FACE À LA TEMPÊTE
vant la pandémie de COVID-19, Vidya Sagar ne vivait que pour le lavani, une danse traditionnelle de l’État du Maharashtra. Grâce aux revenus qu’elle tirait de ses prestations aux quatre coins de l’Inde, la femme transgenre de 39 ans arrivait à subvenir aux besoins des 11 membres de sa famille biologique élargie, dont elle est le principal soutien financier.
Un an plus tard, elle danse toujours, mais sans public, seule devant son miroir en se maquillant et en s’habillant pour se rendre à un poste de péage d’autoroute où elle recueille désormais les aumônes des automobilistes en échange d’une prière favorable.
« Le premier jour où j’y suis allée, en octobre, le soleil tapait très fort. Il fallait porter un masque et les gens avaient peur de nous. Quand nous cognions aux fenêtres, on nous ignorait. J’ai pleuré ce jour-là. Mais je ne me suis pas laissé abattre », confie Vidya Sagar, qui nous reçoit dans sa chambre exigüe d’un bidonville d’Ulhasnagar, en banlieue de Mumbai.
Malgré sa détermination, elle ne gagne plus que la moitié des revenus qu’elle touchait avant la pandémie. Et surtout, la scène lui manque énormément. « Quand je dansais, j’étais détendue. Maintenant, je suis toujours stressée », dit celle qui a passé les premiers mois du confinement à organiser la distribution quotidienne de rations alimentaires pour les quelque 250 transgenres d’Ulhasnagar et d’autres personnes défavorisées.
La situation précaire dans laquelle la pandémie a laissé Vidya Sagar est loin d’être unique dans sa communauté. La quasitotalité des quelque deux millions de femmes transgenres que compte le pays tirent en effet leurs revenus d’activités informelles requérant un contact avec le public. Il faut savoir que les membres de cette communauté, souvent appelées hijras − un terme que certaines d’entre elles jugent péjoratif, mais qui est encore largement en usage −,
ont un statut paradoxal en Inde : depuis des millénaires, on leur attribue des pouvoirs mystiques de bénédiction tout en entretenant des craintes superstitieuses à leur égard. Elles se retrouvent ainsi cantonnées dans une poignée de métiers : sollicitation d’aumônes dans les lieux publics, bénédiction de nouveau-nés, de mariés et de nouveaux commerces, mais aussi travail du sexe.
CHERCHER EN AIDANT
Comment mieux soutenir les différentes minorités sexuelles à travers le monde dans leurs défis particuliers en contexte de pandémie ? C’est la question que s’est posée Peter Newman, professeur à la Faculté de travail social Factor-Inwentash de l’Université de Toronto. Quand le monde s’est refermé sur lui-même en mars 2020, il se trouvait en Asie pour rencontrer ses partenaires de recherche dans le cadre d’une vaste étude sur l’inclusion des communautés LGBT+ en Inde et en Thaïlande. Un an plus tard, il est toujours à Bangkok, mais ses projets ne sont plus les mêmes. « Nous avons modifié nos plans pour répondre aux défis d’inclusion qui étaient là, devant nos yeux, au coeur de cette pandémie », explique-t-il.
C’est ainsi que ses partenaires et lui ont imaginé une intervention par des pairs-conseillers et paires-conseillères
qui permettrait non seulement de documenter les expériences personnelles de gens comme Vidya Sagar, mais aussi de les aider à minimiser les risques d’infection au SRAS-CoV-2 et les répercussions de la pandémie sur leur santé mentale et leur situation socioéconomique en Inde, en Thaïlande et au Canada. Dans chacun de ces pays, on interrogera 100 trans, 100 hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et 100 femmes ayant des rapports sexuels avec des femmes. « Nous ne voulons pas seulement collecter des données sans causer de préjudice. Nous faisons un travail engagé dans la communauté, indique Peter Newman. L’idée, c’est aussi de pouvoir dire “Oh, vous manquez de nourriture et de médicaments” et de guider les participants et participantes vers les ressources appropriées. »
Cette approche, dite par entretiens motivationnels, est « centrée sur le client » et « fondée sur l’écoute sans jugement ». « Nous voulons faire sentir aux gens que nous les comprenons », poursuit Peter Newman. Les chercheurs tiennent compte du fait que les communautés LGBT+ entretiennent une méfiance à l’égard des institutions censées les aider, comme le système de santé ou les forces de l’ordre, qui ont souvent contribué et qui contribuent encore à leur marginalisation.
L’approche par entretiens motivationnels a déjà fait ses preuves par le passé, soutient Peter Newman, notamment avec les utilisateurs et utilisatrices de drogues. « On ne dit pas aux gens de cesser un comportement [néfaste]. La question est plutôt de savoir ce qu’iels* pourraient faire, considérant leur situation, pour réduire les risques courus. On veut les amener à un niveau inférieur de risque. » Dans le cas des travailleurs et travailleuses du sexe, cela signifie les orienter vers des ressources − tels les banques alimentaires ou les programmes d’aide financière au logement − qui leur permettront de ne plus dépendre du travail du sexe pour répondre à leurs besoins de base, illustre le chercheur.
Le contexte pandémique apporte toutefois un défi supplémentaire dans la conduite d’une telle étude : en raison des mesures sanitaires, les trois entretiens motivationnels avec chacune et chacun des 900 volontaires doivent être menés de manière entièrement virtuelle, par l’entremise d’applications de visioconférence. Or, tous et toutes n’ont pas accès à ces technologies ou encore n’ont pas les compétences numériques nécessaires pour les utiliser. Les échanges s’en trouvent d’autant plus compliqués. C’est sans compter la perte du contact humain qui, à elle seule, peut fragiliser les échanges. Peter Newman voit tout de même dans ces outils un grand potentiel pour l’avenir des interventions communautaires. « L’avantage, c’est qu’on peut atteindre un large bassin de la population sans augmenter les risques [d’infection]. » Même en temps non pandémiques, les interventions de télémédecine permettent de joindre plus facilement les personnes isolées socialement ou géographiquement. Le fait que les conseillers et conseillères s’identifient aussi comme appartenant à une minorité sexuelle contribue par ailleurs à instaurer un climat de confiance malgré la distance, estime le professeur.
DOMMAGES COLLATÉRAUX
Le calendrier prévu pour effectuer l’étude a toutefois connu des retards. Et