Avant que la terre tremble
Un mégaséisme guette Istanbul. La mégapole est-elle prête ?
Sous les secousses, l’appartement a tangué comme un paquebot dans la tempête. « J’avais sept ans et j’étais dans la chambre avec mon père et ma mère, au troisième étage de notre immeuble, raconte Esra Moran Ünlü. Notre logement ballottait tellement que la porte du balcon s’ouvrait et se refermait sans cesse. » La jeune femme se souvient de tous ces débris d’édifices écroulés sur la route, des nuits passées dans la voiture et des conteneurs transformés en écoles de fortune. Son immeuble ne s’est pas affaissé, mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Le séisme de magnitude 7,4 qui a frappé la ville d’Izmit en 1999 a fait plus de 17 000 morts dans la région.
« J’ai encore très peur des tremblements de terre », confie Esra Moran Ünlü, qui vit maintenant à Istanbul, à une centaine de kilomètres de sa ville natale. Elle a eu l’impression de revivre ce cauchemar lorsqu’un séisme a secoué la mégapole en septembre 2019. Elle s’est ruée à l’extérieur de son bureau en panique, restant loin du bâtiment pendant des heures par crainte de répliques sismiques.
Ce jour-là, Istanbul a subi peu de dommages. Mais susceptible de se produire à n’importe quel moment, un mégaséisme − un « Big One » − menace sa population de plus de 15 millions d’habitants. Une catastrophe appréhendée qui pourrait se révéler bien pire que le tremblement de terre d’Izmit. Car la ville est mal située, et surtout mal préparée, malgré le choc de 1999.
SUR LA CORDE RAIDE
La Turquie est située au carrefour de plusieurs plaques tectoniques, qui « frottent » les unes contre les autres − un coulissement qui donne lieu à des à-coups parfois violents. Sur plus de 1 000 km, la faille nord-anatolienne longe le nord du pays − elle est analogue, en longueur, à la faille de San Andreas, en Californie. Cette zone de contact accumule de la tension sous le déplacement de la plaque anatolienne, principalement poussée vers l’ouest par la plaque arabique, mais coincée dans son mouvement par la massive plaque eurasienne. Ce jeu de compressions fait de la Turquie l’une des régions sismiques les plus actives du globe. Au cours du dernier siècle, le pays a subi 29 séismes d’une magnitude de plus de 6 sur l’échelle de Richter.
Selon les prévisions des sismologues, le prochain tremblement de terre devrait se produire dans la mer de Marmara, à 20 km au sud d’Istanbul. Un immense séisme a été documenté à cet endroit en 1766. Depuis, la plaque anatolienne, qui se déplace de quelques centimètres par année, aurait dû glisser sur plus de quatre mètres. Or, elle semble être arrêtée dans son déplacement. Après avoir établi la déformation de la plaque à l’aide de mesures acoustiques du fond marin et constaté la relative immobilité
de la zone, des chercheurs avancent que la faille est « bloquée », ce qui signifie que les roches environnantes accumulent une grande tension pouvant être libérée à tout moment. De quoi affecter potentiellement des millions de personnes et paralyser l’économie du pays, concentrée autour de la mer de Marmara.
« Cette région est bien connue d’un point de vue scientifique. Tous les 200 ou 250 ans, elle est touchée par un tremblement de terre de magnitude supérieure à 7, indique la sismologue Eser Çaktı, à la tête du Département de génie sismique de l’Université du Bosphore. La probabilité que survienne un mégaséisme est très forte, mais quand aura-t-il lieu : demain? dans cinq ans? On l’ignore. »
DES SQUELETTES FRAGILES
Entre les arbres, des Stambouliotes font leur jogging matinal ou boivent du café assis sur les bancs. Le parc Maçka est l’un des derniers espaces verts du centre-ville. Si l’Organisation mondiale de la santé recommande plus de 10m2 d’espace vert par habitant, la ville d’Istanbul n’en offre que 6,4. Le parc Maçka est ainsi l’un des rares endroits où les gens peuvent se réfugier en cas de tremblement de terre. En effet, le principal danger des séismes ne vient pas des secousses, mais de l’écroulement des immeubles fragiles, explique l’architecte Aslı Sener tout en balayant le parc du regard. À Istanbul, la plupart de ces derniers ont été érigés lors d’une vague de construction dans les années 1980. « Les édifices conçus il y a 100 ans sont souvent plus solides que ceux construits il y a 50 ans », dit-elle en critiquant le manque de règlementation pendant cette période.
Selon un rapport publié par la municipalité d’Istanbul en 2020, plus de 48 000bâtiments pourraient s’effondrer ou être gravement endommagés en cas de tremblement de terre majeur, tandis que 200000autres pourraient subir des dommages considérables. Dans des quartiers vulnérables comme Avcılar, plus de 60 % des immeubles pourraient écoper si rien n’est fait pour renverser la situation. Aslı Sener a déjà participé à un projet de rénovation de l’un de ces bâtiments. « On a extrait des carottes de ciment qu’on a analysées en laboratoire pour évaluer l’état de la structure », explique-t-elle. Son équipe a constaté que le ciment était composé de sable provenant de la mer, un matériau économique, mais vulnérable à la corrosion en raison de sa teneur en sel. Des barres d’acier lisses avaient été utilisées pour renforcer la structure. Or, de la même façon qu’une vis est plus solidement fixée qu’un clou dans un mur, ces barres auraient dû être nervurées pour rester liées au ciment en cas de stress. « On a ensuite placé les éléments de la structure dans un logiciel de modélisation pour désigner les points faibles du bâtiment », détaille-t-elle.
Puis, l’équipe a renforcé le tout. « Il y a une méthode qui consiste à envelopper les colonnes avec des corsets métalliques, mais dans notre cas, on a employé de la fibre de carbone », précise Aslı Sener. Aux jonctions
des poutres et des colonnes, l’équipe a posé des « prothèses » fabriquées avec un polymère très résistant constitué de résine époxy et de fibre de carbone. Ces prothèses sont formées d’une enveloppe externe renforcée par des tiges de polymère dans les colonnes.
Cet immeuble a été rénové avec succès. Cependant, il faudrait procéder pareillement avec près de 250 000 bâtiments, et ce, de façon urgente, selon le rapport de la municipalité d’Istanbul. Un défi inimaginable pour les propriétaires, qui auraient besoin de financement public pour y parvenir. Or, cet argent est plutôt investi dans la construction de l’ambitieux et controversé canal Istanbul, qui divisera la ville en deux. Au coût estimé de 15milliards de dollars américains, cette nouvelle route de 45 km sera creusée parallèlement au détroit du Bosphore afin de faciliter le transport maritime entre la mer Noire et la mer de Marmara. Alors que le président turc, Recep Tayyip Erdo an, y voit une juteuse occasion d’affaires, plusieurs experts estiment que cette stratégie néolibérale d’urbanisation de la ville est au coeur de la fragilité sismique d’Istanbul.
URBANISATION GALOPANTE
Dans la foulée du séisme de 1999, on a tenté de préparer Istanbul au « Big One ». Des centaines d’écoles et d’établissements de santé ont été reconstruits selon les normes antisismiques. Les fragiles bidonvilles de plusieurs quartiers ont été détruits. Mais ces efforts ne se sont révélés ni suffisants ni même adéquats pour compenser l’urbanisation galopante de la ville. Ainsi, sa vulnérabilité sismique n’a pas diminué en 20 ans, constate Tayfun Kahraman, directeur du service de la gestion des risques sismiques d’Istanbul. « Le processus pour gérer les catastrophes nécessite une interaction interdisciplinaire et la coopération des parties prenantes des secteurs public et privé, des universités et des organisations non gouvernementales », déclare ce dernier. Or, le pouvoir de décision de l’urbanisation de la ville a plutôt été concentré entre les mains du gouvernement de Recep Tayyip Erdo an, en poste depuis 2002, qui a favorisé la privatisation des terres et la spéculation immobilière au détriment de la sécurité civile.
« Le gouvernement et le secteur immobilier utilisent “le discours du risque de catastrophe” comme un outil idéologique pour légitimer la ruée vers le développement urbain en Turquie », ont critiqué l’urbaniste Miray Özkan Eren et l’architecte Özlem Özçevik dans la revue A|Z ITU de la Faculté d’architecture de l’Université technique d’Istanbul en 2015. « Cette approche a pour effet d’accroître les inégalités sociales, de causer des dommages écologiques irréparables et de négliger les droits démocratiques. » À titre d’exemple, le gouvernement turc a obtenu des sommes d’argent substantielles d’organismes comme la Banque mondiale pour mener des projets de construction présentés dans le cadre de sa stratégie de résilience sismique, mise en place en 2012. Ces projets, qui comprennent un troisième aéroport, un troisième pont au-dessus du Bosphore et le canal Istanbul, contribuent au contraire à l’étalement urbain, s’alarment plusieurs experts comme l’urbaniste Pelin Pınar Giritlio lu. « Istanbul est une ville sous la pression de projets qui consomment ses derniers lieux ouverts tout en menaçant les aires rurales en périphérie qui, pourtant, sont importantes pour fournir la nourriture et l’eau aux habitants en cas d’urgence », observe-t-elle en notant que le projet du canal Istanbul vise à attirer au moins deux millions de personnes supplémentaires dans la mégapole.
En octobre 2020, un tremblement de terre à Izmir, en bordure de la mer Égée, a de nouveau fait prendre conscience de la menace. Le maire d’Istanbul, Ekrem mamo lu, a rappelé que la résilience sismique faisait partie de ses priorités. Une équipe multidisciplinaire a récemment été mise sur pied pour mettre à jour avec plus de précision les risques associés à l’important secteur industriel situé autour de la mer de Marmara. Le groupe a aussi pour mandat de concevoir des outils destinés à limiter les risques et à améliorer la collaboration entre différents acteurs. Deux centres pour sensibiliser la population aux catastrophes seront créés au cours des prochaines années et des systèmes d’alerte des tsunamis seront mis en place.
Mais est-ce trop peu, trop tard ? Est-il encore temps de freiner l’urbanisation pour sauver Istanbul quand la terre tremblera? Un ballet de grues mécaniques s’activent sur les chantiers des nouveaux quartiers. À toute vitesse, la mégapole continue de grandir au-dessus d’une catastrophe annoncée.