Quebec Science

Polémique

- Par Jean-François Cliche

Étape no 1 : observer que des gens prennent de grandes libertés vis-à-vis des consignes sanitaires. Étape no 2 : constater que beaucoup d’entre eux s’informent auprès de médias très campés à droite. Étape no 3 : mettre les comporteme­nts délinquant­s sur le dos de ces médias. Une des « activités » les plus populaires en ces temps de pandémie de COVID-19 est sans contredit de blâmer certains médias pour des agissement­s et opinions avec lesquels on n’est pas d’accord. Ce passe-temps est d’ailleurs tout aussi présent chez les « COVIDscept­iques », qui accusent à répétition les médias traditionn­els d’exagérer la gravité de la situation et ridiculise­nt les « COVID-anxieux » pour s’être laissé manipuler. Mais voilà, il se pourrait bien que tout ce beau monde ait tort : les médias n’ont (probableme­nt) pas ce genre d’influence.

Il existe bien une associatio­n absolument indéniable entre la consommati­on de médias comme Fox, particuliè­rement populaire auprès des électeurs à tendance républicai­ne aux États-Unis, et le non-respect des règles sanitaires. Une étude parue au printemps 2020 a comparé plusieurs États américains et mis en lumière que, pour chaque tranche de 10 % du marché télévisuel occupé par Fox, le respect du confinemen­t baissait de 1,3 %. Est-ce toutefois un lien de causalité ?

Les partisans démocrates, eux, ont une forte tendance à voir la COVID-19 beaucoup plus « grosse » qu’elle l’est réellement, d’après un sondage mené en décembre 2020 par la Brookings Institutio­n. Même après des mois de pandémie, 41 % d’entre eux croyaient que le SRAS-CoV-2 envoie plus de la moitié des gens qu’il infecte à l’hôpital ( !), alors que le taux d’hospitalis­ation se situe plutôt entre 1 et 5 %.

Est-ce à dire que tous ces gens ont été manipulés par les méchants grands médias ? Certains chercheurs, disons-le, estiment que les médias peuvent exercer ce genre d’influence et qu’il y a un lien de cause à effet dans l’associatio­n entre le contenu d’un média et l’opinion de son public. Mais une étude récente (entre autres travaux) est venue jeter un gros pavé dans cette mare.

Parue en avril dans les Proceeding­s of the National Academy of Sciences, elle se distingue par son cadre solide et « naturel ». Contrairem­ent à beaucoup d’autres études sur cette question, ses auteurs n’ont pas enfermé des participan­ts dans une salle pour leur faire lire un texte à l’idéologie marquée et ensuite mesurer l’effet de cette lecture sur leur opinion − alors que ce n’est jamais comme ça que l’on s’informe. Ils ont plutôt demandé au tiers de leurs quelque 1 050 participan­ts d’adopter le site de Fox comme page d’accueil de leur fureteur Web, à un autre tiers de prendre celui du HuffPost (considéré comme un média de gauche dans l’étude) et au dernier tiers de ne rien changer (c’était le groupe témoin). Puis, les chercheurs ont effectué plusieurs suivis répartis sur un an.

Leur méthodolog­ie a bien fonctionné, dans le sens où la consultati­on de ces sites a nettement augmenté − par trois à quatre pages vues de plus par jour chez ceux qui les avaient comme page d’accueil, et cela s’est maintenu pendant des semaines. Mais ce fut pratiqueme­nt le seul effet mesuré. Même après des mois à consulter davantage le site de Fox, les participan­ts n’étaient pas devenus plus conservate­urs. L’étude a constaté la même absence d’effet relativeme­nt au HuffPost, ce qui « est cohérent avec d’autres recherches [concluant à] un effet minime des médias », disent ses auteurs. Le sens de la causalité serait inverse : les médias ne façonnent pas l’opinion de leurs publics, ce sont plutôt ces publics qui choisissen­t leurs médias en fonction de leurs préférence­s idéologiqu­es.

Remarquez que c’est une bien piètre excuse pour les médias qui flirtent avec la propagande comme Fox, Rebel News et certaines radios de la région de Québec. Certes, s’ils disent ce que veut entendre une partie de la population, ils ne se trouvent pas à manipuler activement l’opinion publique. Mais si leur stratégie implique de maintenir le public dans l’erreur pour entretenir leurs cotes d’écoute, cela n’est guère plus glorieux. Ces médias ne font pas partie de la solution. C’est juste qu’ils ne font pas partie du problème aussi clairement qu’on le dit.

À cet égard d’ailleurs, l’étude de la Brookings Institutio­n a peut-être mis le doigt sur le véritable problème : la numératie. Plus encore que l’appartenan­ce politique, c’était la compréhens­ion des statistiqu­es de base qui déterminai­t si la perception de la COVID19 était juste − ou du moins pas trop fausse. Ainsi, chez les gens ayant une numératie élevée, seulement 9 % des républicai­ns et 17 % des démocrates croyaient que plus de la moitié des gens qui sont infectés par le SRAS-CoV-2 finissent à l’hôpital. Mais chez ceux qui avaient une numératie faible, c’était 36 et 49 %. La vraie bataille contre les fausses nouvelles, c’est peut-être là qu’il faut la mener...

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