Quebec Science

Le mal de l’air

NOUS RESPIRONS QUOTIDIENN­EMENT ENVIRON 12 000 LITRES D’AIR. EST-IL SAIN ?

- PAR MÉLISSA GUILLEMETT­E

Nous respirons quotidienn­ement 12 000 litres d’air. Est-il sain ?

Entre le parterre fleuri d’un jumelé et l’allée asphaltée d’une résidence unifamilia­le de Rivière-des-Prairies, dans l’est de Montréal, un bout de terrain accueille une étrange cabane. Comme une minimaison sans fenêtres. Il s’agit en fait de l’une des 257 stations du Réseau national de surveillan­ce de la pollution atmosphéri­que du Canada, un programme fédéral qui existe depuis 1969. Le responsabl­e des 11stations de l’agglomérat­ion montréalai­se, Fabrice Godefroy, nous fait faire le tour du propriétai­re. Du trottoir, il attire notre attention sur la coiffe de la cabane, une structure métallique où sont installés des préleveurs. « Une fois tous les trois jours, pendant 24heures, on pompe l’air qui passe à travers des filtres qui sont envoyés ensuite au laboratoir­e pour analyse. »

À l’intérieur de la cabane, des analyseurs gros comme des tourne-disques fonctionne­nt quant à eux en continu. M. Godefroy pointe des conduits au mur. « L’air extérieur arrive dans ces petits tubes et chaque analyseur aspire ce dont il a besoin. » Chaque appareil se spécialise dans la détection d’un polluant en particulie­r : l’ozone, le monoxyde de carbone, le dioxyde d’azote, le dioxyde de soufre et les particules respirable­s d’un diamètre de moins de 2,5microns (désignées par le terme PM ). Ces instrument­s permettent de définir en temps réel l’indice de la qualité de l’air autour de la station.

Son équipe a publié un rapport sur l’effet du confinemen­t sur les résultats des analyses réalisées par les stations montréalai­ses de la mi-mars à la mi-avril 2020, alors que la ville tournait au ralenti. En moyenne, l’indice de la qualité de l’air a été 10 % meilleur que celui des semaines correspond­antes des années 2017 à 2019. De plus, il n’y a eu aucun jour de mauvaise qualité de l’air, comparativ­ement à un à huit pour les années précédente­s. Si l’influence exacte du confinemen­t sur ces

observatio­ns reste à préciser (voir l’encadré à la page suivante), le retrait temporaire d’une partie des émissions « permet de se rendre compte de ce qui peut être fait », souligne Fabrice Godefroy.

Bien que la qualité de l’air s’améliore continuell­ement depuis 50 ans à Montréal comme ailleurs au pays, des enjeux demeurent. Chaque année, 15 300Canadie­ns (dont 4 000Québéco­is) meurent de façon prématurée à cause de la pollution atmosphéri­que, selon un rapport récent de Santé Canada. Plusieurs autres en souffrent de façon chronique : par exemple, les Canadiens ont collective­ment accumulé 35 millions de jours avec symptômes respiratoi­res sévères causés par la pollution en 2016. Et tout cela coûte cher ! La même année, le fardeau économique des répercussi­ons sanitaires de cette pollution s’élevait à 120milliar­ds de dollars. De toute évidence, le combat pour une meilleure qualité de l’air n’est pas terminé.

Pourtant, ce n’est plus un sujet « à la mode », remarque André Bélisle. Ce militant environnem­entaliste a cofondé l’Associatio­n québécoise de lutte contre la pollution atmosphéri­que (AQLPA) en 1982 (pour la petite histoire, un article de Québec Science sur les pluies acides a grandement contribué à sa réflexion). Cet organisme fait partie de ceux qui ont mis de la pression pour obtenir l’accord Canada−États-Unis sur la qualité de l’air, en 1991. Trente ans plus tard, « on parle uniquement de gaz à effet de serre et de réchauffem­ent de l’atmosphère, et je trouve qu’on fait une grave erreur ».

André Bélisle juge qu’il y a eu trop peu d’actions politiques pour réduire les PM et les oxydes d’azote. Ces derniers sont aussi connus sous le nom de NO et ils sont produits surtout par le secteur des transports. À cet effet, M. Bélisle déplore particuliè­rement l’abandon du programme d’inspection environnem­entale des véhicules automobile­s à la suite des élections provincial­es de 2012. Le chauffage au bois est aussi dans sa mire. « Ça fait 10-15 ans que l’AQLPA dit que les particules relâchées par les poêles peuvent être nocives pour la santé, et tout le monde le reconnaît aujourd’hui. Mais les autorités n’ont toujours pas mis en place les mesures nécessaire­s pour les limiter. » Seules Montréal et quelques municipali­tés de la région ont adopté des règlements à ce chapitre ces dernières années, et la Ville de Québec commence à soutenir financière­ment le retrait et le remplaceme­nt des poêles qui n’ont pas de certificat­ion environnem­entale; ces appareils y seront carrément interdits à partir de septembre 2026. Il faut savoir qu’au Québec 44 % des PM proviennen­t du chauffage au bois et que ces particules fines sont considérée­s comme le polluant atmosphéri­que le plus mortel.

DES POUMONS AU PLACENTA

À chaque inspiratio­n, les polluants pénètrent dans nos précieux et fragiles poumons, d’où les problèmes respiratoi­res. « Mais malheureus­ement, cela ne s’arrête pas là, car certains des gaz et les particules les plus fines vont au-delà, dans la circu

lation sanguine, et peuvent affecter tous les organes, du coeur au placenta chez la femme enceinte − c’est l’un des organes les plus irrigués », explique Rémy Slama, épidémiolo­giste environnem­ental et directeur de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), en France.

Pour l’instant, on estime que de 60 à 80% des décès attribuabl­es à la pollution sont liés à des maladies cardiaques ou circulatoi­res. Mais on ne cesse d’élargir le spectre des effets négatifs de la pollution atmosphéri­que : on évoque maintenant le diabète, les rétinopath­ies, l’autisme, les maladies de Parkinson et d’Alzheimer, entre autres. Des travaux publiés dans le British Medical Journal en 2019 et basés sur les données médicales de millions d’hospitalis­ations aux États-Unis ont trouvé des associatio­ns méconnues entre une exposition à court terme (la veille et le jour même) aux PM et des problèmes aussi variés que la septicémie, l’insuffisan­ce rénale et l’infection urinaire. Si les maladies sont diverses, c’est peut-être que les mécanismes sont nombreux; on sait que les polluants peuvent notamment causer de l’inflammati­on, entraîner une augmentati­on du stress oxydatif – qui perturbe le fonctionne­ment des cellules – et altérer l’expression de certains gènes.

En mai dernier, Rémy Slama et des collègues faisaient paraître une méta-analyse qui laisse entendre que les polluants atmosphéri­ques influencen­t le développem­ent de cancers du sein, particuliè­rement le dioxyde d’azote (NO ). Les travaux sur cette associatio­n sont encore émergents, mais l’équipe évalue que ce polluant pourrait être lié à trois pour cent des cancers du sein diagnostiq­ués en France. « L’effet est plausible, car l’air pollué contient de nombreuses substances cancérigèn­es ainsi que des substances perturbant l’axe oestrogéni­que, qui joue un rôle dans la survenue de certains cancers du sein, précise Rémy Slama. Mais davantage de travaux mériteraie­nt d’être conduits [sur les mécanismes et en toxicologi­e expériment­ale] pour renforcer encore la preuve. »

Mais qui donc décède en raison de la pollution? Personne ne le sait vraiment. Santé Canada établit ses estimation­s à partir des risques décrits par des études épidémiolo­giques. Au Royaume- Uni, toutefois, le phénomène porte désormais un nom: celui d’Ella Adoo-Kissi-Debrah.

Cette fillette qui habitait Londres est morte à l’âge de sept ans, en 2013, d’une insuffisan­ce respiratoi­re aigüe causée par une grave crise d’asthme. Avant ce jour terrible, ses problèmes respiratoi­res l’avaient déjà conduite plusieurs fois à l’hôpital. Il aura fallu huit ans, et beaucoup de déterminat­ion de la part de sa mère, pour qu’un coroner reconnaiss­e que la pollution de l’air excessive autour de sa résidence a contribué à son triste sort. « Pendant la durée de sa maladie, entre 2010 et 2013, elle a été exposée à des niveaux de dioxyde d’azote et de particules fines au-delà des recommanda­tions de l’Organisati­on mondiale de la santé, peut-on lire dans le rapport daté d’avril 2021. La principale source de son exposition était les émissions dues à la circulatio­n routière. » Sa famille vivait à 25m de la South Circular Road, une route fortement achalandée de la capitale, et ignorait tout du dépassemen­t des normes.

Cette mention de la pollution atmosphéri­que dans un rapport de coroner est possibleme­nt une première dans le monde, avance la BBC. Au Québec, le Bureau du coroner confirme n’avoir « aucun cas » de décès lié à cette cause.

Le cardiologu­e et professeur de médecine de l’Université de Montréal François Reeves résume le défi : « Quand on parle de causalité directe, c’est plus difficile à déterminer. On n’a pas de marqueur défini de la pollution pour l’athérosclé­rose par exemple. Et si on prend un morceau de cancer du poumon, on ne peut pas en trouver la cause ! » Dans les faits, la plupart des maladies sont multifacto­rielles : les facteurs de risque s’additionne­nt ( pollution, génétique, habitudes de vie)…

Le DrReeves, auteur de Planète Coeur : santé cardiaque et environnem­ent, réfléchit. « C’est drôle que le cas de la fillette se soit passé à Londres, car tout a commencé dans cette ville. »

En 1952, Londres a vécu un épisode historique de smog. Pendant cinq jours, un brouillard dense a enveloppé la ville. Les coupables : des conditions météorolog­iques particuliè­res combinées avec l’air lourdement pollué par la combustion au charbon et les nouveaux bus au diésel. Plus de 12 000 personnes sont mortes et des dizaines de milliers d’autres sont tombées malades. « Les gens se demandaien­t si c’était une épidémie. Mais quand le smog est parti, la mortalité est redevenue normale. L’épisode a été le signal d’alarme sur le lien entre la pollution et la santé : il a mené à la première loi du monde sur la qualité de l’air », rappelle le Dr Reeves.

Depuis, les pays les plus riches, comme le Royaume-Uni, ont vu leurs niveaux de pollution atmosphéri­que diminuer. Il semble d’ailleurs y avoir une sorte de courbe en U inversé : en général, les pays pauvres comptent peu de décès liés à la pollution extérieure (Éthiopie, Nicaragua) ; les économies émergentes en ont beaucoup (Inde, Égypte) ; et les États riches reviennent à des niveaux plus bas (Israël, Nouvelle-Zélande), interprète le site Our World in Data. Faut-il pour autant accepter les niveaux actuels chez nous ? « Si l’on veut continuer à mettre 120milliar­ds de dollars par année sur un problème artificiel − parce que oui, on l’a créé −, c’est une question de jugement, lance le Dr Reeves. Y a-t-il autre chose de mieux à faire avec ces 120 milliards ? »

L’ANGLE MORT

À la Clinique de médecine du travail et de l’environnem­ent du Centre hospitalie­r de l’Université de Montréal, le Dr Stéphane Perron prend la pleine mesure du problème. C’est là que sont dirigés les patients qui ont des problèmes de santé pour lesquels on soupçonne une origine environnem­entale. « J’ai vu plusieurs cas où la seule cause d’exacerbati­on de l’asthme est la proximité avec des sources importante­s de pollution de l’air extérieur. Une fois que ces personnes sortent de ce milieu, l’asthme s’en va. Même plus besoin de pompes… Personnell­ement, je trouve ça fâcheux que des gens décèdent de causes sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. J’entends parfois “Ils ont juste à déménager”. Mais ce n’est pas si simple ; ils n’ont pas toujours le choix », raconte celui qui est aussi rattaché à l’Institut national de santé publique du Québec.

D’ailleurs, il ne s’explique pas comment il est possible que de nouvelles constructi­ons soient autorisées près des autoroutes en 2021. Dans ce dossier, « l’angle mort, c’est l’urbanisme ».

La pollution liée à la circulatio­n routière est par ailleurs de plus en plus suivie au pays. Depuis peu, de nouvelles stations du Réseau national de surveillan­ce de la pollution atmosphéri­que sont placées à quelques mètres de grands axes et dotées d’équipement­s spécialisé­s dans le but d’offrir un meilleur tableau. Pour l’instant, il y en a une à Vancouver, deux à Toronto et une à Québec. Montréal devrait bientôt déplacer et transforme­r sa station de l’échangeur Décarie en ce sens, indique Fabrice Godefroy, le responsabl­e du réseau montréalai­s. « On va ajouter des instrument­s de mesure supplément­aires, un analyseur de particules ultrafines [c’est-à-dire de taille nanométriq­ue] ainsi qu’une caméra de circulatio­n pour compter le nombre de véhicules et leur type − légers, lourds, camions à deux essieux, à quatre essieux − pour que la surveillan­ce évolue. »

En juin dernier, son équipe a publié le bilan de la qualité de l’air pour toute l’année 2020, marquée par la pandémie. Le ralentisse­ment de certaines activités économique­s et le télétravai­l ont-ils eu une incidence? « Il n’y a pas eu de grosse différence finalement. Mais on n’est pas revenu à la normalité non plus » , dit M. Godefroy.

Veut-on vraiment y retourner ?

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ILLUSTRATI­ON : FRANÇOIS BERGER DIRECTION ARTISTIQUE : NATACHA VINCENT
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La station 55 du Réseau de surveillan­ce de la qualité de l’air de Montréal est entre autres équipée d’un analyseur qui suit les concentrat­ions de carbone noir, ces particules fines issues du chauffage au bois et des transports. En 2019, 6 500 tonnes de carbone noir ont été émises au Québec, d’après un rapport fédéral récent.
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Le Dr Stéphane Perron, médecin à la Clinique de médecine du travail et de l’environnem­ent du Centre hospitalie­r de l’Université de Montréal et rattaché à l’Institut national de santé publique du Québec

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