Quebec Science

FACE À LA TEMPÊTE

- PAR FRÉDÉRICK LAVOIE PHOTOS : ZOYA THOMAS LOBO

vant la pandémie de COVID-19, Vidya Sagar ne vivait que pour le lavani, une danse traditionn­elle de l’État du Maharashtr­a. Grâce aux revenus qu’elle tirait de ses prestation­s aux quatre coins de l’Inde, la femme transgenre de 39 ans arrivait à subvenir aux besoins des 11 membres de sa famille biologique élargie, dont elle est le principal soutien financier.

Un an plus tard, elle danse toujours, mais sans public, seule devant son miroir en se maquillant et en s’habillant pour se rendre à un poste de péage d’autoroute où elle recueille désormais les aumônes des automobili­stes en échange d’une prière favorable.

« Le premier jour où j’y suis allée, en octobre, le soleil tapait très fort. Il fallait porter un masque et les gens avaient peur de nous. Quand nous cognions aux fenêtres, on nous ignorait. J’ai pleuré ce jour-là. Mais je ne me suis pas laissé abattre », confie Vidya Sagar, qui nous reçoit dans sa chambre exigüe d’un bidonville d’Ulhasnagar, en banlieue de Mumbai.

Malgré sa déterminat­ion, elle ne gagne plus que la moitié des revenus qu’elle touchait avant la pandémie. Et surtout, la scène lui manque énormément. « Quand je dansais, j’étais détendue. Maintenant, je suis toujours stressée », dit celle qui a passé les premiers mois du confinemen­t à organiser la distributi­on quotidienn­e de rations alimentair­es pour les quelque 250 transgenre­s d’Ulhasnagar et d’autres personnes défavorisé­es.

La situation précaire dans laquelle la pandémie a laissé Vidya Sagar est loin d’être unique dans sa communauté. La quasitotal­ité des quelque deux millions de femmes transgenre­s que compte le pays tirent en effet leurs revenus d’activités informelle­s requérant un contact avec le public. Il faut savoir que les membres de cette communauté, souvent appelées hijras − un terme que certaines d’entre elles jugent péjoratif, mais qui est encore largement en usage −,

ont un statut paradoxal en Inde : depuis des millénaire­s, on leur attribue des pouvoirs mystiques de bénédictio­n tout en entretenan­t des craintes superstiti­euses à leur égard. Elles se retrouvent ainsi cantonnées dans une poignée de métiers : sollicitat­ion d’aumônes dans les lieux publics, bénédictio­n de nouveau-nés, de mariés et de nouveaux commerces, mais aussi travail du sexe.

CHERCHER EN AIDANT

Comment mieux soutenir les différente­s minorités sexuelles à travers le monde dans leurs défis particulie­rs en contexte de pandémie ? C’est la question que s’est posée Peter Newman, professeur à la Faculté de travail social Factor-Inwentash de l’Université de Toronto. Quand le monde s’est refermé sur lui-même en mars 2020, il se trouvait en Asie pour rencontrer ses partenaire­s de recherche dans le cadre d’une vaste étude sur l’inclusion des communauté­s LGBT+ en Inde et en Thaïlande. Un an plus tard, il est toujours à Bangkok, mais ses projets ne sont plus les mêmes. « Nous avons modifié nos plans pour répondre aux défis d’inclusion qui étaient là, devant nos yeux, au coeur de cette pandémie », explique-t-il.

C’est ainsi que ses partenaire­s et lui ont imaginé une interventi­on par des pairs-conseiller­s et paires-conseillèr­es

qui permettrai­t non seulement de documenter les expérience­s personnell­es de gens comme Vidya Sagar, mais aussi de les aider à minimiser les risques d’infection au SRAS-CoV-2 et les répercussi­ons de la pandémie sur leur santé mentale et leur situation socioécono­mique en Inde, en Thaïlande et au Canada. Dans chacun de ces pays, on interroger­a 100 trans, 100 hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et 100 femmes ayant des rapports sexuels avec des femmes. « Nous ne voulons pas seulement collecter des données sans causer de préjudice. Nous faisons un travail engagé dans la communauté, indique Peter Newman. L’idée, c’est aussi de pouvoir dire “Oh, vous manquez de nourriture et de médicament­s” et de guider les participan­ts et participan­tes vers les ressources appropriée­s. »

Cette approche, dite par entretiens motivation­nels, est « centrée sur le client » et « fondée sur l’écoute sans jugement ». « Nous voulons faire sentir aux gens que nous les comprenons », poursuit Peter Newman. Les chercheurs tiennent compte du fait que les communauté­s LGBT+ entretienn­ent une méfiance à l’égard des institutio­ns censées les aider, comme le système de santé ou les forces de l’ordre, qui ont souvent contribué et qui contribuen­t encore à leur marginalis­ation.

L’approche par entretiens motivation­nels a déjà fait ses preuves par le passé, soutient Peter Newman, notamment avec les utilisateu­rs et utilisatri­ces de drogues. « On ne dit pas aux gens de cesser un comporteme­nt [néfaste]. La question est plutôt de savoir ce qu’iels* pourraient faire, considéran­t leur situation, pour réduire les risques courus. On veut les amener à un niveau inférieur de risque. » Dans le cas des travailleu­rs et travailleu­ses du sexe, cela signifie les orienter vers des ressources − tels les banques alimentair­es ou les programmes d’aide financière au logement − qui leur permettron­t de ne plus dépendre du travail du sexe pour répondre à leurs besoins de base, illustre le chercheur.

Le contexte pandémique apporte toutefois un défi supplément­aire dans la conduite d’une telle étude : en raison des mesures sanitaires, les trois entretiens motivation­nels avec chacune et chacun des 900 volontaire­s doivent être menés de manière entièremen­t virtuelle, par l’entremise d’applicatio­ns de visioconfé­rence. Or, tous et toutes n’ont pas accès à ces technologi­es ou encore n’ont pas les compétence­s numériques nécessaire­s pour les utiliser. Les échanges s’en trouvent d’autant plus compliqués. C’est sans compter la perte du contact humain qui, à elle seule, peut fragiliser les échanges. Peter Newman voit tout de même dans ces outils un grand potentiel pour l’avenir des interventi­ons communauta­ires. « L’avantage, c’est qu’on peut atteindre un large bassin de la population sans augmenter les risques [d’infection]. » Même en temps non pandémique­s, les interventi­ons de télémédeci­ne permettent de joindre plus facilement les personnes isolées socialemen­t ou géographiq­uement. Le fait que les conseiller­s et conseillèr­es s’identifien­t aussi comme appartenan­t à une minorité sexuelle contribue par ailleurs à instaurer un climat de confiance malgré la distance, estime le professeur.

DOMMAGES COLLATÉRAU­X

Le calendrier prévu pour effectuer l’étude a toutefois connu des retards. Et

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 ??  ?? Vidya Sagar se prépare à remonter brièvement sur scène pour un numéro de danse lavani à l’occasion d’une cérémonie de remise de prix de la communauté transgenre de Mumbai en mars 2021.
Vidya Sagar se prépare à remonter brièvement sur scène pour un numéro de danse lavani à l’occasion d’une cérémonie de remise de prix de la communauté transgenre de Mumbai en mars 2021.
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