PRENDS SOIN DE TOI
Devant nos échecs et nos souffrances, nous sommes nombreux à sombrer dans la critique et la rumination. Des chercheurs affirment que nous ferions mieux de nous traiter aux petits oignons.
Noémie Carbonneau ne s’est pas encore complètement remise d’un exercice qu’elle a proposé dans le cours de psychologie positive qu’elle donne à l’Université du Québec à TroisRivières. Pour s’assurer que ses étudiants avaient bien compris le concept d’« autocompassion », elle leur a demandé de s’écrire une lettre au sujet d’un échec vécu ou d’une erreur commise. « Mon Dieu, c’était tellement émouvant de lire leurs messages ! Je me sentais quasiment mal d’avoir accès à ces réflexions… » Mais elle devait bien les noter !
Il faut savoir que la compétition est forte au baccalauréat en psychologie : ceux qui désirent devenir psychologues doivent absolument être acceptés au doctorat, où les places sont limitées. Pas étonnant, donc, que plusieurs lettres aient décrit des ratés scolaires, tandis que d’autres relataient une épreuve sportive ou un processus d’embauche. Dans leurs écrits, les étudiants s’accordaient le droit de vivre de la colère, se félicitaient d’être sortis de leur zone de confort, se rappelaient qu’ils sont dans le même bateau que plusieurs autres…
Bref, ils se sont parlé comme ils auraient parlé à un ami, chose qu’ils n’auraient pas tous faite spontanément ; nous sommes souvent plus cruels envers nous-mêmes qu’envers les personnes que nous détes
tons ! « Plus on se livre à ce genre d’exercice et plus ça entraîne une restructuration des pensées, explique la professeure Carbonneau. Au début, ça semble forcé. Mais à mesure qu’on avance sur ce nouveau chemin, le cerveau se met à l’emprunter de façon naturelle. »
L’histoire ne dit pas si ces étudiants ont poursuivi leur « entraînement », encore moins s’ils en ont tiré un quelconque avantage. Mais depuis le premier article scientifique sur l’autocompassion, paru en 2003, plus de 3 000 études ont montré un lien entre cette bienveillance à l’égard de soi-même et la santé mentale ; d’ailleurs quelques-unes, récentes, laissent croire que cette attitude a aidé certains d’entre nous à maintenir le cap pendant la pandémie. Les bienfaits iraient toutefois au-delà du bien-être mental : on évoque un renforcement du système immunitaire, des comportements plus positifs dans le couple et même une consommation accrue de fruits et légumes !
Ce dernier point est une des conclusions de Noémie Carbonneau. Ses travaux indiquent que les personnes qui font preuve de plus d’autocompassion non seulement consomment plus de légumes, mais ont également moins tendance à tomber dans « l’alimentation émotionnelle », le terme clinique pour « manger ses émotions ». « La relation avec le corps et la nourriture se trouve influencée positivement par cette attitude générale de douceur envers soi. Quand on est dans cet état, on apprécie comment son corps fonctionne, on lui est reconnaissant et l’on a davantage envie de le traiter avec respect et de lui fournir les aliments dont il a besoin. La honte ne donne pas le goût de prendre soin de soi. »
LA VIE EN MORCEAUX
Le concept de compassion, à l’égard des autres et de soi, n’est pas récent : il fait partie de la philosophie bouddhiste, dont les origines remontent à quatre ou cinq siècles avant notre ère. C’est au tournant des années 2000 que Kristin Neff a découvert la notion d’autocompassion, dans un centre de méditation héritier de la tradition de Thich Nhat Hanh, un moine vietnamien. Sa vie était alors en morceaux. « J’ai commencé à pratiquer l’autocompassion et j’ai vu la différence phénoménale qu’elle a faite dans ma vie, son influence sur ma capacité à gérer le stress et les difficultés, raconte la professeure de psychologie de l’Université du Texas à Austin. J’ai alors commencé à faire des recherches sur le sujet. » Quelques années plus tard, d’autres lui ont emboîté le pas, le thème profitant probablement du chemin déjà tracé par la pleine conscience, une pratique également inspirée du bouddhisme, étudiée en Occident depuis la fin des années 1970.
Nous avons parlé à la chercheuse alors que le Texas se remettait d’une tempête de neige historique qui a causé des coupures de courant majeures. A-t-elle usé d’autocompassion pendant cette période ? « Oh oui ! Peu importe la difficulté, que ce soit une tempête de neige ou des enjeux politiques, elle est utile. »
L’autocompassion a trois composantes, selon le modèle de la professeure Neff : la gentillesse envers soi (se réconforter plutôt que se critiquer), la reconnaissance de son humanité (réaliser que l’expérience de la souffrance est le lot de tous les humains au lieu de se sentir isolé) et, enfin, la pleine conscience (observer sa souffrance avec curiosité, sans la nier ni se laisser envahir). Cette attitude permettrait de devenir sa propre source de réconfort et de s’offrir ce dont on a besoin.
Nous avons deux façons de réagir au stress, mentionne Kristin Neff : la réponse combat-fuite et la réponse care (prendre soin). « Quand nous ne sommes pas personnellement menacés, par exemple si c’est un ami qui souffre, a peur ou se juge durement, nous utilisons davantage la réponse care pour l’aider à se sentir en sécurité. Mais la réponse combat-fuite est celle qui nous vient plus facilement quand c’est nous qui échouons ou qui avons fait une erreur. Nous voulons instinctivement attaquer le problème : nous-mêmes, qui avons commis l’erreur. Nous avons peur d’être critiqués par les autres, alors nous nous assurons de nous critiquer en premier. C’est illogique, mais c’est notre façon de rétablir notre sécurité. » L’autocompassion consiste à tenter d’utiliser la réponse care plus spontanément.
Ces dernières années, des recherches émergent pour essayer d’élucider les effets physiologiques de cette pratique.
C’est l’une des missions d’Anke Karl, professeure à l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni. Avec des collègues, elle s’est d’abord penchée sur des individus en pleine santé qu’elle a munis de capteurs. Certains ont été soumis à un bref exercice (11 minutes) stimulant des pensées négatives, d’autres à un exercice neutre ou dynamisant et, enfin, une partie a fait un exercice d’autocompassion.
Chez ces derniers, « on a noté une baisse de l’activation physiologique, c’està-dire de leur fréquence cardiaque et de la conductivité de la peau, qui correspond à une mesure de la moiteur des mains, façon pour le corps de se préparer au combat, dit Anke Karl. On a vu aussi une augmentation de la variabilité de leur fréquence cardiaque, ce qui indique qu’une personne a une bonne régulation émotionnelle ». Il semble donc que le système nerveux autonome opère un transfert du sous-système sympathique (associé à la mise en état d’alerte) au système parasympathique (lié à la relaxation et à la digestion), des résultats publiés en 2019 dans la revue Clinical Psychological Science.
La chercheuse et des collègues ont refait sensiblement la même expérience avec des patients qui avaient fait de multiples dépressions ainsi que des individus qui avaient subi un traumatisme (avec ou sans syndrome de stress post-traumatique). Chez certains d’entre eux, ils n’ont pas du tout observé cet apaisement du corps. « Au contraire, cela peut leur causer plus de stress », souligne Anke Karl.
Si les résultats lui ont semblé décevants au départ, la professeure Karl en comprend maintenant le sens. Les individus très déprimés ou qui souffrent d’un traumatisme sont généralement très durs envers eux-mêmes. « Être invité à se parler de façon bienveillante peut leur apparaître comme un concept étrange parce qu’ils se tapent continuellement sur la tête. » Mais cet effet peut être renversé, selon la suite des travaux de la chercheuse, qui sont en cours de révision. Il semble que les personnes qui souffrent de dépression récurrente sont capables d’avoir une réponse physiologique positive dans un contexte d’autocompassion… une fois leur traitement terminé (dans ce cas-ci, c’était une thérapie cognitivocomporte
mentale basée sur la pleine conscience). « Ça peut donc fonctionner [avec les plus malades], mais pas en 11 minutes », résume la chercheuse.
D’ailleurs, la formation que donne Lynda Brisson dure plutôt 30 heures ! Cette psychologue de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal a fondé l’entreprise Autocompassion Montréal avec une collègue. Elles y offrent le programme Autocompassion en pleine conscience, créé par Kristin Neff et un chercheur de la Faculté de médecine de l’Université Harvard, Christopher Germer, et testé dans le cadre d’un essai clinique randomisé. Le cours propose un peu de théorie, mais surtout des exercices de réflexion et des méditations guidées.
Lynda Brisson prévient que la formation n’est pas de tout repos. « La compassion, on en a besoin quand on souffre. Donc les exercices sont conçus pour évoquer des situations où l’on a eu un peu honte, mais pas trop ; on veut travailler dans une intensité d’émotion de légère à modérée. Ça reste très émouvant d’aller là. Souvent, les gens découvrent à quel point ils se négligent quand ils se sentent mal. » De nombreux professionnels de la santé s’y inscrivent dans le but de transmettre de nouvelles connaissances à leur clientèle, mais ils se retrouvent finalement à travailler sur eux-mêmes !
Comme Anke Karl, elle constate que, pour les personnes atteintes d’un traumatisme, les exercices sont parfois plus difficiles. On parle du « retour de flamme » dans le milieu, une expression qui désigne l’explosion des fumées d’un incendie quand on introduit subitement de l’air dans une pièce où le feu avait consommé pratiquement tout l’oxygène. Comme ces personnes refoulent souvent certains sentiments et souvenirs, se tourner vers leur ressenti intérieur peut faire rejaillir
« La honte ne donne pas le goût de prendre soin de soi. »
— Noémie Carbonneau, professeure de psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières
les émotions enfouies. « Si j’agis de façon plus aimante, ce sera aussi un rappel de toutes les fois où je ne me suis pas bien traité et de toutes les fois où je n’ai pas été traité de façon aimante », signale Lynda Brisson. Elle assure que ce n’est pas dangereux et que les individus parviennent à bien sortir de cet état.
BIENVEILLANCE ET DÉTERMINATION
À la clinique Québec Psy, sur le boulevard des Galeries, les psychologues ont dressé des listes d’attente, ce qui n’était pas le cas avant la pandémie. La psychologue Catherine Gagnon remarque que l’autocompassion semble de plus en plus connue des cliniciens. De son côté, elle a fait son examen doctoral sur le concept en 2017 et y recourt régulièrement, crise sanitaire ou pas. « J’aime son côté plus émotif. Souvent, en psychologie, les approches sont plus rationnelles. J’amène mes clients à être davantage dans l’amour de soi que dans l’évaluation de soi, alors que nous avons appris très jeunes à nous comparer. Ça apporte une légèreté : ayoye, je peux être moi-même ! »
Attention : l’autocompassion n’est pas pour autant un concept passif. Elle permettrait de mobiliser l’énergie pour agir sur les causes de nos souffrances. C’est d’ailleurs le sujet du nouveau livre de Kristin Neff, Fierce Self-Compassion : How Women Can Harness Kindness to Speak up, Claim their Power, and
Thrive, qui invite les femmes à utiliser l’autocompassion pour lutter − avec bienveillance et détermination ! − contre les inégalités hommes-femmes, le racisme et les changements climatiques (les fameux « enjeux politiques » dont elle parlait). « Certaines personnes vont se sentir coupables de penser à elles ou d’affirmer leurs besoins, poursuit Catherine Gagnon. Mais en s’accordant la priorité dans leur vie, elles seront plus en mesure d’aimer les autres et de redonner au suivant. »
À ce sujet, le professeur de psychologie de l’Université McGill Bassam El-Khoury met les lecteurs de Québec Science au défi. « J’invite les gens à essayer l’autocompassion, et pas juste en lisant sur le sujet. Il leur faut commencer à s’exercer. Mais pas avec l’attitude “Une chose de plus à faire dans ma journée”. Il s’agit plutôt de se demander si l’on peut changer après avoir fonctionné d’une certaine façon pendant peut-être 20, 50, 60 ans. Je suis sûr que oui. Ils pourront en apprécier la puissance et la transformation sociale qu’elle peut opérer. »
Avec un étudiant de doctorat, le chercheur du McGill Mindfulness Research Lab s’est donné une mission à cette échelle. Ils testent l’effet d’une formation de neuf semaines sur l’autocompassion et la pleine conscience qu’ils offrent à des policiers de partout au Canada. « On le fait pour deux raisons : d’abord, les policiers vivent de grands stress au travail et l’incidence
des traumas est importante. On veut donc protéger leur santé mentale. Ensuite, on veut améliorer leurs relations avec les communautés en les aidant à agir de manière plus consciente et compassionnelle. » Au cours de la formation, les policiers se verront présenter des situations fictives mettant en scène des personnes bien différentes d’eux-mêmes. « L’idée est de devenir plus conscient de la vie de l’autre. »
Roy Baumeister, un chercheur de l’Université d’État de Floride qui n’étudie pas l’autocompassion, mais plutôt l’autocontrôle et le concept de soi, juge qu’il faut garder en tête les leçons tirées de la recherche sur l’estime de soi menée ces dernières décennies. Au départ, les études mettaient au jour des associations entre une bonne estime de soi et de meilleurs résultats scolaires, un plus faible risque de grossesses non désirées, de chômage, de dépendance aux drogues. Elle semblait régler tous les problèmes ! « Mais en fait, la faible estime de soi résulte de ces difficultés, elle n’en est pas la cause. Pour l’autocompassion, il faudra s’assurer qu’il y a bien un lien de causalité » quand il est question de ses bienfaits.
Le professeur trouve néanmoins le concept intéressant, surtout pour certains profils, comme les perfectionnistes. « Mais il ne faut pas que les chercheurs négligent d’explorer son potentiel “côté sombre”. Se pardonner pour les horribles choses qu’on a commises fait probablement du bien. Mais si ce pardon pousse à mal agir de nouveau, d’autres pourraient souffrir… »
Pour Stéphane Dandeneau, l’autocompassion a déjà fait ses preuves. « La science étudie ce concept depuis seulement 20 ans, mais cela fait des milliers d’années que d’autres philosophies, peu importe la religion, appliquent cette idée d’autocompassion, dit le professeur du Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. On sait qu’elle fonctionne, mais on ne sait pas encore exactement pourquoi et comment. »
De son côté, il travaille à concevoir un outil informatique afin que les personnes très critiques d’elles-mêmes embrassent l’autocompassion. Il cible leurs vilaines « psychabitudes », ces pensées négatives qui arrivent aussi automatiquement que le pied d’un automobiliste se porte sur le frein quand il voit un feu de circulation passer au rouge. « Chez certains individus, dès que l’idée de soi est évoquée, on voit surgir des pensées comme “Je suis nul” ou “Je suis rejeté”. »
Stéphane Dandeneau l’a testé en laboratoire. Son équipe a soumis des participants à un « jeu » : des mots associés au jugement ou à la compassion étaient présentés sur un écran et ils devaient appuyer sur un bouton pour approcher les mots ou les éloigner, selon des consignes aléatoires. Puis, les chercheurs ont regardé les temps de réaction. « Les personnes autocritiques approchent beaucoup plus vite les mots de critique qu’elles les éloignent. » Et conséquemment, approcher les mots positifs est plus long.
Après cette évaluation initiale, l’équipe a proposé un deuxième exercice du genre. Mais cette fois, il était truqué ! Chaque fois qu’un mot associé à l’autocompassion apparaissait, la consigne sommait d’appuyer sur le bouton pour l’approcher, tandis que ceux évoquant le jugement de soi devaient être rejetés. « Pendant cinq minutes, on a obligé les participants à faire quelque chose qu’ils ne font pas normalement, explique-t-il. C’est du reconditionnement. » Et cela semble avoir fonctionné, d’après les résultats préliminaires.
Êtes-vous prêt à vous écrire une lettre ? La professeure Noémie Carbonneau avait également effectué l’exercice afin de fournir un exemple à ses étudiants. Le sujet de sa missive : une demande de subvention qu’elle avait peaufinée pendant des mois. « Je me trouvais courageuse d’avoir foncé et d’être allée au bout de cette demande, se souvient la chercheuse. Mais je me disais que j’aurais bien de la difficulté à repenser à ces aspects positifs advenant que je n’obtienne pas le financement... Je me suis donc écrit une lettre à moi-même, à relire dans le cas d’une éventuelle réponse négative. »
Nous ne lui avons pas demandé si elle a depuis obtenu la subvention. Est-ce vraiment si important ?