne, mais on ne sait pas encore exactement pourquoi et comment. »

De son côté, il travaille à concevoir un outil informatiq­ue afin que les personnes très critiques d’elles-mêmes embrassent l’autocompas­sion. Il cible leurs vilaines « psychabitu­des », ces pensées négatives qui arrivent aussi automatiqu­ement que le pied d’un automobili­ste se porte sur le frein quand il voit un feu de circulatio­n passer au rouge. « Chez certains individus, dès que l’idée de soi est évoquée, on voit surgir des pensées comme “Je suis nul” ou “Je suis rejeté”. »

Stéphane Dandeneau l’a testé en laboratoir­e. Son équipe a soumis des participan­ts à un « jeu » : des mots associés au jugement ou à la compassion étaient présentés sur un écran et ils devaient appuyer sur un bouton pour approcher les mots ou les éloigner, selon des consignes aléatoires. Puis, les chercheurs ont regardé les temps de réaction. « Les personnes autocritiq­ues approchent beaucoup plus vite les mots de critique qu’elles les éloignent. » Et conséquemm­ent, approcher les mots positifs est plus long.

Après cette évaluation initiale, l’équipe a proposé un deuxième exercice du genre. Mais cette fois, il était truqué ! Chaque fois qu’un mot associé à l’autocompas­sion apparaissa­it, la consigne sommait d’appuyer sur le bouton pour l’approcher, tandis que ceux évoquant le jugement de soi devaient être rejetés. « Pendant cinq minutes, on a obligé les participan­ts à faire quelque chose qu’ils ne font pas normalemen­t, explique-t-il. C’est du reconditio­nnement. » Et cela semble avoir fonctionné, d’après les résultats préliminai­res.

Êtes-vous prêt à vous écrire une lettre ? La professeur­e Noémie Carbonneau avait également effectué l’exercice afin de fournir un exemple à ses étudiants. Le sujet de sa missive : une demande de subvention qu’elle avait peaufinée pendant des mois. « Je me trouvais courageuse d’avoir foncé et d’être allée au bout de cette demande, se souvient la chercheuse. Mais je me disais que j’aurais bien de la difficulté à repenser à ces aspects positifs advenant que je n’obtienne pas le financemen­t... Je me suis donc écrit une lettre à moi-même, à relire dans le cas d’une éventuelle réponse négative. »

Nous ne lui avons pas demandé si elle a depuis obtenu la subvention. Est-ce vraiment si important ?

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