L’éléphant dans la pièce
LFAnt Medical fabrique un outil aussi simple, rapide et accessible qu’un test de grossesse pour dépister la chlamydia et la gonorrhée.
Quand on parle d’une infection pouvant être transmise par des personnes ne présentant aucun symptôme, la COVID- 19 nous vient aussitôt en tête. Pourtant, deux autres infections bien connues − bactériennes celles-là − se propagent également ainsi : la chlamydia et la gonorrhée. Des épidémies qui continuent leur progression depuis près de 20 ans.
Au pays, le nombre de cas par année a augmenté de 39 % pour la chlamydia et de 109 % pour la gonorrhée entre 2008 et 2017. Mais on ne parle ici que des cas déclarés. Autrement dit, de la pointe de l’iceberg. Par exemple, si de 1 à 2 % des moins de 15 à 29 ans sont atteints de la chlamydia selon les chiffres officiels, l’Association médicale canadienne (AMC) estime plutôt sa prévalence réelle autour de 5 à 7 %.
Pourquoi ? Honte, gêne et stigmatisation sont encore associées à ces maladies, alors que les médecins peinent à désigner les patients à risque. En avril 2021, l’AMC a justement enjoint les personnes de moins de 30 ans sexuellement actives à passer chaque année un test pour ces deux infections transmissibles sexuellement, qu’elles soient porteuses symptomatiques ou non. « Mais personne ne le fait », constate Patrick O’Neill, directeur scientifique de LFAnt Medical.
Cette entreprise veut changer la donne. Depuis 2019, elle s’est donné comme mission de mettre au point un test qui ne demanderait aucune visite médicale et qui livrerait un résultat en moins de 20 minutes.
Après tout, au-delà d’être contagieux sans le savoir, ne pas être dépisté augmente le risque de complications. C’est particulièrement vrai pour les femmes. Si elles ne sont pas traitées par des antibiotiques, ces maladies peuvent entraîner chez elles une infection du col de l’utérus, une inflammation pelvienne ou des douleurs chroniques. Sans oublier que, dans certains cas, l’infection rend infertile ou favorise les grossesses extra-utérines, non viables.
Bien que la solution de LFAnt Medical réponde à un besoin criant, l’idée a pourtant émergé du simple désir de participer à une compétition d’entreprises innovantes entre étudiants de l’Université McGill, la Dobson Cup. Patrick O’Neill a réuni quatre de ses camarades du baccalauréat en génie biologique – Mark Kumhyr, Adam Melnyk, Akshay Ben et Michael Phelan. À la recherche d’un concept, ils ont rapidement mis en relief cet enjeu. Et l’équipe a décidé de retrousser ses manches pour trouver une solution, qui est devenue son projet de fin de baccalauréat.
Les tests de dépistage habituels se font grâce à l’amplification des acides nucléiques, comme c’est le cas pour la COVID-19 avec la technique PCR. Leur efficacité est grande, à tel point que l’Institut national de santé publique du Québec leur attribue en partie la hausse des cas de chlamydia et de gonorrhée enregistrée.
Le problème est plutôt celui des délais : il peut se passer sept jours avant que les résultats d’analyse en laboratoire soient envoyés au médecin. De quoi égrener bien des heures d’attente dans l’angoisse. « C’est inacceptable pour un patient », juge Patrick O’Neill.
L’équipe d’étudiants devenus entrepreneurs s’est tournée vers les tests à flux latéral − connus sous le sigle LFA pour lateral flow assays −, qu’on associe surtout aux tests de grossesse, réputés pour leur capacité à livrer des résultats rapidement. Dans ces derniers, des anticorps, liés à un colorant ou à des nanoparticules d’or, se fixent à l’hormone hCG et font apparaître un trait coloré en quelques minutes.
D’autres entreprises, comme l’ontarienne BTNX, se sont déjà aventurées dans
la fabrication de tests de ce genre pour la chlamydia et la gonorrhée. Mais leurs produits nécessitent des manipulations complexes, comme la prise d’un échantillon dans le col de l’utérus ou l’urètre à l’aide d’un écouvillon.
LFAnt Medical voulait plutôt réussir à détecter la maladie dans l’urine afin de rendre la tâche moins ardue. L’équipe a d’abord conçu un biocapteur pouvant se fixer à la bactérie Chlamydia trachomatis pour faire apparaître un trait coloré. Mais le groupe a vite réalisé qu’il est trop difficile de parvenir avec cette bactérie, tout comme avec Neisseria gonorrhoeae, à un indice visuel clair pour l’utilisateur. En effet, leur trop faible concentration dans l’urine vient créer une ligne qui n’est pas suffisamment franche ou foncée pour que la personne en ait le coeur net.
Le groupe a plutôt misé sur la microélectronique. Des nanoparticules d’oxyde de fer sont ajoutées à un biocapteur, ce qui permet, à l’aide d’une bobine et d’électrodes, de détecter l’accumulation de bactéries sur un tampon, puis de donner un résultat sans ambigüité à l’utilisateur. « Ça nous a ouvert des horizons insoupçonnés », raconte Patrick O’Neill. L’équipe a compris que son produit pourrait déceler d’autres agents pathogènes et leur concentration, en plus de faciliter la collecte de données pour l’intelligence artificielle ou les plateformes de télémédecine.
Après la fin de leur baccalauréat en 2020, tout s’accélère pour les membres de l’équipe. LFAnt Medical entre à l’incubateur d’entreprises Centech, affilié à l’École de technologie supérieure, où elle peaufine son système électronique. L’automne suivant, elle intègre aussi la première cohorte du programme Biohub, consacré à l’incubation d’entreprises biotechnologiques en démarrage au Centre d’innovation District 3, rattaché à l’Université Concordia, qui lui donne accès à des laboratoires. Avec une dizaine d’employés, l’entreprise a achevé un prototype fonctionnel, baptisé Compact, en juin dernier. Elle espère amorcer bientôt une première étude pilote avec des échantillons humains.
Patrick O’Neill admet que le test de LFAnt Medical ne sera jamais aussi sensible que l’analyse par la technique PCR. Mais il croit que, en cette ère pandémique, la population comprend la pertinence de tests diagnostiques un peu moins précis, mais plus rapides, pour freiner une épidémie… et ne plus ignorer cet éléphant dans la pièce.