Traquer le méthane à partir de l’espace
L’entreprise québécoise GHGSat repère les fuites de méthane industrielles partout sur la planète grâce à sa constellation de satellites. Visite guidée.
Une entreprise québécoise repère les fuites de méthane grâce à ses satellites.
Stéphane Germain connaît maintenant la planète comme le fond de sa poche. Ou du moins, c’est l’impression qu’il donne alors que son curseur vogue d’un continent à l’autre, attirant notre attention sur les coins mêmes les plus reculés. « Je n’aurais jamais pensé connaître la géographie du Turkménistan! »
C’est dans ce pays que son entreprise, GHGSat, a repéré la plus grosse fuite industrielle de méthane, s’échappant d’une station de compression de gaz naturel, en 2019. Le méthane, incolore et inodore, contribue fortement à l’effet de serre ; il emprisonne 84 fois plus de chaleur sur une période de 20 ans qu’une quantité équivalente de gaz carbonique (CO ). En plus des industries pétrolière et gazière, l’élevage, les dépotoirs, les mines de charbon, la gestion des eaux usées et la culture du riz en sont les principaux émetteurs.
Comme il est très difficile de détecter ces panaches de méthane au sol, GHGSat les traque plutôt grâce à trois petits satellites lancés ces dernières années et équipés de spectromètres ultraspécialisés conçus par l’équipe (huit autres suivront d’ici la fin de 2023). Ils permettent de déceler des fuites aussi « petites » que 100 kg par heure.
Au Turkménistan, la fuite inquiétante libérait de 10 000 à 43 000 kg de méthane par heure, une quantité qui variait d’un jour à l’autre. Une seule heure d’écoulement avait les mêmes répercussions sur le climat que les émissions annuelles de 54 à 234 voitures! L’équipe a rapidement avisé la compagnie responsable… qui n’a pas agi. « On avait du mal à communiquer avec elle, raconte Stéphane Germain, ingénieur en aérospatiale de formation. On a donc essayé d’autres voies : d’abord les services de délégués commerciaux du Canada, qui nous ont présentés à l’ambassadeur canadien qui, lui, est allé parler à l’ambassadeur américain… » Un représentant européen s’est ensuite joint au groupe qui
a convaincu le gouvernement d’intervenir auprès de l’entreprise en cause. La fuite a finalement été colmatée. Hourra !
La PME québécoise est une précurseure dans une industrie prometteuse : celle qui vise à détecter les émissions de méthane de l’espace. Pour les entreprises et les gouvernements, réparer ces fuites représente l’une des façons les plus efficaces de réduire les émissions de gaz à effet de serre, selon un rapport récent de la Coalition pour le climat et la qualité de l’air et du Programme des Nations unies pour l’environnement. Ils peuvent recourir aux services payants de GHGSat pour obtenir un diagnostic précis.
L’entreprise a déjà des clients partout dans le monde, dont la multinationale Shell. « Nos clients veulent être au courant des fuites et les arrêter parce que leur réputation en dépend. » Aucune compagnie ne veut apprendre par le journal qu’elle a des problèmes, comme lors d’une enquête mémorable du New York Times réalisée au Texas avec des caméras infrarouges en 2019. D’immenses panaches émergeant de complexes gaziers et pétroliers avaient été mis au jour.
DE LA CALIFORNIE À DHAKA
Pour se faire connaître, GHGSat a créé la carte du monde Pulse, qui permet d’avoir une idée des régions où les concentrations de méthane dans l’atmosphère sont anormales. À l’écran, Stéphane Germain « file » vers les ÉtatsUnis. « Ici, en Californie, il y a une vallée du nom de San Joaquin, bien connue pour sa production agricole. La digestion des animaux entraîne de fortes émissions de méthane. Il y a aussi quelques sites d’enfouissement de déchets dans le coin, en plus de la production pétrolière. Il y a donc presque toujours des concentrations élevées. »
Autre zone inquiétante : le centre de la Chine, où de nombreuses mines de charbon sont en activité. « Ce sont les émissions de mines de charbon les plus importantes du monde, c’est impressionnant. On espère percer le marché chinois, mais on a du chemin à faire ; malheureusement, les relations Canada-Chine ne sont pas faciles en ce moment. »
Il y a ensuite un gros panache (4 000 kg par heure) à Dhaka, capitale du Bangladesh. Une partie serait attribuable à un site d’enfouissement, mais pour le reste le mystère plane. Le ministère de l’Environnement du pays enquête après avoir été avisé de la situation par GHGSat.
Et qu’en est-il chez nous ? On se doute que les installations gazières et pétrolières en émettent des quantités notables : le Canada s’est engagé à diminuer de 40 à 45% les fuites de méthane issues de ces industries d’ici 2025 (par rapport au niveau de 2012). « Dans le coin de Sarnia [en Ontario], on peut voir des concentrations plus élevées autour des raffineries, mentionne Stéphane Germain. En Alberta, on en trouve dans le sud-est de la province, dans deux zones de gaz de schiste. Il devrait aussi y en avoir dans les mines de charbon à proximité de Calgary, mais les systèmes satellites n’arrivent pas à détecter les sources en montagne. Sinon, au pays, on voit du
méthane surtout autour des grandes villes à cause d’activités humaines de toutes sortes. Au Québec, à part Montréal, il n’y a pas beaucoup de lieux à concentration élevée. » Hydro-Québec est d’ailleurs un client de la première heure, et ses réservoirs et barrages ne semblent pas poser problème.
MESURES INTERNATIONALES
GHGSat participera à un nouvel effort mondial pour mieux quantifier le problème : l’Observatoire international des émissions de méthane, annoncé par le Programme des Nations unies pour l’environnement et la Commission européenne en mars dernier. « L’idée est de rattacher toutes les sources de données sur les émissions de méthane, dont les nôtres, à un modèle global afin que les gouvernements et les négociateurs pour le climat puissent comprendre quelles sont les émissions réelles des différents pays et industries. »
Car les scientifiques réalisent aujourd’hui que les émissions fugitives de méthane sont largement sous-estimées. Un exemple local ? Une étude publiée au tournant de 2021 par la professeure Mary Kang, du Département de génie civil de l’Université McGill, montre que les émissions de méthane issues des quelque 370 000 puits de pétrole et de gaz abandonnés au Canada seraient sous-évaluées de 150 %.
C’est qu’il est beaucoup plus difficile d’estimer les quantités de méthane qui s’échappent que celles de CO , qui résultent d’un processus de combustion, une réaction chimique facile à décortiquer. D’où l’intérêt nouveau pour les techniques de mesure par satellite et même par avion, explique Annie Levasseur, professeure à l’École de technologie supérieure de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la mesure de l’impact des activités humaines sur les changements climatiques. « On les appelle méthodes top-down : on part de mesures de concentrations atmosphériques pour trouver l’élément au sol qui cause ces variations. Traditionnellement, on fait plutôt du bottom-up : on part de données d’activités sur le terrain pour calculer les émissions. Par exemple, [les compagnies gazières et pétrolières] font des campagnes de mesures autour de certains puits et extrapolent ces données à tout leur réseau. » Elle ajoute que des chercheurs tentent de combiner les deux types d’approches pour encore plus de précision.
Annie Levasseur travaille pour sa part sur une carte des émissions des différents gaz à effet de serre dans l’arrondissement de Saint- Laurent, à Montréal. En collaboration avec Mary Kang, elle compte aussi brosser le tableau des émissions de méthane de la métropole. « Pour l’instant, dans les inventaires, les estimations sont très grossières. »
Partout sur la planète, les gouvernements se fixent des objectifs ambitieux; plusieurs veulent atteindre la carboneutralité en 2050. Mais pour y arriver, « il va falloir de meilleurs outils pour mieux comprendre le lien entre chacune des activités et des émissions, ce qui permettra de prioriser nos actions, dit la chercheuse. Si l’on se fie à des intuitions pour lutter contre les changements climatiques, on peut mettre nos efforts aux mauvais endroits ».