Le trésor caché des tourbières
Voici un secret trop bien gardé : les tourbières forestières sont encore plus performantes que les arbres pour capturer du carbone atmosphérique.
Les tourbières sont des puits de dioxyde de carbone (CO ), c’est bien connu. Mais Joannie Beaulne a démontré, alors qu’elle était étudiante à la maîtrise en géographie de l’Université du Québec à Montréal ( UQAM), qu’elles peuvent accumuler autant, sinon plus de carbone que les forêts, même sur de courtes périodes. Une découverte qui a fait l’objet d’une publication dans la revue Scientific Reports en janvier 2021.
Souvent vues comme des marécages inutiles et des refuges à moustiques, les tourbières se forment par l’accumulation de matière organique, particulièrement sur des sols mal drainés. En raison des conditions qui y règnent — acidité, humidité et manque d’oxygène —, la matière organique s’y décompose très peu, alors que les sphaignes, soit les espèces végétales dominantes, croissent en surface et forment un tapis qui s’épaissit constamment. Le carbone que contient la matière organique se trouve ainsi emprisonné dans les couches de tourbe, lesquelles s’accumulent lentement au fil des millénaires. Néanmoins, la capacité de séquestration de ces tourbières a souvent été négligée, comparativement à celle de la forêt qui pousse en surface.
« Voilà pourquoi des États et des organisations mettent beaucoup de l’avant la plantation massive d’arbres et la reforestation dans la lutte contre les changements climatiques. Pourtant, on sait que les tourbières sont très importantes pour la séquestration du carbone à long terme. Cependant, à court terme, on avait moins d’informations », fait valoir Joannie Beaulne. Plus précisément, les chercheurs se demandaient qui, de la forêt ou du sol organique sur lequel elle pousse, serait le champion de la captation de carbone au terme d’une course courte.
Pour trouver une réponse à cette question, il fallait trouver un lieu marqué par un événement qui agirait en quelque sorte comme un chronomètre pour nos deux « coureurs ». Avec ses collègues chercheurs du Département de géographie de l’UQAM et du Centre de recherche sur la dynamique du système Terre (Geotop), Joannie Beaulne s’est intéressée à une zone très particulière située dans la région boréale du Québec, au nord de l’Abitibi, qui a été la proie d’un incendie il y a 200 ans ; c’est là qu’a démarré le chronomètre. Aujourd’hui, cette zone se distingue par d’abondants dépôts de tourbe, sur lesquels croissent des épinettes noires. Le feu a laissé — à la fois dans les séquences de tourbe et dans la démographie des arbres — des marques visibles qui ont fourni aux chercheurs le repère temporel pour faire leur étude. À l’aide de diverses techniques, ils ont ainsi pu comparer, sur une courte et même période, la quantité de carbone séquestrée d’une part par la tourbière et, d’autre part, par les arbres.
Les résultats ? À leur grande surprise, la tourbe forestière a absorbé davantage de carbone que la forêt durant ces deux siècles. Et de beaucoup. « Sur une même échelle de temps, la tourbe a absorbé jusqu’à cinq fois plus de carbone que les arbres », précise Joannie Beaulne. La présence de sphaignes, ces petites mousses végétales qui croissent rapidement et qui résistent à la décomposition, expliquerait cette forte capacité de captation de carbone. Les tourbières sont aussi moins perturbées que les grandes étendues boisées par des événements comme les feux de forêt ou les invasions d’insectes.
La découverte n’est pas banale et permettra notamment de remettre en question certaines pratiques. « Les forestières considéraient les forêts tourbeuses uniquement comme des forêts improductives, sans prendre en compte le compartiment tourbeux et tout le carbone séquestré dans les sols organiques », rappelle Gabriel Magnan, chercheur postdoctoral au Geotop et coauteur de l’étude. En effet, les entreprises brassent souvent le sol pour accélérer la croissance des épinettes noires, libérant ainsi le carbone qu’il renferme. Et c’est sans compter les tourbières qu’on détruit par drainage pour planter des végétaux ou développer des projets immobiliers.
D’autres études seront nécessaires pour généraliser ces résultats à d’autres types de peuplements forestiers, mais, chose certaine, les travaux de cette équipe sonnent l’alarme sur l’importance de préserver les milieux humides. « Cela met les projecteurs sur un écosystème qui n’était pas ou peu considéré. Maintenant, on ne peut plus l’ignorer », conclut Joannie Beaulne.
Ont aussi participé à cette découverte : Michelle Garneau et Étienne Boucher (UQAM).