La bague à la patte
De précieuses connaissances scientifiques sur les oiseaux, leurs déplacements et leurs habitats ont été acquises grâce à plus d’un siècle de baguage au Canada. Et ce n’est pas fini.
De précieuses connaissances sur les oiseaux ont été acquises grâce à plus d’un siècle de baguage au Canada. Et ce n’est pas fini.
Le baguage des oiseaux est à l’ornithologue ce qu’est le télescope à l’astronome, le code source au programmeur et le guide alimentaire à la nutritionniste : un outil de base pour effectuer son travail. « C’est ce qui nous permet de confirmer que tel goéland à bec cerclé visite le même McDonald’s depuis des lustres ou qu’une bernache du Canada, appelons-la H2R3, s’arrête chaque année dans les environs de Repentigny lors de sa migration printanière. Sans ça, il serait impossible de reconnaître des individus et ainsi de les suivre à la trace », indique Jean- François Giroux, professeur au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. Le chercheur sait de quoi il parle, lui qui a consacré sa carrière à l’étude de plusieurs espèces migratrices de l’est du Canada. La proverbiale vie secrète des oiseaux, il la connaît !
Apposer une bague en aluminium, parfois en acier inoxydable, dotée d’un numéro unique à la patte d’un oiseau est une technique simple, mais pas banale. C’est le naturaliste James Henry Fleming qui, au Canada, a bagué pour la première fois un merle d’Amérique dans l’espoir de découvrir ses quartiers d’hivernage. Depuis ce 24 septembre 1905, le geste a été répété des dizaines de millions de fois au Canada et aux États-Unis dans le cadre du Programme nord-américain de baguage des oiseaux, administré par les deux pays.
Le Québec compte plusieurs stations de baguage disséminées sur son territoire, surtout le long du fleuve Saint-Laurent, dont le littoral est un important corridor migratoire. Elles sont gérées par les trois observatoires d’oiseaux de la province, ceux de Tadoussac, de McGill et de Rimouski.
L’automne et le printemps sont les saisons les plus animées ; on profite des mouvements migratoires pour attraper les oiseaux et leur passer la bague à la patte. Un travail qui n’est pas de tout repos. Parlez-en à Pascal Côté, directeur de l’Observatoire d’oiseaux de Tadoussac (OOT), dont les filets japonais ont été pris d’assaut un peu plus tôt qu’à l’habitude cette année, printemps hâtif oblige. « C’est au mois de mai que l’achalandage et la diversité sont à leur comble, précise-t-il. À la Réserve nationale de faune du Cap-Tourmente, il est possible d’observer plus de 100 espèces d’oiseaux en une seule journée. »
La petite équipe de la station de baguage, située tout près du centre d’interprétation, est alors fort occupée. Ses membres, aussi bien des biologistes et techniciens de la faune employés de l’OOT que des bénévoles passionnés, sont sur le pied de guerre dès trois heures du matin de manière à ouvrir les filets une demi-heure avant le lever du soleil. Chaque oiseau qui vient s’y empêtrer est recueilli par les chercheurs, qui lui glissent une bague métallique, à moins bien sûr qu’il n’en possède déjà une. Le cas échéant, la série de chiffres unique est prise en note, ce qui est en soi un signalement permettant de reconstituer les déplacements. Parfois, d’autres types de marqueurs sont ajoutés, comme des colliers pour les oies et les cygnes, des marqueurs alaires (des étiquettes fixées aux ailes des vautours, des aigles et des hérons), voire des transmetteurs GPS dans le cadre de projets scientifiques précis.
Ne s’improvise pas bagueur qui veut. Au Canada, il faut posséder un permis scientifique pour la capture et le baguage des oiseaux. Les candidats débutent comme assistants de bagueurs certifiés, qui s’assurent de les former adéquatement. Gestion de données, identification des oiseaux, détermination de leur âge et de leur sexe : les compétences à acquérir sont nombreuses avant de pouvoir présenter une demande en bonne et due forme auprès du Bureau canadien de baguage des oiseaux. De fait, cela prend souvent des années d’expérience sur
le terrain. « Il faut une délicatesse d’orfèvre pour ne pas blesser les oiseaux. Certaines espèces, comme la mésange à tête noire, sont tout particulièrement fragiles ; c’est véritablement le diable des filets », illustre Pascal Côté, qui fait partie des quelque 1 000 bagueurs certifiés au pays.
L’opération est d’autant plus délicate qu’elle se doit d’être rapide. Et pour cause : pendant qu’il se débat, l’oiseau est une proie facile pour les prédateurs qui rôdent dans le coin… « Personnellement, je ne connais aucun ornithologue qui se plaît à voir périr des oiseaux. Cela irait à l’encontre de sa mission de conservation et d’avancement de la science, relativise Mikaël Jaffré, directeur de l’Observatoire d’oiseaux de Rimouski (OOR). Oui, le baguage peut causer du stress, provoquer des blessures et entraîner de la mortalité chez les oiseaux. Mais ce n’est rien en comparaison des baies vitrées et des chats, qui en tuent jusqu’à trois à quatre fois plus sur une base annuelle. » Le taux de mortalité moyen dans les filets est de l’ordre de 0,0011 %, rapportait en 2018 une étude du British Trust for Ornithology, une organisation britannique consacrée à l’étude des oiseaux.
SCIENCE PARTICIPATIVE
Tous les intervenants consultés par Québec Science pour ce reportage insistent sur l’importance de la collaboration du grand public pour suivre la trace des oiseaux grâce aux bagues. Si 1,2 million d’oiseaux sont bagués chaque année en Amérique du Nord, seules 10 % des bagues des oiseaux considérés comme du gibier sont récupérées par des chasseurs. Dans le cas des passereaux, ce taux est inférieur à 10 %, selon le Bureau canadien de baguage des oiseaux, qui invite d’ailleurs le public à signaler la présence d’un oiseau bagué ou la découverte d’une bague sur une carcasse. « L’avènement d’Internet nous a aidés à faire connaître ces initiatives. Il n’a jamais été aussi facile de signaler la présence d’un oiseau bagué ; c’est vraiment un bel exemple de science participative », se réjouit Jean-François Giroux.
Ce petit geste permet ensuite de reconstituer les déplacements. C’est par le baguage qu’on sait qu’une tourterelle triste peut vivre plus de 30 ans, soit de 5 à 10 ans de plus qu’un goéland à bec cerclé. C’est aussi cet outil de recherche qui permet d’affirmer que les changements climatiques bouleversent les comportements migratoires de nombreuses espèces. « Chez les migrateurs de courte distance, on assiste carrément à une forme de sédentarisation. Chez les migrateurs de longue distance, c’est le contraire : ils sont réglés comme des horloges, ce qui joue paradoxalement contre eux », explique Mikaël Jaffré. Incapables de tirer parti des variations soudaines dans leurs environnements changeants, ils paient le prix fort. C’est le cas des hirondelles, dont les six espèces présentes au Québec sont en déclin depuis cinq décennies.
La fondation récente de l’OOR, en 2016, promet de nombreuses observations et découvertes aussi. Avant cela, « le Québec n’avait pas de réseau de surveillance d’oiseaux marins et de proie. En 2016, à la suite de discussions avec d’autres ornithologues, j’ai donc décidé de mettre sur pied ce qui était alors un projet de recherche de l’Université du Québec à Rimouski pour combler ce manque », raconte Mikaël Jaffré.
Désormais autonome, l’organisme opère trois stations de baguage : dans le secteur rimouskois du Rocher- Blanc, à Coin- du- Banc, en Gaspésie, et plus récemment au parc national de Forillon. « Cette dernière nous a permis de faire de belles découvertes. Nous avons par exemple assisté à une migration massive de passereaux l’automne dernier ; plusieurs espèces semblent traverser le SaintLaurent en provenance de l’île d’Anticosti ou de Terre- Neuve, une voie migratoire dont on ignorait pour ainsi dire l’existence », expose Mikaël Jaffré. Une hypothèse qui sera confirmée grâce aux oiseaux alors bagués par l’OOR, bien sûr.