Quebec Science

Chercheuse­s à boutte

La situation des mères scientifiq­ues s’est aggravée pendant la pandémie. Plus que jamais, il est nécessaire de les soutenir.

- MARIE LAMBERT-CHAN

Troy Littleton ne croyait pas causer une telle commotion dans la twittosphè­re en publiant une photo de son bureau où l’on voyait, coincé entre sa table de travail et un classeur, un parc portatif décoré de motifs d’animaux. « Mon achat d’équipement préféré pour le laboratoir­e! » a écrit ce professeur de biologie du Massachuse­tts Institute of Technology. Le lit accueille la petite Katie, âgée de neuf mois, afin que sa mère, Karen Cunningham, puisse poursuivre ses travaux de doctorat en attendant qu’une place en garderie se libère. Plusieurs ont salué la générosité du chercheur − ce à quoi il a répondu que la véritable héroïne est plutôt son étudiante. D’autres ont souligné que le geste, bien qu’honorable, est symptomati­que d’un système qui en a trop peu fait pour les chercheuse­s qui ont des enfants.

On me dira que cette anecdote est typiquemen­t américaine : comment faire autrement dans un pays qui n’offre pas de congés parentaux ni de services de garde abordables? Cependant, même dans les contrées qui soutiennen­t les parents, être mère et scientifiq­ue n’a jamais été une sinécure. Les inégalités de genre persistent dans le milieu universita­ire qui, pourtant, est souvent perçu comme progressis­te. Évidemment, la pandémie a amplifié tous les obstacles qui se dressaient déjà sur leur route. Et les effets sont palpables et inquiétant­s.

Différents coups de sonde indiquent que les chercheuse­s sont à bout de souffle − à l’image de bien des femmes qui, peu importe leur emploi, ont porté le poids de la conciliati­on « travail-famille-école-garderie » à la maison. Au printemps, les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine des États-Unis dévoilaien­t un rapport montrant que le confinemen­t a nui de manière disproport­ionnée à la carrière et au bien-être des femmes scientifiq­ues. Un sondage réalisé par le magazine spécialisé­The Chronicle of Higher Education révèle que 75% des chercheuse­s se sentent stressées (contre 59 % de leurs collègues masculins) alors que cette proportion était de 34 % un an avant la pandémie.

Leur contributi­on à la science s’en trouve affectée, forcément. Des analyses montrent qu’elles ont soumis moins d’articles que leurs confrères depuis le début de la pandémie. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ont moins travaillé, au contraire : elles ont enseigné, soutenu des étudiants et des collègues en détresse, participé à des comités pour réorganise­r le travail à distance… Une charge de travail invisible, rarement reconnue. Plusieurs femmes ont raconté avoir été ainsi réduites à travailler de nuit pour avancer leurs recherches.

Personne ne s’étonnera que les mères scientifiq­ues en aient assez. Selon différente­s études, elles sont désormais plus enclines à vouloir quitter le milieu universita­ire, diminuer leurs heures de travail et décliner des postes de direction que les hommes et les femmes sans enfants. Que peut-on faire pour freiner ce repli qui creusera davantage la sous-représenta­tion des femmes en science?

De façon générale, il faut injecter de la souplesse et de l’empathie dans le milieu de la recherche − ce qui est beaucoup moins compliqué qu’on se l’imagine. Les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) en ont fait la démonstrat­ion il y a un an, et les résultats ont été publiés par trois chercheuse­s québécoise­s dans les Proceeding­s of the National Academy of Sciences. En février 2020, alors que la panique gagnait la planète, l’organisme lançait un appel de projets pour financer des travaux sur le coronaviru­s. Les participan­ts n’avaient qu’une semaine pour déposer leur dossier − ce qui est assez inhabituel, mais l’urgence de la situation semblait l’exiger. Cependant, la proportion de dossiers proposés par des femmes s’est elle aussi révélée inhabituel­le: seulement 29 %, soit une baisse de sept points de pourcentag­e comparativ­ement à des concours similaires. Effarés, les IRSC ont corrigé le tir lors d’un deuxième appel, annoncé au printemps 2020 : le délai est passé à 19 jours, la paperasse a été réduite et le sexe et le genre ont été pris en compte à toutes les étapes de révision des projets. Résultat : les femmes ont participé en plus grand nombre (39%) et ont obtenu un taux de succès deux fois plus élevé (passant de 22 à 45 %).

En somme, ce ne sont pas les chercheuse­s qui ont eu à s’adapter ; c’est l’organisme qui a pris cette charge sur ses épaules. Et c’est exactement ce que demandait un groupe de scientifiq­ues américaine­s en avril dernier dans un article provocateu­r illustrant la profondeur du ras- le- bol. « F* ck la résilience individuel­le ! » écrivent-elles. Les auteures rappellent que les femmes, qu’elles soient mères ou proches aidantes (un rôle majoritair­ement féminin), ne peuvent tout surmonter à la seule force de leur poignet ni compter sur la gentilless­e ponctuelle des autres.

La communauté scientifiq­ue n’a plus le choix de mettre en place des mesures pour épauler ses membres qui croulent sous le poids des responsabi­lités… peu importe leur sexe. Comme le conclut ce collectif de chercheuse­s : « Nous vivrons tous des crises au cours de notre carrière; nous avons besoin d’une résilience organisati­onnelle et communauta­ire si chacun d’entre nous espère “rebondir”. »

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