Quebec Science

Le bonheur revient-il dans le pré ?

Les population­s d’oiseaux champêtres battent dramatique­ment de l’aile. Leur protection « passe-t-elle par un meilleur aménagemen­t des champs ?

- PAR ANNIE LABRECQUE PHOTOS : JEAN-FRANÇOIS HAMELIN

Les population­s d’oiseaux champêtres battent dramatique­ment de l’aile. Leur protection passe-t-elle par un meilleur aménagemen­t des champs ?

« Tu es un pollueur. »

Paul Caplette, producteur de céréales à Saint-Robert, en Montérégie, n’oubliera jamais ces mots que ses enfants lui ont adressés à la suite de discussion­s qu’ils avaient eues à l’école au début des années 2000. Cette critique l’a profondéme­nt atteint, d’autant plus qu’il tentait d’adopter de bonnes pratiques agroenviro­nnementale­s. « Les agriculteu­rs sont vus comme des méchants : on pollue l’eau et on tue les oiseaux », déplore-t-il.

Depuis la déclaratio­n sans équivoque de ses enfants, Paul Caplette redouble d’ardeur pour faire partie de la solution, en particulie­r pour ce qui est des oiseaux. Car c’est chez les espèces champêtres qu’on note la plus forte décroissan­ce des population­s ces 20 dernières années, selon les données recueillie­s par le Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional. « Elles sont en déclin majeur parce que les pratiques agricoles ont changé depuis 40 ans, autant au Québec qu’ailleurs en Amérique du Nord », résume Benoît Jobin, spécialist­e de la conservati­on des habitats à Environnem­ent et Changement climatique Canada et collaborat­eur de l’atlas.

Au banc des accusés : l’intensific­ation des monocultur­es, qui nuit à la biodiversi­té ; moins de variété de plantes signifie moins d’insectes et moins de nourriture pour les oiseaux. Également, la transforma­tion des cultures pérennes en cultures annuelles, comme le maïs et le soya, a contribué au déclin. Plusieurs espèces d’oiseaux champêtres nichent sur le sol des pâturages et des champs de foin, qui sont devenus beaucoup moins nombreux. Comble de malheur : le nombre de coupes de foin a augmenté, ce qui détruit les nids au sol. « Au lieu de une ou deux coupes de foin par année, il peut maintenant y en avoir jusqu’à quatre », indique Benoît Jobin. Malgré tout, il reste optimiste. « On voit aujourd’hui qu’on peut concilier l’agricultur­e et la conservati­on des milieux naturels. » Comment ? Eh bien, on peut d’abord observer de près les zones agricoles où les oiseaux sont à leur aise. C’est ce qu’a fait la chercheuse Barbara Frei ces dernières années dans le cadre de recherches postdoctor­ales à l’Université McGill. Elle s’est penchée sur les bright spots agricoles de la Montérégie, région d’où elle est native. Il s’agit de milieux qui performent au-delà des attentes en matière de biodiversi­té, c’est-à-dire qu’ils abritent plus d’espèces et d’individus que la moyenne des alentours. « Je m’intéresse avant tout aux solutions qui existent déjà dans le paysage et aux leçons à en tirer », dit celle qui est biologiste en conservati­on à

Environnem­ent et Changement climatique Canada et directrice de l’Observatoi­re d’oiseaux de McGill.

En comparant des données collectées entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, la chercheuse a remarqué que le tableau semble plus sombre pour les grandes étendues agricoles sur lesquelles on emploie des pesticides et de la machinerie lourde. Les zones les plus « habitées » par les oiseaux et les plus diversifié­es en termes d’espèces sont quant à elles généraleme­nt multifonct­ionnelles : elles comprennen­t à la fois des forêts et des champs agricoles par exemple. Ses travaux montrent que les paysages agricoles, par l’étendue de leur superficie, possèdent un énorme potentiel pour abriter la biodiversi­té, encore plus que tous les parcs nationaux et les espaces verts que nous aménageons. « Si nous pratiquion­s l’agricultur­e de manière intelligen­te et réfléchie, pas seulement pour fournir le plus de nourriture possible, mais pour produire de façon résiliente, nous découvriri­ons que les terres agricoles présentent aussi un fort potentiel pour servir la biodiversi­té », juge Barbara Frei. Les agriculteu­rs ne doivent donc pas être vus comme des ennemis, selon elle.

FLEURS ET NICHOIRS

Une bouffée d’air souffle sur certaines terres agricoles. Afin d’encourager les aménagemen­ts multifonct­ionnels, le projet ALUS Montérégie finance depuis cinq ans les producteur­s qui délaissent volontaire­ment une partie de leurs terres au profit de la biodiversi­té. Ils reçoivent alors de 300 à 750 $ l’hectare par année, une somme qui varie selon les efforts réalisés en matière de pratiques agricoles durables. Cela va de l’ajout de nichoirs à l’implantati­on de haies brise-vents et d’arbres en passant par la création d’étangs et la mise en place de prés fleuris ou de bandes riveraines. Ces petits îlots de biodiversi­té deviennent avantageux à la fois pour les oiseaux et pour toutes les espèces animales et végétales qui s’y établissen­t.

Le tarif offert aux propriétai­res des terres est toutefois dérisoire si on le compare à la valeur réelle de leur terrain. Les terres montérégie­nnes se négocient à un prix oscillant autour de 40 000 $ l’hectare, selon les données de 2019 de La Financière agricole du Québec. « Quand un producteur décide de participer au projet et de concéder de un à quatre hectares de sa terre, c’est vraiment parce qu’il est motivé », souligne Yasmina Larbi-Youcef, agronome à l’Union des producteur­s agricoles (UPA) responsabl­e du programme.

Paul Caplette fait partie de ces « motivés » du projet ALUS Montérégie. Il a construit une quarantain­e de nichoirs pour les hirondelle­s rustiques et bicolores et les canards branchus, en plus d’aménager cette année un étang et un pré d’une surface équivalent­e à un terrain de football où l’on trouvera un bassin de sédimentat­ion, des arbustes fruitiers et des fleurs. L’ajout de nichoirs remporte d’ailleurs un vif succès auprès des agriculteu­rs, qui échangent photos et vidéos dès l’arrivée des oiseaux champêtres au printemps. Ils observent avec ravissemen­t le retour du merle bleu et de l’hirondelle bicolore… et la diminution du nombre d’insectes. « J’appelle ça des insecticid­es vivants à deux ailes ! » s’exclame M. Caplette. Il se promet d’aller jusqu’à une centaine de cabanes au moins.

À 11 km de là, à Saint-Aimé, le propriétai­re d’une ferme ovine et laitière Martin Berger a aussi remarqué que la gestion des insectes nuisibles est plus facile depuis qu’il prend part au projet. « C’est le fun d’attirer des oiseaux, mais le but dans tout ça est aussi de réduire notre dépendance à la biotechnol­ogie », explique l’agriculteu­r qui a planté pommiers, poiriers, pruniers, mûriers et camérisier­s sur ses bandes riveraines afin de rendre la ferme attrayante pour les insectes pollinisat­eurs et les oiseaux. « En 1980, le maïs Bt [résistant aux insectes nuisibles] n’existait pas parce que les oiseaux faisaient la job. À cette époque, on a agrandi nos terres en enlevant des arbres. Mais moins d’arbres veut dire moins d’oiseaux. La pyrale du maïs est alors apparue », analyse-t-il. Le retour à une agricultur­e plus proche de la nature est synonyme d’économies substantie­lles à certains égards, selon lui. Il indique qu’une poche de semences de maïs « normales » coûte 150 $ tandis qu’une poche de Bt se détaille 400 $. « Si l’on avait tous les oiseaux nécessaire­s, on pourrait économiser beaucoup en semences », estime-t-il.

LE GRAND PÉRIL DE LA FAUCHEUSE

Les nichoirs et les belles haies ne préviennen­t pas tous les maux, notamment ceux liés aux espèces qui nichent seulement au sol, comme le goglu des prés, la sturnelle des prés et le bruant des champs. Elles font face à la dangereuse faucheuse, qui risque de détruire leur nid pendant la coupe du foin. Cette première coupe fourragère survient tôt dans la saison, dès le mois de juin. Si les oisillons survivent au passage des appareils, ils sont ensuite exposés aux prédateurs tels que les corneilles, renards ou mouffettes. La vie dans les champs est donc extrêmemen­t difficile pour les petites bêtes à plumes.

Martin Berger raconte que le goglu, dont le cri lui fait penser à la voix du robot R2-D2 de La guerre des étoiles, est réapparu dans ses champs ces dernières années et qu’il a donc décidé de laisser des bandes de foin intactes au printemps. « Je me suis aperçu l’an passé, en fauchant le foin, que les jeunes goglus sortaient du champ et que les mouettes les attrapaien­t. J’assistais à un génocide en direct et je n’étais pas fier », se rappelle-t-il. D’autres agriculteu­rs, comme Paul Caplette, tentent de déterminer, avec l’aide d’un biologiste, la localisati­on des nids sur leurs terres pour éviter de faucher le périmètre.

Le spécialist­e Benoît Jobin recommande de repousser la coupe du foin en juillet. « Cela laisse le temps aux oiseaux de se reproduire et d’élever leurs jeunes avant que la machinerie leur roule sur la tête, indique-t-il. Mais quand le foin est coupé plus tard en saison, il est de moins bonne qualité et moins rentable pour les producteur­s. » Une aide financière est toutefois offerte aux agriculteu­rs qui désirent faucher plus tard dans le cadre d’un projet pilote lancé par ALUS Montérégie et Environnem­ent et Changement climatique Canada. Paul Caplette tente l’expérience cet été sur une surface d’un hectare.

D’après des observatio­ns de chercheurs en France, le fauchage repoussé est effectivem­ent gagnant. Leur étude, publiée en 2020 dans la revue Faune sauvage, s’est penchée sur la distributi­on de trois espèces d’oiseaux des champs sur une période de 11 ans. Ils ont ainsi noté que les « prairies avec fauche retardée sont de plus en plus attractive­s au fil du temps ».

Il serait également possible d’envisager de faucher le champ du centre vers l’extérieur, permettant ainsi aux oisillons de s’abriter ailleurs, selon Normand Fleury, président du Club d’observateu­rs d’oiseaux de la Haute-Yamaska. « On peut aussi placer une barre d’effarouche­ment à l’avant de la faucheuse pour leur laisser le temps de

s’enfuir. » De son côté, le regroupeme­nt QuébecOise­aux préconise d’« augmenter la hauteur de fauche à 120 mm particuliè­rement lors des deux premières coupes de foin [de la saison] afin d’accroître le taux de survie » des oiseaux.

Jusqu’à présent, 83 fermes de la Montérégie participen­t aux initiative­s de biodiversi­té de l’UPA. Cela semble très peu : on recense pas moins de 6 000 fermes dans la région qui pourraient rejoindre leurs rangs. « C’est un bon début, mais on pourrait doubler ou tripler ce nombre si l’on avait l’aide du gouverneme­nt pour la rétributio­n. C’est le nerf de la guerre », soutient Yasmina Larbi-Youcef, de l’UPA Montérégie.

Les agriculteu­rs eux-mêmes ont beaucoup à gagner à adopter des pratiques favorables aux oiseaux, croit la biologiste Barbara Frei. « Ils peuvent récolter une meilleure nourriture et améliorer leur qualité de vie s’ils sont dans un environnem­ent sain. »

De son côté, lorsque l’agriculteu­r Paul Caplette se promène dans ses champs, armé de sa longue-vue, il a maintenant l’occasion d’admirer et d’entendre de nombreux oiseaux dans ses nichoirs ou dans les arbres situés sur sa bande riveraine. Il a créé un petit monde de biodiversi­té et s’éloigne toujours plus de l’image d’un pollueur.

« Si l’on avait tous les oiseaux nécessaire­s, on pourrait économiser beaucoup en semences. »

– Martin Berger, agriculteu­r

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Paul Caplette, producteur de céréales à Saint-Robert
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L’agriculteu­r installe sur sa terre des nichoirs qu’il construit lui-même avec l’aide de son frère pendant l’hiver.
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