La décroissance est-elle un passage obligé ?
Si l’on voulait [sic] ne pas se rendre à des températures globales de plus de 2 °C, il faudrait réduire la production et la consommation mondiales de tous les biens. La croissance verte ne marchera pas… Ça prend la décroissance. » Ces paroles n’ont pas été prononcées par des militants écologistes, mais plutôt par l’ancien journaliste et politicien Jean-François Lisée, qui discutait des enjeux de la COP26. Invité au grand rendez-vous climatique tenu à Glasgow, l’ancien maire de Toronto, David Miller, affirmait de son côté qu’il est « impossible d’avoir une croissance continue d’un point de vue écologique et [que] nous devrions plutôt miser sur une prospérité partagée ».
Ces réflexions détonnent dans le discours politique ambiant, où le mot d’ordre se résume habituellement à la croissance tous azimuts ! Mais elles sont révélatrices d’une prise de conscience qui gagne du terrain : face à l’urgence climatique, de plus en plus de voix s’élèvent pour soutenir l’idée de la décroissance volontaire. Serait-elle un passage obligé afin d’assurer la prospérité commune de notre espèce et de relâcher la pression sur la biosphère exsangue, que nous avons exploitée à outrance ?
D’emblée, précisons que la décroissance n’est pas synonyme de simplicité volontaire ou de récession, ni même d’un retour à l’âge de pierre. Elle se définit plutôt comme la limitation et la réduction intentionnelles de l’économie pour la rendre compatible avec les limites biophysiques de notre planète. Autrement dit, le concept propose de produire moins, de partager plus et de décider ensemble. La décroissance vient donc remettre en question le paradigme dominant de la croissance économique à tout prix.
Qui plus est, cette idée s’inscrit en faux contre la « croissance verte ». Ce discours, désormais omniprésent, estime possible l’alliance entre la croissance économique et la réduction de l’utilisation de ressources naturelles − et de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) − si nous misons largement sur l’efficacité énergétique et les technologies dites vertes.
Or, le lustre de la croissance verte semble perdre quelque peu de son éclat. Le « découplage » entre croissance économique et émissions de GES apparaît de plus en plus illusoire, à en juger par nombre d’études scientifiques et de rapports sur le sujet. C’est du moins ce qui ressort d’une imposante revue de la littérature menée en 2020 par une équipe multidisciplinaire de chercheurs. Selon eux, cette voie n’est pas recevable si nous voulons atteindre nos objectifs climatiques.
Devant cette impasse, plusieurs chercheurs estiment que l’exploration des scénarios de décroissance n’est pas un luxe. Je pense entre autres aux signataires d’une étude parue en 2021 dans la prestigieuse revue Nature. Les auteurs ont modélisé différents scénarios de décroissance visant à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C. Ils les ont comparés avec les scénarios du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui reposent largement sur les avancées technologiques et le découplage. Bien qu’imparfaites, de l’aveu même des chercheurs, ces modélisations laissent entendre néanmoins que les scénarios de décroissance analysés présentent relativement moins de risques de rater nos cibles climatiques, comparativement à ceux du GIEC.
Cela étant dit, sommes-nous collectivement prêts à envisager une telle avenue alors que le GIEC lui-même évite de se pencher sur la décroissance dans ses modélisations ? Soixante-sept pour cent des Français interrogés sur la question croient que oui, en comparaison de 70 % des Britanniques, 62 % des Espagnols et 53 % des Italiens, selon un sondage sur le rapport au progrès réalisé en 2020 par le Mouvement des entreprises de France, le plus grand regroupement patronal du pays.
Au Québec, nous n’avons pas de chiffres comparables, mais j’ai discuté de tout cela avec Yves-Marie Abraham, professeur au Département de management de HEC Montréal, qui effectue des recherches sur la décroissance. Selon lui, « non seulement la croissance verte est un mirage, mais la croissance économique ne se traduit plus dans nos sociétés par une amélioration du bien-être ». Il serait facile de rejoindre les rangs de ceux qui balaient cette approche du revers de la main, la qualifiant d’extrême. Mais permettez-moi de revenir sur l’étude parue dans Nature. Les auteurs soulignent que le fait de ne pas explorer scientifiquement les scénarios de décroissance nous mène à une sorte de « prophétie autoproclamée » : s’ils sont subjectivement jugés comme étant inapplicables d’entrée de jeu, ces scénarios demeurent alors marginalisés dans le discours public, étouffant le changement social nécessaire à leur réalisation et rendant donc le tout encore plus improbable aux yeux des scientifiques. En somme, c’est le serpent qui se mord la queue ! Pourtant, face aux inégalités qui sont exacerbées par la dégradation de notre biosphère, l’idée d’explorer des solutions basées sur des principes d’une démocratie plus directe, de tendre vers une vie moins effrénée, plus juste et qui ne se mesure pas que par le seul produit intérieur brut ne m’apparaît soudainement pas si extrême...
Les opinions exprimées dans cette chronique n’engagent que leur auteur.