Pergélisol : la lente fuite
Le dégel du pergélisol est-il une bombe climatique à retardement? Sur le terrain, un scénario en demi-teintes se dessine, ce qui n’inquiète pas moins les communautés locales.
Le dégel du pergélisol n’est pas aussi brutal qu’on le pensait, mais les communautés locales restent inquiètes.
llen Gordon a commencé à voir des changements s’opérer dans le paysage du Nunavik dès le début des années 1990. Ce conseiller municipal du village nordique de Kuujjuaq et fellow de la Société géographique royale du Canada ne les compte plus. « Le pergélisol ne retient plus le sol : les pans de collines s’effondrent, les bords des rivières aussi, les routes sont accidentées, les maisons sont moins stables », liste l’Inuit reconnu pour son engagement à l’égard du territoire.
Sans compter les tassements de terrain, la fragilisation des infrastructures, le brunissement des eaux ainsi que les territoires de chasse et de pêche devenus inaccessibles. Comme si ce n’était pas assez, sans sol gelé, les arbustes poussent plus rapidement. « Cela empêche le caribou d’accéder aux lichens et assèche les rivières où les poissons se trouvent, explique-t-il. Nous sommes très inquiets, car c’est dramatique. Nous voulons que ça s’arrête. »
Le dégel accru du pergélisol, ce sol dont la température reste au-dessous de zéro en permanence et qui s’étend sur plus de la moitié des terres canadiennes, a des effets bien concrets sur les communautés du Nord. Même si un réchauffement saisonnier en surface est normal, depuis quelques décennies, le pergélisol dégèle de plus en plus profondément. À l’échelle mondiale, le problème prend une autre dimension: le pergélisol nordique contient environ deux fois plus de carbone qu’il y en a déjà dans l’atmosphère. Il a donc le potentiel de relâcher beaucoup de gaz à effet de serre, ce qui pourrait stimuler son dégel, engendrer plus d’émissions de ces gaz et ainsi de suite… Qu’en dit la recherche?
Avant toute chose, il faut comprendre comment ces gaz se forment et s’échappent. Lorsqu’un sol gelé depuis des milliers d’années dégèle, la matière organique qu’il emprisonne subit le même sort. Il y aurait ainsi de 1460 à 1600 milliards de tonnes de carbone organique dans le pergélisol nordique, selon des estimations parues dansNature en 2015. « Le pergélisol, c’est comme un immense congélateur rempli de nourriture : quand on le débranche, son contenu pourrit. C’est de la matière vivante composée de carbone, des plantes qui se sont retrouvées piégées avant d’avoir eu la chance de se décomposer », indique Pascale Roy-Léveillée, géomorphologue et professeure à l’Université Laval, qui a beaucoup travaillé au Yukon ces dernières années.
Ce carbone devient alors accessible aux microorganismes. « Les microbes consomment la matière organique et en font mille et une choses. Ils produisent du CO , du méthane et du protoxyde d’azote, tous des gaz à effet de serre », dit Isabelle Laurion, chercheuse en biogéochimie à l’Institut national de la recherche scientifique, qui fait ses collectes de données près du village de Kuujjuarapik, à l’embouchure de la Grande rivière de la Baleine, au sud-est de la baie d’Hudson.
En présence d’oxygène, les microorganismes produisent du CO ; en son absence, ce seront plutôt du méthane et du protoxyde d’azote. « Même si ces derniers sont émis en moins grande quantité que le CO , ils ont de graves répercussions sur le climat : le méthane est un gaz à effet de serre 30 fois plus puissant que le CO [ sur 100 ans]. Le protoxyde d’azote, lui…, 300 fois ! » s’exclame Isabelle Laurion.
La chercheuse s’intéresse plus particulièrement aux gaz que le pergélisol relâche dans les mares et les lacs et qui finissent par se retrouver dans l’atmosphère. « Pendant l’hiver, le méthane se transforme en de grosses bulles qui s’accumulent sous et dans la glace. C’est un gaz peu soluble dans l’eau », décrit-elle. La chercheuse et son équipe prélèvent des carottes pour analyser ces gaz piégés dans la glace. Au printemps, alors que la glace fond, de grosses bulles de gaz qui s’échappent font « bouillonner » l’eau, comme dans une baignoire à remous. Pour recueillir ces gaz, bien souvent dominés par le méthane, la chercheuse dépose un entonnoir inversé coiffé d’une seringue sur la surface du lac. « L’émission de méthane est un phénomène très variable dans le temps et l’espace. On sait qu’il y a des hotspots, des zones et des moments dans l’année où il y a plus d’émissions », fait observer Isabelle Laurion. L’été, la colonne d’eau de nombreux lacs et de mares se stratifie, c’est-à-dire que la concentration en gaz varie en fonction de la profondeur. « L’eau froide du fond est alors isolée de l’atmosphère. Cette colonne d’eau stable est difficile à défaire par le vent : les eaux se mélangent peu, sont moins bien oxygénées », poursuit la chercheuse. Et en l’absence d’oxygène, les microorganismes qui s’y trouvent produisent du méthane. C’est seulement à l’automne, lorsque les eaux se mélangent, que les gaz accumulés au fond pendant l’été sont émis dans l’atmosphère.
UN PETIT PET
À quel point le dégel du pergélisol amplifie-t-il le réchauffement climatique? Pour Daniel Fortier, géomorphologue à l’Université de Montréal, c’est la grande question. Ce chercheur étudie le pergélisol autour de Kangirsuk, un petit village situé au 60e parallèle, tout au nord du Québec, qui vit au rythme des éléments. La lente disparition du pergélisol laisse derrière elle des dizaines, voire des centaines de lacs, ainsi que des polygones de toundra, ces reliefs périglaciaires aux bords de mousse et aux creux parfois remplis d’eau qui dessinent un réseau de motifs géométriques bien ordonnés sur la terre nordique. Ici aussi le tableau est sombre, mais Daniel Fortier signale que les chercheurs sont de plus en plus prudents quant au scénario catastrophe. « Il y a une dizaine d’années, on parlait d’une bombe climatique à retardement. Maintenant, on parle d’une fuite lente. On passe d’une grosse bombe… à un petit pet ! » blague-t-il.
Bien sûr que le dégel du pergélisol entraîne l’émission de gaz à effet de serre. Mais il faut aussi prendre en compte les nouveaux puits qui se créent. En effet, certains lacs grandissent tellement qu’ils rejoignent une rivière, s’y vident, puis le pergélisol et la végétation envahissent cet espace. Les tourbières, qui peuvent naître lorsqu’un lac se déverse ainsi ou émerger quand le pergélisol disparaît, sont d’importants puits de carbone. En se réchauffant, le climat devient aussi plus favorable aux arbustes, aux plantes ainsi qu’au phytoplancton, qui prolifère.
« Comme ces organismes photosynthétiques se nourrissent du CO , ils séquestrent le carbone. À ce moment-là, le milieu devient un puits », explique le professeur Fortier.
Pour tenter de mieux comprendre les conséquences du dégel du pergélisol sur le réchauffement climatique et obtenir une réponse plus claire, les chercheurs modélisent ses effets sur ordinateur pour ouvrir une fenêtre sur le futur. Mais le procédé demande du raffinement, car « une multitude de processus physiques et biogéochimiques qui s’influencent les uns les autres ne sont pas actuellement pris en compte », regrette Daniel Fortier.
La technologie actuelle ne permet tout simplement pas encore d’intégrer toutes les relations entre la surface du sol et l’atmosphère. « L’émission des gaz est extrêmement variable dans le temps et dans l’espace, souligne Isabelle Laurion. Si l’on prend juste quelques mesures à gauche et à droite à quelques endroits dans l’Arctique et qu’on essaie d’extrapoler, on peut se tromper. Il faut aussi que l’on comprenne pourquoi le phénomène varie spatialement et comment ça répond aux modifications des conditions environnementales. »
Pour les chercheurs interviewés par Québec Science, il n’y a donc pas assez de données pour statuer clairement. « Dans la littérature scientifique, il y a vraiment une dichotomie : certains pensent que c’est déprimant, d’autres pas », précise Isabelle Laurion.
URGENCE D’AGIR
Partout dans le monde, des chercheurs et des entrepreneurs se pressent de trouver des solutions afin de ralentir le réchauffement climatique, qui altère tant le pergélisol. Capturer le CO dans l’air, envoyer des miroirs dans l’atmosphère pour réfléchir les rayons du soleil, poser des bombes dans les volcans pour répartir les cendres dans l’atmosphère et ainsi réduire l’incidence des rayonnements solaires, étendre de grandes bâches sur les glaciers pour empêcher leur fonte… « Ce sont des vendeurs d’autos, la technologie n’existe pas encore! » s’exaspère Daniel Fortier. Selon lui, la solution la plus simple est de réduire à la source nos émissions de gaz à effet de serre et, pour ce faire, tout le monde doit mettre la main à la pâte. Pascale Roy-Léveillée et lui font partie d’ailleurs de PermafrostNet, un réseau stratégique canadien qui veille à mieux préparer le Canada au dégel du pergélisol.
Les idées ne manquent pas. « Favoriser la végétation dans les zones de pergélisol et protéger les milieux humides qui séquestrent du carbone comme les tourbières et les marais côtiers, ce serait notre effort pour aider à la captation du carbone de façon naturelle », énumère Daniel Fortier.
Tout cela ne peut s’effectuer sans la collaboration des communautés. « Je n’ai pas de problèmes avec les études scientifiques, dit Allen Gordon. Mais il faut que les chercheurs travaillent avec les communautés locales. Ils ne doivent pas venir ici sans nous informer de leurs objets d’étude et de leurs rapports. Nous voulons être consultés et impliqués parce que, parfois, des personnes sont de soi-disant spécialistes dans leur domaine, mais n’ont aucune expertise en matière de paysages nordiques et de savoir-faire », regrette le conseiller municipal.
Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, une organisation qui représente les 65 000 Inuits du Canada, approuve : « La collaboration entre les chercheurs du Sud et les communautés inuites du Nunangat [la patrie des Inuits du Canada] devrait partir d’un lieu d’autodétermination, de partenariat, de respect et de transparence pour les Inuits. La recherche dans le Nunangat devrait donner le pouvoir aux Inuits de répondre aux besoins et aux priorités de leurs familles et communautés. » L’organisme a d’ailleurs élaboré une stratégie nationale inuite sur la recherche qui détaille cette vision.
L’importance mondiale des rejets de gaz par le pergélisol ne peut justifier l’empressement ou le détachement. « Parfois, des chercheurs mènent leurs travaux et, quand ils ont fini, ils disent simplement qu’il y a beaucoup de carbone dans la cour. Mais pendant ce temps-là, la route à côté est en train de s’effondrer et la maison va tomber dans un trou. Et personne ne peut rien faire », avoue Pascale Roy- Léveillée, qui se fait un devoir de tisser des liens durables avec ces communautés, « qui ont beaucoup à nous apprendre ».
C’est ainsi que le Canada pourra s’en sortir : chercheurs et communautés inuites main dans la main.