Éditorial
Il est terminé le temps où des scientifiques étrangers s’appropriaient de façon égoïste les données des régions à faible revenu.
On dit de ces chercheurs qu’ils sont parachutés ou parasitaires. On les surnomme aussi « moustiques » ou « hélicoptères ». Peu importe l’épithète utilisé, on leur reproche la même chose : de pratiquer une science aux relents colonialistes.
Ce sont des scientifiques originaires de nations riches qui posent leurs valises dans des pays ou des régions à faible revenu, recueillent les données et les savoirs dont ils ont besoin, puis repartent chez eux. Ils ne font pas appel à la communauté ou aux chercheurs locaux, ou s’ils le font, ils ne leur accordent aucun crédit. Et surtout, ils ne leur font pas profiter des fruits de leurs travaux. Agissent-ils à dessein ? Pas forcément. Plusieurs ne font que reproduire des méthodes de recherche qui ont cours depuis trop longtemps.
Ces accusations ne relèvent pas du domaine des perceptions. Elles sont documentées et quantifiées dans plusieurs disciplines. Prenons l’étude des récifs coralliens, très abondants sur les côtes des Philippines et de l’Indonésie. De nombreuses recherches y ont été menées au cours des dernières décennies. Cependant, 40 % des articles tirés de ces travaux et publiés entre 1969 et 2020 ne comportaient aucun auteur indonésien ou philippin. En revanche, en Australie, contrée développée bien connue pour sa Grande Barrière de corail, seulement 20 % des études n’incluaient pas de chercheurs locaux. L’iniquité est saisissante.
Alors que la perte de biodiversité est un enjeu préoccupant à l’échelle internationale, 75 % des articles parus dans les journaux les plus prestigieux en écologie et en conservation depuis 1945 sont le fait d’auteurs vivant au Nord. Que disent les chercheurs du Sud sur la dégradation de leurs habitats ? Difficile de le savoir tant leurs voix sont invisibilisées.
Le continent africain a contribué à 2,3 % de la littérature dans le domaine des géosciences au cours des 40 dernières années, un taux comparable à celui des tout petits Pays-Bas. Et parmi les articles traitant d’enjeux et de phénomènes propres à l’Afrique, 70 % étaient exclusivement écrits par des chercheurs étrangers. Les scientifiques africains sont ainsi marginalisés sur leurs propres terres.
Au Canada et au Québec, la science « hélicoptère » est dénoncée depuis longtemps par les communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Sollicitées à l’excès par les chercheurs, qui réclamaient des visites, des entrevues et parfois des échantillons biologiques, puis ignorées une fois la recherche de terrain terminée, plusieurs en sont venues à ne plus vouloir servir de laboratoire vivant.
En plus d’être moralement indéfendable, la science parasitaire s’est révélée… très peu pratique en situation de pandémie. Loin du terrain, les scientifiques qui faisaient cavalier seul ont vu leurs travaux stoppés net. Au contraire, leurs collègues qui cultivaient des liens étroits avec les scientifiques locaux ont pu poursuivre leur collecte de données. Non seulement ces travaux n’en seront que plus solides, mais les chercheurs sur place, et parfois même les communautés engagées dans la recherche, en ressortiront mieux outillés et plus autonomes. Cela étant dit, il est regrettable qu’une crise sanitaire mondiale ait été nécessaire pour provoquer cette prise de conscience…
Des voix s’élèvent pour mettre un terme à ces pratiques. Par exemple, la revue The Lancet Global Health a clairement signalé qu’elle ne tolérera plus les articles signés par des auteurs qui agissent comme des parasites. Dans les dernières années, des universités et des organismes subventionnaires, entre autres au Canada, ont revu leurs principes éthiques afin que la recherche entreprise dans une autre culture que la sienne s’effectue dans un contexte de respect, de confiance, d’équilibre des pouvoirs et de réciprocité.
Dans ce dossier, personne ne navigue à vue. Les solutions sont connues. Il faut entre autres bâtir des ponts avec des scientifiques du pays hôte avant d’y mettre les pieds et les considérer comme des égaux dans l’élaboration de l’étude ; inclure de jeunes chercheurs pour soutenir la relève locale ; être à l’écoute des besoins de la communauté d’accueil afin de pleinement l’aider au lieu de s’en servir à des fins scientifiques ; favoriser une plus grande diversité dans toute la chaîne de production scientifique, que ce soit dans les équipes de recherche, les comités éthiques, les sociétés savantes ou les comités éditoriaux de journaux.
Mais encore faut-il mettre ces solutions en place et, surtout, ne pas en faire un exercice de façade, par exemple en affichant de manière symbolique les noms de quelques chercheurs du pays d’accueil dans l’en-tête d’un article. Il ne faudrait pas non plus que ces derniers prennent en charge la totalité des travaux pendant que leurs collègues étrangers supervisent les opérations de loin. Cela relèverait (encore) de l’exploitation.
Voilà un vaste chantier qui exigera des efforts soutenus et une grande sensibilité de la part des chercheurs occidentaux. Au fil du temps, ils ont beaucoup pris ; c’est le moment de redonner, au centuple. Pour enfin passer d’une science parasitaire à une science nourricière.