Polémique
Étape no 1 : observer que des gens prennent de grandes libertés vis-à-vis des consignes sanitaires. Étape no 2 : constater que beaucoup d’entre eux s’informent auprès de médias très campés à droite. Étape no 3 : mettre les comportements délinquants sur le dos de ces médias. Une des « activités » les plus populaires en ces temps de pandémie de COVID-19 est sans contredit de blâmer certains médias pour des agissements et opinions avec lesquels on n’est pas d’accord. Ce passe-temps est d’ailleurs tout aussi présent chez les « COVIDsceptiques », qui accusent à répétition les médias traditionnels d’exagérer la gravité de la situation et ridiculisent les « COVID-anxieux » pour s’être laissé manipuler. Mais voilà, il se pourrait bien que tout ce beau monde ait tort : les médias n’ont (probablement) pas ce genre d’influence.
Il existe bien une association absolument indéniable entre la consommation de médias comme Fox, particulièrement populaire auprès des électeurs à tendance républicaine aux États-Unis, et le non-respect des règles sanitaires. Une étude parue au printemps 2020 a comparé plusieurs États américains et mis en lumière que, pour chaque tranche de 10 % du marché télévisuel occupé par Fox, le respect du confinement baissait de 1,3 %. Est-ce toutefois un lien de causalité ?
Les partisans démocrates, eux, ont une forte tendance à voir la COVID-19 beaucoup plus « grosse » qu’elle l’est réellement, d’après un sondage mené en décembre 2020 par la Brookings Institution. Même après des mois de pandémie, 41 % d’entre eux croyaient que le SRAS-CoV-2 envoie plus de la moitié des gens qu’il infecte à l’hôpital ( !), alors que le taux d’hospitalisation se situe plutôt entre 1 et 5 %.
Est-ce à dire que tous ces gens ont été manipulés par les méchants grands médias ? Certains chercheurs, disons-le, estiment que les médias peuvent exercer ce genre d’influence et qu’il y a un lien de cause à effet dans l’association entre le contenu d’un média et l’opinion de son public. Mais une étude récente (entre autres travaux) est venue jeter un gros pavé dans cette mare.
Parue en avril dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, elle se distingue par son cadre solide et « naturel ». Contrairement à beaucoup d’autres études sur cette question, ses auteurs n’ont pas enfermé des participants dans une salle pour leur faire lire un texte à l’idéologie marquée et ensuite mesurer l’effet de cette lecture sur leur opinion − alors que ce n’est jamais comme ça que l’on s’informe. Ils ont plutôt demandé au tiers de leurs quelque 1 050 participants d’adopter le site de Fox comme page d’accueil de leur fureteur Web, à un autre tiers de prendre celui du HuffPost (considéré comme un média de gauche dans l’étude) et au dernier tiers de ne rien changer (c’était le groupe témoin). Puis, les chercheurs ont effectué plusieurs suivis répartis sur un an.
Leur méthodologie a bien fonctionné, dans le sens où la consultation de ces sites a nettement augmenté − par trois à quatre pages vues de plus par jour chez ceux qui les avaient comme page d’accueil, et cela s’est maintenu pendant des semaines. Mais ce fut pratiquement le seul effet mesuré. Même après des mois à consulter davantage le site de Fox, les participants n’étaient pas devenus plus conservateurs. L’étude a constaté la même absence d’effet relativement au HuffPost, ce qui « est cohérent avec d’autres recherches [concluant à] un effet minime des médias », disent ses auteurs. Le sens de la causalité serait inverse : les médias ne façonnent pas l’opinion de leurs publics, ce sont plutôt ces publics qui choisissent leurs médias en fonction de leurs préférences idéologiques.
Remarquez que c’est une bien piètre excuse pour les médias qui flirtent avec la propagande comme Fox, Rebel News et certaines radios de la région de Québec. Certes, s’ils disent ce que veut entendre une partie de la population, ils ne se trouvent pas à manipuler activement l’opinion publique. Mais si leur stratégie implique de maintenir le public dans l’erreur pour entretenir leurs cotes d’écoute, cela n’est guère plus glorieux. Ces médias ne font pas partie de la solution. C’est juste qu’ils ne font pas partie du problème aussi clairement qu’on le dit.
À cet égard d’ailleurs, l’étude de la Brookings Institution a peut-être mis le doigt sur le véritable problème : la numératie. Plus encore que l’appartenance politique, c’était la compréhension des statistiques de base qui déterminait si la perception de la COVID19 était juste − ou du moins pas trop fausse. Ainsi, chez les gens ayant une numératie élevée, seulement 9 % des républicains et 17 % des démocrates croyaient que plus de la moitié des gens qui sont infectés par le SRAS-CoV-2 finissent à l’hôpital. Mais chez ceux qui avaient une numératie faible, c’était 36 et 49 %. La vraie bataille contre les fausses nouvelles, c’est peut-être là qu’il faut la mener...