Voyage dans le temps à Florence
Des historiens travaillent à une reproduction numérique inédite de la cité de Florence à la Renaissance dans le but de mieux l’étudier. Tout cela du Canada !
Des historiens travaillent à une reproduction numérique inédite de la cité de Florence à la Renaissance dans le but de mieux l’étudier. Tout cela du Canada !
Avant d’être l’auteur du Prince, traité de philosophie politique analysé et loué par des générations de penseurs, Nicolas Machiavel a été… un père. Au cours de sa vie mouvementée, entre 1469 et 1527, l’illustre Florentin a eu sept enfants portant tous son nom. Leurs traces, malheureusement, se sont perdues dans les dédales de l’histoire.
Enfin, pas tout à fait. En 1561, sur la via del Campaccio, aujourd’hui située à l’angle des rues Santa Reparata et Ventisette Aprile, un petit immeuble appartenait à un certain Bernardo Machiavelli. Ce dernier n’habitait pas sur place, au coeur du quartier San Lorenzo. Il louait plutôt l’endroit à deux ménages composés de deux personnes chacun, dont un dénommé Francesco di Baccio d’Agnolo, charpentier de son métier. Prix de ce loyer : six scudi d’or, la monnaie qui avait cours alors. Bien que la filiation de ce Bernardo avec Nicolas soit sujette à discussion, une chose est certaine : il y avait encore trace des Machiavel à Florence au milieu du 16e siècle.
Comment sait-on tout cela ? Grâce à DECIMA, acronyme de digitally encoded census information & mapping archive. Ce projet de sciences humaines numériques consiste en un plan remarquablement détaillé de la cité des arts sur lequel sont superposées, puis géolocalisées de multiples couches de données de toutes sortes. Celles-ci sont issues des archives fastueuses de la ville,
connues et reconnues par les chercheurs qui s’intéressent à la Renaissance italienne. L’équipe canadienne derrière l’outil en question y travaille depuis plus de 10 ans.
« Nous en sommes à notre quatrième subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Je travaille sur DECIMA depuis le début de mon doctorat, au début des années 2010 ; ce projet est au centre de ma carrière de chercheur », raconte Colin Rose, professeur au Département d’histoire de l’Université Brock, en Ontario. Avec son directeur de thèse et désormais collègue Nicholas Terpstra, de l’Université de Toronto, ce spécialiste de l’histoire sociale contribue ainsi à faire revivre le berceau de la Renaissance, là où la modernité à l’occidentale est née en l’espace de trois siècles éblouissants. Surtout, leurs travaux permettent d’en apprendre davantage sur le quotidien de ses habitants, exceptionnels ou non. « Florence a beau avoir été beaucoup étudiée par le passé, on continue d’en apprendre à son sujet », dit-il.
UN TRAVAIL DE MOINE
Le point de départ de DECIMA est une carte de la capitale de la Toscane : celle fameuse de Stefano Buonsignori, dessinée à la main en 1584. Ce moine bénédictin et cartographe a représenté la ville à partir d’un promontoire. L’oeuvre offre une vue aérienne très réaliste de la cité-État, comme si l’artiste avait eu accès à Google Maps plus de 500 ans avant son invention. On y reconnaît la forme carrée caractéristique (du latin castrum) des cités romaines au centre de la ville, les bastions aménagés au 16e siècle, symboles de l’absolutisme de l’État, de même que l’Arno, le fleuve d’argent enjambé par le célèbre Ponte Vecchio. Les pôles administratif du Palazzo Vecchio, culturel de San Lorenzo et religieux du Duomo sont bien visibles.
« Cette carte est l’une des premières représentations réalistes d’une ville à vol d’oiseau depuis l’Antiquité. C’est le canevas sur lequel nous avons transposé les données récoltées dans le cadre de trois recensements réalisés à Florence en 1551, 1561 et 1632 », explique Colin Rose. Ces inventaires, conservés aux Archives d’État de Florence ainsi qu’à la Bibliothèque nationale centrale de Florence, étaient rarissimes à l’époque. On les doit aux gouvernements florentins des 16e et 17e siècles, qui ont été parmi les premiers à croire en la nécessité d’amasser des informations diverses et nombreuses sur la population pour mieux l’administrer. « Dans l’histoire de Florence, ces 81 années correspondent au moment de transition entre la fin de la période républicaine et la reprise de la dynastie des Médicis », précise l’historien.
Si la richesse de ces trois jeux de données est incommensurable, celui de 1561 retient tout particulièrement l’attention. Commandé par Cosme Ier de Médicis, futur grand-duc de Toscane, recensement doit permettre de dresser la liste des biens et avoirs des habitants de la ville. Le but : mieux percevoir une taxe d’une valeur de 10 % de la propriété, la decima. Outre la situation géographique de chaque ménage de la cité, il est entre autres question du sexe des occupants, de leur métier et du nombre d’enfants par famille. Par comparaison, le recensement de 1551 s’apparente à un simple décompte de la population. Celui de 1632 a pour sa part comme objectif d’évaluer l’ampleur des ravages causés par l’épidémie de peste bubonique qui venait de frapper l’Italie, fauchant environ le quart de la population.
N’allez toutefois pas croire que numériser ces données s’est fait en un claquement de doigts. « L’équipe derrière ce projet a dépouillé des kilomètres d’archives pour les traduire en langage moderne », affirme Denis Ribouillault, professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, qui n’a pas pris part à ces travaux. Un vrai casse-tête : les maisonnées du recensement de 1561 sont par exemple localisées par rapport à des points arbitraires, à l’aide de termes comme « à proximité de » et « contigües à ». « C’est un travail colossal qui nécessite une armée d’étudiants diplômés », commente M. Ribouillault.
Pour relever ce défi, les chercheurs derrière DECIMA ont fait un léger compromis, sacrifiant un peu de précision au passage. « Nous avons commencé par situer les coins de rue d’antan avant de positionner les ménages par rapport à ces importants points de repère. Cela signifie donc que certains logements sont grossièrement localisés sur la carte de Buonsignori », admet Colin Rose. À cette étape, il ne restait plus qu’à intégrer les données à une plateforme virtuelle grâce à ArcGIS, une suite de logiciels d’information géographique qui ne requiert pas de compétences particulières en programmation, « même si posséder quelques notions de Python ne nuit pas », glisse au passage M. Rose.
TRÉSORS CACHÉS
De telles recherches au croisement de l’informatique et des sciences humaines et sociales ne sont pas complètement nouvelles. Dès les années 1960, des chercheurs américains ont entrepris de numériser le premier catasto florentin, un registre foncier établi entre 1427 et 1430 − une équipe de l’Université de Chicago est d’ailleurs en train de géolocaliser cet ensemble documentaire exceptionnel dans le cadre d’un projet intitulé Florentia Illustrata. Plus près de nous, à l’Université d’Ottawa, un groupe épluche les registres paroissiaux de Rome afin de retracer les parcours migratoires d’Espagnols et de Portugais venus s’installer dans la Ville éternelle au début du 17e siècle. Mais DECIMA a une ampleur inégalée. « Ça fait partie des plus grosses initiatives du genre en histoire de la Renaissance à l’échelle internationale », confirme Denis Ribouillault.
Son succès se mesure à la quantité d’hypothèses de recherche formulées au fil des années autant par les chercheurs directement concernés que par de lointains collaborateurs. Le « simple » fait d’organiser spatialement des données permet d’aborder l’histoire sous un angle nouveau. « On voit des phénomènes historiques qui passaient auparavant sous le radar, faute de vision globale. Cela permet de développer des questions inédites sur la mobilité, la densité et l’espace social », fait valoir cet expert de l’histoire de l’art de la Renaissance et du baroque en Europe. Sans parler bien sûr de l’économie en temps et en énergie. Plus besoin de passer au peigne fin des documents poussiéreux ; ils sont désormais accessibles en quelques clics.
Un bon exemple des retombées de DECIMA est Hidden Florence, une application qui emprunte aux ressorts de la réalité virtuelle pour guider ses utilisateurs au travers de cinq visites historiques de la cité du Lys. Chaque circuit s’articule autour d’un personnage différent qui incarne une trajectoire de vie de l’époque. On y suit aussi bien Cosme l’Ancien, banquier, homme d’État et fondateur de la dynastie des Médicis, que Marietta, une orpheline devenue tisserande de soie et dont le récit, fictif, permet de mieux comprendre la place des femmes dans la société italienne d’alors. Lancée en 2014, l’application utilisait déjà la carte de Buonsignori. C’est d’ailleurs à la faveur de ce document historique que le créateur de Hidden Florence, Fabrizio Nevola, professeur au Département d’histoire de l’art et de culture visuelle de l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni, a fait la connaissance de l’équipe de Colin Rose en 2018. Depuis, les lieux visités par Hidden Florence sont basés sur des données issues de DECIMA. « Grâce à ce projet, on sait que certains quartiers de Florence étaient essentiellement habités par des gens de telle classe sociale occupant tel métier », illustre le professeur Nevola. Ainsi, l’un des circuits suit la trace d’Ercole, un birro (policier) du 16e siècle, pour explorer les coins sombres de la ville, là où les criminels étaient emprisonnés, interrogés et exécutés, souvent à l’abri des regards.
De quoi s’inspirer en vue d’une visite à Florence, s’y remémorer un passage… ou encore voyager virtuellement en temps de pandémie. « L’application est d’abord conçue pour être utilisée sur place. Il est néanmoins possible d’y recourir dans le confort de son salon, comme le font d’ailleurs plus de la moitié de nos utilisateurs », mentionne-t-il.
Si vous avez un jour la chance d’utiliser l’application à Florence même, vous vous rendrez compte que plusieurs de ses arrêts sont situés à des coins de rue. Mine de rien, ce détail a été matière à réflexion pour Fabrizio Nevola. « Ils en disent long sur une ville et sur ceux qui l’habitent. Ce sont les lieux où l’on trouve des panneaux d’indication, des commerces propices aux rencontres comme des tavernes ou des bâtiments et signes religieux, comme les croix de chemin », énumère-t-il. De fait, le chercheur a consacré un chapitre entier à cette seule question dans son plus récent ouvrage, Street Life in Renaissance Italy, paru en 2020.
Grâce à DECIMA, Florence n’a pas fini de livrer ses secrets. Dans les années à venir, on pourrait ainsi en apprendre davantage sur le paysage du crime de la ville à l’époque de la Renaissance. « Nous allons plonger dans trois années d’archives judiciaires du 16e siècle, puis les intégrer à DECIMA dans l’espoir de faire ressortir des tendances, informe Colin Rose. Les crimes à caractère sexuel pourraient par exemple se concentrer dans certains quartiers, alors que ceux de nature violente ou contre la propriété pourraient être plus fréquents dans tel autre. » On parle tout de même de 2 000 à 3 000 crimes perpétrés durant cette courte période. Autant de pans occultés de l’histoire appelés à revivre sous une nouvelle forme.