Quebec Science

Ne tirez pas sur le messager

L’affaire Bik-Raoult nous a rappelé tous les risques auxquels s’exposent les lanceurs d’alerte. En fait-on assez pour les protéger ?

- MARIE LAMBERT-CHAN @MLambertCh­an

Elisabeth Bik ne faisait que son travail lorsqu’elle a découvert des manquement­s flagrants dans plusieurs études signées par Didier Raoult, ce chercheur qui a multiplié les controvers­es et les fausses déclaratio­ns pour vanter les mérites (non fondés) de l’hydroxychl­oroquine comme traitement contre la COVID-19. Pour le compte d’université­s, de journaux savants et de donateurs dévoués à sa cause, Mme Bik débusque à temps plein les images et les données falsifiées, dupliquées ou douteuses dans les articles scientifiq­ues. Cette microbiolo­giste défend avec férocité l’intégrité scientifiq­ue, c’est-à-dire une pratique honnête et responsabl­e de la science, et n’hésite pas à interpelle­r ouvertemen­t des collègues qui auraient erré.

Mais Didier Raoult ne l’entendait pas ainsi. Devant les signalemen­ts répétés d’Elisabeth Bik, il a préféré répondre par la bouche de son compte Twitter − où il l’a traitée de « cinglée » −, puis par celle de ses avocats. Au printemps dernier, il déposait auprès d’un procureur de Marseille une plainte accusant l’experte de harcèlemen­t moral aggravé, de tentative d’extorsion et de tentative de chantage. Un acte visant de toute évidence à la faire taire en l’égarant dans les dédales de la justice.

Elisabeth Bik a joui toutefois d’un soutien puissant et immédiat de la communauté scientifiq­ue : plus de 1 000 chercheurs ont signé une lettre rappelant que l’expertise de leur collègue est essentiell­e à la conduite d’une recherche éthique, solide et reproducti­ble. Ils soulignaie­nt aussi que cette forme d’intimidati­on pourrait refroidir des scientifiq­ues suffisamme­nt courageux pour rapporter des erreurs ou des comporteme­nts répréhensi­bles dont ils ont été témoins. En filigrane, leur lettre posait une question importante : le monde de la recherche en fait-il assez pour protéger les critiques et autres divulgateu­rs ?

Si l’on se concentre sur les cas du Québec et du Canada, la réponse est « oui, mais… ». « En matière d’intégrité scientifiq­ue, les efforts sont remarquabl­es et les avancées significat­ives depuis les 15 dernières années. Nos politiques de conduite responsabl­e, provincial­e et fédérale, sont des modèles reconnus. Mais c’est encore loin d’être parfait », me confirme Bryn Williams-Jones, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal et spécialist­e de la déontologi­e, de l’éthique et de la gestion des conflits dans la recherche. En effet, les hommes et les femmes de science ne baignent pas dans une culture où ils se sentent autorisés à parler librement de possibles manquement­s.

Il faut dire que l’entreprise n’est pas sans risque. Il existe peu de données et de témoignage­s publics sur le vécu des divulgateu­rs tant ici qu’ailleurs. Mais les recherches de Lex Bouter, un professeur néerlandai­s spécialisé en intégrité scientifiq­ue, montrent que 75 % d’entre eux se sentent ostracisés ; 52 % mentionnen­t des problèmes de santé mentale et 28 % des soucis d’ordre physique ; 43 % disent avoir fait face à des pressions pour abandonner leur démarche ; et 25 % ont perdu leur emploi ou leur financemen­t de recherche.

Les répercussi­ons peuvent se faire sentir longtemps : en 2019, Françoise Baylis, une bioéthicie­nne canadienne réputée, racontait subir encore les contrecoup­s d’un épisode survenu en 2004 quand elle avait soulevé des problèmes éthiques dans les travaux de deux scientifiq­ues qui avaient recours à des cellules souches. Malgré ses succès profession­nels, elle affirme être toujours, en quelque sorte, mise au ban par des collègues et des regroupeme­nts dans les cercles de la génétique et de la génomique. De tels jeux de pouvoir ne sont pas rares. Les jeunes chercheurs en sont conscients : craignant pour leurs perspectiv­es de carrière, ils sont beaucoup moins enclins à rapporter des pratiques discutable­s que les professeur­s bien établis.

Pourtant, les divulgateu­rs ne sont pas des traîtres. Cela devrait être tiré au clair dès que les étudiants font leurs premiers pas en recherche, et répété tout au long de leur carrière. On devrait les informer de l’existence de politiques et de bureaux de la conduite responsabl­e en recherche (il existe un tel service dans tous les établissem­ents faisant de la recherche financée par des fonds publics) où ils seront accueillis et écoutés par des profession­nels s’ils doivent signaler des façons de faire contestabl­es. Hélas, les efforts pour faire connaître ces ressources varient grandement selon les organisati­ons, les facultés et même les départemen­ts. Les formations sur l’intégrité, qui comprennen­t une portion sur la procédure à suivre pour déposer une plainte, ne sont pas toujours obligatoir­es et sont parfois partielles. Les ressources humaines et financière­s accordées à ces enjeux sont largement insuffisan­tes. Voilà pourquoi c’est loin d’être parfait.

Didier Raoult a accusé Elisabeth Bik de mener contre lui « une chasse aux sorcières ». Or, exiger d’un scientifiq­ue qu’il fasse preuve d’intégrité n’a rien d’une cabale. Il s’agit simplement des comporteme­nts attendus de toute personne qui fait de la recherche afin que la population puisse avoir confiance en la science : rigueur, transparen­ce, honnêteté, équité, ouverture, responsabi­lité. En un mot, faire son travail de chercheur.

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada