LE CABINET DES CURIOSITÉS
Immergé dans le lac Baïkal, un détecteur tentera d’intercepter des particules « fantômes » : les neutrinos cosmiques.
Un détecteur installé au fond du lac Baïkal tentera d’intercepter des neutrinos cosmiques.
Chaque hiver depuis 2015, le lac Baïkal, situé au sud-est de la Sibérie, en Russie, est le théâtre d’une étrange opération. Une équipe de scientifiques creuse des trous au milieu de l’étendue gelée, à quatre kilomètres des côtes, et plonge une à une, à l’aide de câbles, des dizaines de sphères au fond de l’eau.
Si l’opération a des airs de pêche sur glace, il n’en est rien : on construit ici, très patiemment, le plus grand détecteur de neutrinos de l’hémisphère Nord. Appelé Baïkal-GVD (pour Gigaton Volume Detector), ce télescope est constitué de globes optiques accrochés le long de cordes verticales qui s’étirent dans les eaux glaciales entre 600 et 1 300 m de profondeur. Ces lignes de 36 modules sont elles-mêmes regroupées par 8 sous forme de « grappes », qui confèrent à l’ensemble l’allure d’une méduse géante. « L’installation couvre un volume de 0,4 km3. Nous espérons atteindre 1 km3 d’ici 2027 », explique Grigori V. Domogatsky, de l’Institut de recherche nucléaire de Moscou, qui travaille sur le projet depuis 40 ans. À terme, l’ensemble formera un immense filet en trois dimensions destiné à « attraper » les particules cosmiques les plus insaisissables qui soient : les neutrinos. Ces derniers sont pour tant extrêmement abondants. Des centaines de milliards d’entre eux nous traversent chaque seconde, venus du coeur d’étoiles ou produits par des cataclysmes cosmiques. Mais ils n’interagissent presque pas avec la matière. De fait, en traversant la Terre, seul 1 neutrino sur 10 milliards entre en collision avec un atome. Les détecteurs de neutrinos doivent donc être aussi g igantesques que sensibles, en plus d’être logés à l’abri des rayons cosmiques qui bombardent la surface de la planète. On les construit sous terre, comme celui du SNOLAB au fond d’une mine d’Ontario, ou sous l’eau. Cette deuxième option offre l’avantage d’utiliser l’étendue d’eau elle-même comme matériau de détection. Le lac Baïkal se transforme peu à peu en un détecteur colossal ! Lorsqu’un neutrino frappe un atome d’hydrogène ou d’oxygène dans l’eau, cela entraîne la production de particules chargées. « Ces particules peuvent voyager plus vite qu’à la vitesse de la lumière dans l’eau. Elles émettent un rayonnement, une lumière bleue qui peut être observée par les détecteurs de photons», résume Roxanne Guénette, spécialiste des neutrinos à l’Université Harvard. Le lac Baïkal, par son volume et sa clar té, offre donc un écrin de choix. La mise en fonction progressive du Baïkal- GVD confirme l’entrée de l’astronomie dans une nouvelle ère : celle de l’utilisation des neutrinos en tant que « messagers » pour sonder le cosmos autrement qu’avec la lumière. En Sibérie, la traque a déjà commencé. Les« analyses préliminaires en 2019 et en 2020 nous ont permis de repérer huit évènements qui peuvent être considérés comme des neutrinos d’origine astrophysique », détaille le professeur Domogatsky, porte-parole de la « collaboration Baïkal », qui rassemble des scientifiques de Russie, de République tchèque, d’Allemagne, de Pologne et de Slovaquie. « Ce résultat concorde avec le taux d’évènements détectés par l’IceCube», ajoute-t-il. Car le Baïkal-GVD n’est pas le seul observatoire « grandeur nature ». L’IceCube, mis en service fin 2010, est le modèle du genre. Ses 5 160 modules optiques sont enfouis à plus d’un kilomètre dans la glace, près du pôle Sud. Grâce à son volume de 1km3 − la glace servant de cible −, il a prouvé qu’il était possible de capter des neutrinos de source astrophysique. En 2017, il a même permis de localiser pour la première fois une source de neutrinos très énergétiques : un quasar actif au centre d’une galaxie, confirmantune théorie qui taraudait les scientifiques depuis des décennies.
Le Baïkal- GVD sera rejoint en Europe en 2026 par les 230 lignes de détection du télescope KM3NeT, ancrées dans les abysses de la mer Méditerranée. En avril dernier, 5 d’entre elles ont été installées au large de la Sicile, pour un total de 6lignes en service pour l’instant. Et au Canada, l’observatoire P- ONE (Pacific Ocean Neutrino Explorer), à l’ouest de Victoria, pourrait à terme s’ajouter au réseau. Une ligne expérimentale de 10 modules a été posée en septembre 2020. « L’IceCube, le KM3NeT et le Baïkal- GVD proposent des vues complémentaires du ciel. On ne sait pas où se trouvent les sources astrophysiques de neutrinos et l’on doit ratisser large, dit Roxanne Guénette. Il y a plusieurs objectifs en commun : comprendre l’interaction des neutrinos, chercher les neutrinos stériles [une sorte de neutrino hypothétique] et tenter de trouver des indices d’une nouvelle physique. » On a déjà hâte à l’hiver prochain pour que se mettent au travail ces capteurs porteurs de tant de promesses.