LE ROI DE L’ADAPTATION
À New York, on dit que les rats du quartier italien apprécient les pizzas, alors que ceux du quartier chinois préfèrent les dumplings. Une chose est sûre: ce sont d’incroyables opportunistes qui se sont adaptés à nos modes de vie au point de siroter des stocks d’alcool ou de se régaler de poison sans en subir d’effets néfastes. En 2020, des généticiens de New York se sont penchés sur les atouts génétiques qui ont favorisé la très grande adaptabilité de ces rongeurs en comparant le génome de rats urbains avec celui d’une lignée chinoise, dont dériveraient tous les rats bruns. L’étude révèle des variations acquises récemment dans des gènes jouant un rôle dans le métabolisme, le système nerveux, le comportement locomoteur et… la digestion. De quoi pouvoir manger du poisson de la rivière Hudson, notamment, et assimiler les gras et les sucres transformés des aliments industriels.
Le constat n’est guère plus rassurant à New York, où une étude faite sur 133 rats en 2014 avait révélé la présence de puces, de diverses bactéries, du virus Séoul − encore jamais repéré dans la métropole (un hantavirus capable d’infecter l’humain) −, mais aussi de 18 virus auparavant inconnus. Certes, on ne sait pas si ces virus sont dangereux pour la population, mais le potentiel de désastre sanitaire est indéniable.
UNE BATAILLE PERDUE D’AVANCE
Cette épée de Damoclès ne laisse, à première vue, pas le choix aux métropoles. De New York à Paris en passant par Vancouver, Mumbai ou São Paulo, toutes sont en perpétuelle campagne de dératisation. Pièges, appâts empoisonnés ou contraceptifs, rodenticides en tous genres, asphyxie des terriers par la glace carbonique, armées de chats errants, elles rivalisent de techniques pour dératiser leurs entrailles, encouragées par des compagnies d’extermination inventives. Entre 1838 et 1996, plus de 4 400 brevets de pièges à rongeurs ont été délivrés rien qu’aux États-Unis, reposant sur des méthodes d’électrocution, d’explosion, d’étouffement, de noyade, etc. « Tout le monde se targue de posséder le meilleur piège à rats. Mais si ça marchait, ça se saurait », commente Chelsea Himsworth, un sourire en coin. Avec une capacité de reproduction exponentielle (un couple pouvant peupler son environnement d’environ 15 000 descendants en un an), les rats retrouvent très vite leurs effectifs initiaux après le passage des exterminateurs.
En fait, tuer massivement les rats peut même avoir un effet… délétère. C’est ce que l’équipe de Vancouver a mis au jour en 2018 en observant le nombre de pathogènes d’une colonie avant et après une opération de dératisation. « Au cours de notre expérience, on a constaté que la prévalence de la leptospirose dans la colonie avait augmenté [jusqu’à un facteur de 10 !] après la dératisation », note la vétérinaire. Pourquoi ? En éliminant certains rats dominants et en bousculant la hiérarchie en place, il est possible que les individus restants se livrent à davantage de combats. « Les maladies des rats sont des ITS, soit des infections transmises socialement, par le biais des contacts et des conflits. En perturbant des colonies stables, on peut aggraver la situation sanitaire. Cette découverte est un gros changement de paradigme ! » souligne Chelsea Himsworth.
Et ce n’est pas tout. En étudiant les génomes de 600 rongeurs, dans une seconde phase du projet, l’équipe a montré que ces bestioles sont incroyablement casanières. Les chercheurs ont pu cibler 1 200 couples d’individus apparentés et seul un pour cent d’entre eux avait été attrapé dans des pâtés de maisons différents. En gros, les familles se cantonnent à un seul quadrilatère et ne s’aventurent qu’à quelques dizaines de mètres de leur quartier général. Ce qui explique que les maladies, elles aussi, sont très localisées. « Paradoxalement, le risque de contracter une maladie ne dépend pas du nombre de rats auquel on est exposé, mais plutôt de l’état de la colonie. Certaines sont saines, d’autres non », résume l’experte. Désorganiser un clan peut donc conduire à des conquêtes de nouveaux territoires et à la propagation de germes.
RAT CACHOTTIER
Il y a donc urgence à se pencher sur les modes de dispersion de ces rongeurs, leurs comportements reproductifs, l’organisation hiérarchique des colonies (qui peuvent rassembler 150 individus), etc. À Paris, les chercheurs d’Armaguedon s’apprêtent justement à équiper une vingtaine de rats de balises GPS pour mieux comprendre leur emploi du temps. Le jour de notre passage au MNHN, Benoît Pisanu, de l’Office français de la biodiversité et chercheur associé au Muséum, testait dans le parc la qualité des enregistrements de ces émetteurs de quelques centimètres de long, dotés d’une grande antenne. « On se demande comment les attacher sur les rats : avec de la colle chirurgicale, un harnais, un collier…, s’interrogeait-il. Vu le poids de la balise [10 g], on ne pourra équiper que des femelles adultes de plus de 300 g pour observer leurs déplacements à l’air libre. Si l’on arrive à obtenir des balises plus petites, on aimerait en équiper des jeunes parce que ce sont eux qui se dispersent le plus. »
À New York et Vancouver, les tentatives de suivi par GPS ont toutes échoué. D’abord parce que les rats arrachent leur appareil en se faufilant dans des trous. « Et aussi parce que traquer un animal qui vit sous des immeubles de 10 étages ne fonctionne pas. Quiconque a essayé de capter le réseau cellulaire dans un métro sait de quoi je parle… », commente Chelsea Himsworth à Vancouver.
Si les rats parisiens collaborent, le protocole de suivi par GPS du MNHN pourra être appliqué ailleurs (la petite communauté de chercheurs sur les rats urbains semble avide d’échanges !). En attendant, l’équipe d’Armaguedon utilise aussi la bonne vieille méthode de capture-marquage-recapture. « Cela permet d’estimer précisément les densités des rats. On procède également à un décompte visuel pour évaluer leur abondance », précise Aude Lalis. Ce comptage se fait au cours d’une marche le long d’un itinéraire défini; des modélisations statistiques permettent ensuite d’extrapoler les données pour avoir une idée du nombre d’individus par unité de surface.
Le premier constat des chercheurs : les rats semblent avoir pâti de la pandémie. En cause ? Les fermetures de restaurants et d’espaces verts, qui leur offraient des déchets accessibles en tout temps. Poussés par la faim, les animaux se sont probablement aventurés plus loin, ce qui expliquerait que davantage de plaintes ont été enregistrées dans plusieurs villes pendant les confinements. Quoi qu’il en soit, on est loin de la terrible invasion alors rapportée par certains médias… Et quand bien même il y aurait 1,7 rat par Parisien et 2 millions d’entre eux à New York, des chiffres souvent avancés, est-ce trop ? « Pour certaines personnes, apercevoir 2 rats, c’est déjà trop ! » relativise Aude Lalis.
FAIRE LA PAIX ?
Sur le plan scientifique, en tout cas, il est temps de se rendre à l’évidence : exterminer coûte que coûte ces rongeurs n’a pas de sens. Les pièges et les kilos de poisons employés partout, qui nuisent aux oiseaux et autres animaux, ne sont pas la bonne solution. « Cela ne veut pas dire qu’il faut accepter les rats dans nos maisons. Outre les risques infectieux, notre étude a montré que les rats peuvent nuire à la santé mentale, causer de l’anxiété, perturber le sommeil. La symbolique associée aux rats est très forte : aux yeux d’un locataire, leur présence est un rappel constant de la négligence du propriétaire et du fait que personne ne s’intéresse à lui. Il y a donc un enjeu de justice sociale », soutient la vétérinaire Chelsea Himsworth.
Car les rats sont immanquablement plus nombreux dans les quartiers pauvres, où l’on trouve des bâtiments délabrés et une gestion des déchets défaillante. Et ils profitent des crises. « Les rats tirent avantage du chaos. Ils prospèrent partout où l’existence humaine est troublée, par exemple lors d’inondations, d’épidémies… », poursuit-elle. Ainsi, s’il faut imputer à quelqu’un la présence de rats, c’est bien… à nous, les humains. Buffet à ciel ouvert, maisons mal isolées et pleines de trous, manque criant de toilettes publiques (oui, les rats mangent vraiment de tout) : nous leur offrons un tout inclus de choix. Pour limiter l’infestation, il faut commencer par balayer devant nos portes.
Or, au Canada, les rats tombent entre les chaises de toutes les juridictions. Personne ne veut les gérer : ni les municipalités, ni les provinces, ni les différents ministères. À Montréal, la ville centre nous a dirigés vers les arrondissements, qui nous ont renvoyés vers la ville centre. Finalement, ce sont bien les arrondissements qui reçoivent les (rares) plaintes des Montréalais, en faisant appel à des exterminateurs privés, mais il n’y a pas d’approche coordonnée. « Les rats ne sont pas considérés comme une espèce de la faune, mais comme des animaux nuisibles. Cette étiquette les a exclus du domaine scientifique », indique Chelsea Himsworth. D’où le manque de travaux de recherche sur ces rongeurs. En fait, observer les rats est même un défi pour les chercheurs. Le sujet est si tabou que l’équipe de New York offre une récompense aux propriétaires d’immeubles qui les laissent étudier les indésirables… Jusqu’à récemment, les quelques travaux sur les rats urbains n’étaient même pas publiés dans des revues scientifiques, mais circulaient dans le réseau des cols bleus et des exterminateurs. L’équipe de Vancouver plaide pour que les rats intègrent les rangs de la faune urbaine au même titre que les pigeons, les ratons laveurs ou les corbeaux. Elle assure qu’il est possible de limiter les contacts avec les humains sans que cela coûte forcément des millions de dollars. « Les villes pourraient par exemple forcer les propriétaires à offrir des environnements salubres à leurs locataires. De plus, en améliorant l’isolation, on fait d’une pierre deux coups, puisqu’on lutte aussi contre les changements climatiques. Pour l’instant, on agit toujours en réaction, quand la catastrophe est là », déplore la vétérinaire.
« Les rats sont incroyablement adaptables et intelligents. Alors que les humains ont rendu leurs villes plus faciles à vivre, ils ont aussi donné aux rats beaucoup de ressources pour prospérer », résume Jacqueline Buckley, chercheuse au Lincoln Park Zoo de Chicago, qui pilote depuis peu le Chicago Rat Project. Son équipe va notamment comparer d’ici l’été différents modes de ramassage des poubelles pour en mesurer l’effet sur les populations de rongeurs. « Les rats, les villes et les gens n’entrent pas dans un moule standard ; il n’existe pas de solution universelle qui marcherait partout », déclare-t-elle.
Finalement, il faut aussi, petit à petit, changer notre regard sur ces animaux qui ont autant que nous droit de cité. À l’heure où les villes veulent être de plus en plus vertes, la faune urbaine, en particulier les rongeurs, nous met face à nos contradictions. Des animaux, oui, mais pas sur notre territoire! L’équipe d’Armaguedon sait que le volet social est crucial pour améliorer la cohabitation entre les humains et les rats. Elle compte interroger les Parisiens sur leurs perceptions du rat pour relever les préjugés, déconstruire certaines légendes urbaines et présenter des faits scientifiques. « Car que raconte-t-on finalement, quand on parle de ces rats, si ce n’est le récit de nos vulnérabilités urbaines, sociales, économiques et sanitaires? » se demande l’équipe. Les rats ne sont pas près de disparaître. Autant cesser de les détester.
De New York à Paris en passant par Vancouver, les métropoles sont toutes en perpétuelle campagne de dératisation.