Quebec Science

Revisiter un air d’autrefois

Des archives d’échantillo­ns d’air permettent de retracer l’histoire de gaz nocifs pour la couche d’ozone ou le climat.

- PAR ETIENNE PLAMONDON EMOND

Des archives d’échantillo­ns d’air retracent l’histoire de gaz nocifs pour la couche d’ozone ou le climat.

Quand le vent d’ouest se lève à Cape Gr im, au nord de la Tasmanie, des scientifiq­ues australien­s mettent cet air en bouteilles. Car il est difficile d’en trouver du plus pur sur Terre : celui-ci vient de survoler l’océan Austral et n’a croisé aucune ville ou usine sur des milliers de kilomètres. « S’il y a un changement dans cet air, cela veut dire qu’il y a quelque chose qui se passe à l’échelle de la planète », explique Élise-Andrée Guérette.

Cette Québécoise travaille au Global Atmospheri­c Sampling Laboratory pour le CSIRO, l’agence gouverneme­ntale de recherche scientifiq­ue australien­ne. Les échantillo­ns prélevés à Cape Grim sont examinés dans son laboratoir­e d’Aspendale, en banlieue de Melbourne.

La plupart sont analysés sur-le-champ ou envoyés par la poste à des centres de recherche à travers le monde. Mais de quatre à six fois par année, une bonbonne en acier inoxydable se voit réserver un autre destin : rester sur une tablette! Cette mise à l’écart, répétée depuis 1978, a permis de constituer une banque de 170 échantillo­ns d’air ambiant entreposés à Aspendale.

Chacun d’eux contient l’équivalent de 2 000 à 4 000 l d’air comprimé dans une bouteille d’une grosseur analogue à celle qu’on trouve sur un barbecue au gaz.

Pour connaître quelle était la concentrat­ion de certains gaz dans le passé, les scientifiq­ues se tournent souvent vers l’air emprisonné dans des couches de neige en Antarctiqu­e ou au Groenland. Mais pour avoir une image précise des dernières décennies, la banque d’air de Cape Grim n’a pas son pareil. Surtout quand vient le temps de dater l’apparition, l’augmentati­on ou le déclin d’halocarbur­es, des gaz produits par les activités industriel­les et nocifs pour la couche d’ozone ou le climat.

Ainsi, la collection a permis de situer dans la deuxième moitié des années 1990 l’apparition de trois hydrochlor­ofluoro

carbones (HCFC), des gaz industriel­s contenant du fluor et du chlore. Les résultats ont été publiés cette année dans les Proceeding­s of the National Academy of Sciences.

BÂTIR UNE COLLECTION SUR DU VENT

La première mise en bouteilles « est arrivée un peu par accident », reconnaît Paul Fraser. Au milieu des années 1970, ce chimiste du CSIRO remplit d’air d’anciennes bonbonnes à oxygène ayant servi dans les avions durant la Seconde Guerre mondiale. Il se dote ainsi d’une référence afin d’étalonner ses instrument­s de mesure pour étudier l’atmosphère.

La plupart des polluants se désintègre­nt vite dans ses cylindres. En revanche, il remarque que des gaz y demeurent stables, et pas les moindres : les chlorofluo­rocarbures (CFC). À la même époque, il devient évident que les propriétés de ces gaz inertes leur permettent d’atteindre la stratosphè­re, où ils se décomposen­t sous l’effet des rayons ultraviole­ts et libèrent du chlore, dévastateu­r pour la couche d’ozone. L’ennui, c’est qu’ils sont alors largement utilisés dans la réfrigérat­ion et la climatisat­ion, et dans la fabricatio­n de mousses isolantes et de solvants. Leur concentrat­ion augmente à une vitesse vertigineu­se dans l’atmosphère!

Documenter la croissance des CFC avec les fonds de bouteille inutilisés paraît dès lors pertinent. « On s’est aussi dit qu’il y avait probableme­nt à l’intérieur de ces bonbonnes des gaz qu’on ne mesurait pas et qui se comportaie­nt de la même manière », raconte le chercheur aujourd’hui à la retraite. Il commence alors à recueillir des échantillo­ns et à les entreposer de façon systématiq­ue. Son espoir ? Que des technologi­es du futur permettent d’analyser leur contenu sous un nouveau jour. « C’est exactement ce qui s’est passé. »

Dans les années 1990, il retire de l’air de chacune des 65 bonbonnes amassées jusque-là et le met dans de plus petites bouteilles. Il les transporte au RoyaumeUni, à l’Université d’East Anglia. Là-bas, en compagnie du doctorant David Oram, il passe le contenu de ses archives dans un chromatogr­aphe en phase gazeuse couplé à un spectromèt­re de masse dernier cri. « Jusqu’à ce moment-là, on n’avait mesuré que six ou sept composés dans les archives et, soudaineme­nt, on en voyait une quarantain­e. Et chacun d’eux avait une histoire unique que personne ne connaissai­t », se remémore Paul Fraser.

Les chercheurs découvrent ainsi la présence de plusieurs halons, des halocarbur­es contenant du brome nocif pour la couche d’ozone. De plus, le duo rapporte pour la première fois en 1998 des traces de trifluorom­éthane (aussi appelé HFC-23). Moins dommageabl­e pour la couche d’ozone, cet hydrofluor­ocarbure (HFC) n’en demeure pas moins un gaz à effet de serre environ 12 000 fois plus puissant que le dioxyde de carbone à volume équivalent.

« Grâce à la bibliothèq­ue d’air, on était en mesure de revenir en arrière et de comprendre son évolution dans l’atmosphère », souligne David Oram. La tendance inquiète: à la fin du millénaire, la concentrat­ion de HFC23 augmente de cinq pour cent par année. Il s’agit d’un sous-produit de la fabricatio­n de chlorodifl­uorométhan­e (HCFC-22). Or, l’industrie du refroidiss­ement s’est rabattue sur ce dernier gaz pour remplacer les CFC, dont elle doit se départir, tel que l’exige le protocole de Montréal, signé en 1987.

L’amendement de Kigali au protocole de Montréal, adopté en 2016, encadre désormais la réduction progressiv­e des HFC. En vigueur depuis 2019 dans les pays développés, il s’appliquera aux pays en développem­ent, dont la Chine, à partir de 2024. Les émissions de HFC-23 auraient dû baisser de manière draconienn­e à partir de 2015, si l’on en croit les diminution­s déclarées par les États. Néanmoins, un article cosigné par Paul Fraser dans Nature Communicat­ions en 2020 montre qu’elles ont plutôt atteint un sommet historique en 2018. Du même coup, la collection australien­ne a permis de détecter un déclin temporaire de ces émissions entre 2006 et 2009, malgré une hausse de la production de HCFC-22 dans les pays en développem­ent au même moment. Cette baisse correspond à une période pendant laquelle l’Organisati­on des Nations unies encouragea­it l’incinérati­on du HFC-23 à l’aide de crédits carbone. Les émissions ont augmenté à nouveau lorsque l’incitation a disparu, puis ont monté en flèche à partir de 2015, principale­ment en Inde et en Chine. La banque d’air s’avère donc un outil précieux pour surveiller l’efficacité ou le respect des mesures prises pour atteindre les objectifs des ententes internatio­nales.

PAREIL, PAS PAREIL

David Oram a gardé tous les échantillo­ns que lui avait apportés Paul Fraser ainsi que tous les autres que le CSIRO lui a envoyés par la suite. Il a ainsi constitué à l’Université d’East Anglia une version miniature de la collection australien­ne. Et il ne se lasse pas de l’explorer. En 2016, il a revisité ces bouteilles afin de comparer l’évolution de deux gaz toujours considérés comme un seul dans tous les rapports : le CFC-114 et le CFC-114a. Leurs molécules possèdent les mêmes éléments dans les mêmes proportion­s, mais agencés de manière différente. En distinguan­t leurs concentrat­ions respective­s dans la banque, il a découvert que les deux gaz ont des sources indépendan­tes. Une informatio­n importante qui aidera à remonter la piste du CFC-114a toujours détecté dans l’atmosphère par une station de Taïwan.

Quant à la plus récente bonbonne remisée sur une étagère à Aspendale, peut-être révélera-t-elle qu’un autre gaz polluant inconnu plane déjà au-dessus de notre tête.

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ILLUSTRATI­ON : FRANÇOIS BERGER
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