LACS BIEN-AIMÉS, LACS MALMENÉS
Quel avenir pour les lacs du Québec ? On en visite cinq qui donnent une idée de l’étendue des possibles, et des problèmes.
i l’on pouvait explorer tout le territoire québécois à vol d’oiseau, le paysage qui défifilerait défilerait serait parsemé d’une centaine de milliers d’étendues d’eau. Ces lacs représentent des écosystèmes importants et une richesse naturelle d’eau douce inestimable. Pourtant si précieux, ils sont malmenés par le réchauffement du climat, les déversements agricoles ou d’eaux usées, les espèces envahissantes, la pollution, le trafic maritime, les microplastiques, et bien d’autres menaces les guettent. D’après les suivis de la qualité de l’eau effectués en 2018 et en 2019 par le Réseau de surveillance volontaire des lacs, sur 464 lacs évalués, 10 % sont en mauvais état.
De quoi souffrent ces lacs lacs? Québec Science vous amène sur le bord de cinq lacs autour desquels toute une communauté de résidants et de chercheurs se mobilise.
ARRÊT 1 LE LAC HERTEL Montérégie
Niché au coeur du mont Saint-Hilaire, le lac Hertel a été formé par la fonte des glaciers il y a 10 000 ans. Il possède un statut privilégié, puisqu’il se trouve dans la Réserve naturelle Gault, propriété de l’Université McGill. « C’est un lac peu perturbé par les activités humaines, car il est situé en hauteur. Il n’est donc pas touché par les ruissellements des terres agricoles ou des routes par exemple », indique Beatrix Beisner, professeure au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), qui a mené des expériences sur le plan d’eau. En raison de cette caractéristique, le lac est mésotrophe, c’est-à-dire qu’il est moyennement enrichi d’éléments nutritifs (voir l’encadré sur la page de droite).
Malgré sa situation géographique favorable et son statut protégé, le lac n’est pas à l’abri de tout. « Il connaît des problèmes analogues à ceux d’autres lacs. Ainsi, on doit combattre l’invasion du myriophylle à épis, une plante envahissante. Et depuis quelques étés, on observe des épisodes de floraisons de cyanobactéries [aussi connues sous le nom d’algues bleu-vert] », dit Frédérique Truchon, biologiste et chargée des communications à la Réserve naturelle Gault. La croissance des cyanobactéries est souvent favorisée par un excès de nutriments apportés par les eaux usées ou encore par le ruissellement des terres agricoles. Puisque le lac Hertel n’est exposé à aucun des deux, une autre hypothèse est avancée pour expliquer le phénomène : ce serait les oiseaux, en particulier les bernaches du Canada qui se rassemblent au printemps et à l’automne sur le lac, qui fertiliseraient l’eau avec leurs excréments.
UN LAC DE RÉFÉRENCE POUR LA SCIENCE
Depuis 2020, l’outil BOB (bouée d’observation biologique) a été installé au milieu du lac pour effectuer différentes mesures en temps réel : température et turbidité de l’eau, pH, taux de chlorophylle, taux d’oxygène dissous, etc. La « santé » de l’eau est ainsi surveillée en permanence. « L’outil détectera si, par exemple, il y a peu d’oxygène dissous dans le fond de l’eau », mentionne Frédérique Truchon.
Peu pollué, le lac Hertel est un lac « témoin » pour une multitude d’études. Afin de comprendre les effets que l’épandage de sel sur les routes peut avoir sur les lacs à proximité, l’équipe de Beatrix Beisner a comparé le zooplancton du lac Hertel, dans lequel il n’y a pas de sel, avec celui de 15 autres lacs à travers le monde, dont les concentrations en sel variaient. En exposant en parallèle le zooplancton à plusieurs gradients de sel, ses collègues et elle ont noté une perte de biomasse et de biodiversité. Pour limiter les dommages, plusieurs pistes sont envisagées : épandre des produits qui contiennent moins de sel (saumures de betterave ou de fromage), utiliser le sel de façon plus judicieuse sur les routes ou encore éviter de placer des dépôts à neige près des cours d’eau. « J’en ai déjà vu un situé tout juste à côté d’une rivière à Laval. On y avait détecté des concentrations extrêmement élevées de sel », raconte Beatrix Beisner.
Au-delà de ce rôle comparatif, le lac Hertel est un fabuleux terrain de jeu pour les scientifiques. Des installations sont ainsi disponibles pour les équipes de recherche : un quai expérimental pour étudier les communautés aquatiques, un étang expérimental et un laboratoire donnant accès à l’eau du lac.
ARRÊT 2 LE LAC BROMONT Estrie
Direction le lac Bromont, situé à 70km du lac Hertel. Comme des centaines de lacs du Québec, le lac Bromont a connu depuis 2006 plusieurs éclosions de cyanobactéries. Celles-ci prolifèrent en très grand nombre en présence d’éléments nutritifs et libèrent des toxines. Ces épisodes, qu’on appelle aussi floraisons, perturbent la qualité de l’eau et empêchent la baignade.
Le regroupement citoyen Action conservation du bassin versant du lac Bromont (ACBVLB) a sollicité l’aide d’une équipe de scientifiques de l’UQAM, qui a étudié le lac pendant quatre ans, afin de déterminer l’origine du phosphore responsable de ces proliférations de cyanobactéries. Si les eaux de surface environnantes en apportent une certaine quantité vers le lac, il s’est avéré que le principal contributeur était les sédiments déjà présents dans le fond de l’eau.
« En examinant le passé du lac, on a découvert que les sédiments contenaient beaucoup de phosphore accumulé depuis 30 ans, peut-être même 100 ans, provenant de l’agriculture et des eaux usées non traitées », constate Dolors Planas, professeure émérite et spécialiste des écosystèmes aquatiques d’eaux douces à l’UQAM.
Pendant l’été, les eaux du lac ont tendance à se stratifier : une couche chaude en surface et une couche froide en profondeur. Cependant, avec le réchauffement climatique, ce phénomène se produit sur une plus longue période, isolant ainsi la couche profonde en la privant des échanges d’oxygène. « C’est à ce moment que le phosphore emprisonné dans les sédiments va s’échapper vers la surface de l’eau », indique Dolors Planas.
Comment limiter les dégâts ? « Nous avons trouvé une solution qui avait le potentiel de fonctionner pour le lac Bromont, un nouveau procédé appelé Phoslock », ajoute-t-elle. Ce produit granuleux, à base d’argile, possède une forte affinité avec le phosphore et peut le capter en grande quantité.
À l’automne 2017, 179 t de Phoslock ont été déversées dans le lac Bromont. « Depuis, les éclosions de cyanobactéries ont diminué de 50 % pendant l’été », observe la chercheuse. Mais elle souligne que le succès de ce traitement va de pair avec le contrôle des autres apports de phosphore qui peuvent affecter l’eau de surface. « La municipalité a notamment exigé que tous les chalets adoptent de nouvelles normes relatives aux fosses septiques pour éviter que les eaux usées s’écoulent vers le lac », dit-elle.
Des plans sont aussi mis en place pour réduire l’effet des autres sources de phosphore que sont l’agriculture et l’érosion des berges (augmenter l’aire des bandes riveraines, conserver le couvert forestier, restaurer des bordures près des cours d’eau, etc.). La chercheuse convient qu’avec les changements climatiques il pourrait s’avérer nécessaire de procéder à un traitement supplémentaire au Phoslock.
Cette solution, si elle réussit à améliorer la santé du lac Bromont, n’est pas applicable partout. « L’efficacité du traitement dépend du pH du lac. Si le lac est acide ou très alcalin, le Phoslock ne fonctionne pas. De plus, si les apports secondaires de phosphore ne sont pas coupés, le traitement est également inutile. »
ARRÊT 3 LE LAC À LA TRUITE D’IRLANDE Chaudière-Appalaches
Dans un territoire de collines et d’éoliennes, une cinquantaine de chalets entourent le lac à la Truite d’Irlande. Le mal de ce lac date de la période où l’activité minière battait son plein dans la région. « De 1955 à 1959, le lac Noir de Thetford Mines a été complètement vidangé, drainé et excavé pour créer l’une des plus importantes mines d’amiante au monde [la mine Lac d’amiante] », raconte Olivier Jacques, doctorant en sciences géographiques à l’Université Laval et originaire de la région.
À la suite de cette grande transformation minière, une quantité considérable de sédiments s’est transportée dans la rivière Bécancour, qui sillonne la ville de Thetford Mines, jusque dans les plans d’eau en aval, dont le lac à la Truite d’Irlande. Depuis cette période, l’état du lac s’est dégradé et celui-ci est devenu eutrophe. Pour mesurer les conséquences réelles de l’industrie minière sur le lac, Olivier Jacques et son directeur de recherche, Reinhard Pienitz, ont effectué une étude de paléolimnologie, c’est-à-dire une reconstitution du passé du lac à partir des sédiments accumulés entre 1955 et 2017. Sur cette période, une cinquantaine de centimètres de sédiments se sont accumulés, ce qui représente un taux de sédimentation d’environ 1,24 cm par année. « C’est énorme pour un lac du sud du Québec. En général, on s’attend à un taux de sédimentation de 0,2 cm par année », déclare Olivier Jacques. Les analyses qualitatives montrent la présence de sédiments riches en magnésium, en chrome et en nickel, des métaux retrouvés en abondance dans les résidus miniers.
Même si les activités minières ont cessé dans la région, la situation continue à se détériorer. En effet, le produit de l’érosion des haldes, ces grandes montagnes de résidus amiantés, coule aussi vers la rivière Bécancour. Le Groupe de concertation des bassins versants de la zone Bécancour travaille d’ailleurs sur un plan afin de limiter les résidus miniers et l’érosion. « Il est notamment prévu de créer des bassins de sédimentation au pied de certaines haldes, détaille Olivier Jacques. Un autre projet vise à détourner la rivière Bécancour vers l’ancien lac minier [le lac Noir], ce qui permettrait aux sédiments de s’y déposer avant que l’eau puisse continuer sa route. »
APRÈS LES RÉSIDUS MINIERS, LES EAUX USÉES
Le lac à la Truite d’Irlande reçoit également les débordements d’eaux usées de la ville de Thetford Mines. « Il y a beaucoup d’eaux usées non purifiées rejetées lors des épisodes de pluie abondante, lorsque la station d’épuration ne suffit plus à la tâche. Dès lors, les eaux sont dirigées vers la rivière Bécancour » , constate Olivier Jacques.
En janvier 2015, l’Association de protection du lac à la Truite d’Irlande (APLTI) déposait son mémoire Le lac à la Truite d’Irlande en voie de disparition. Le lac est mal en point, confirme Réjean Vézina, président de l’Association. « Du phosphore
et des coliformes fécaux sont présents à des niveaux élevés. La baignade n’y est d’ailleurs pas recommandée », prévient-il. Il fonde lui aussi beaucoup d’espoir sur le détour de la rivière Bécancour vers l’ancien lac minier, ce qui pourrait réduire à la fois les résidus miniers et les eaux usées dans les cours d’eau.
ARRÊT 4 LE LAC SAINT-PIERRE Centre-du-Québec
Entre les villes de Sorel-Tracy et de Trois-Rivières, le fleuve Saint-Laurent s’élargit pour former le lac fluvial Saint-Pierre, long de 32 km. Ce plan d’eau abrite une riche biosphère reconnue par l’Unesco et est une aire privilégiée pour plusieurs espèces aquatiques, aviaires et végétales.
Plusieurs cours d’eau convergent vers le lac Saint-Pierre, notamment les rivières Yamaska, Richelieu, Saint-François et Maskinongé. « Le lac Saint-Pierre est un milieu infiniment plus complexe qu’un petit lac des Laurentides ou de l’Estrie », souligne Christiane Hudon, chercheuse retraitée d’Environnement et Changement climatique Canada, qui s’est penchée sur les répercussions des activités humaines sur l’écosystème du fleuve Saint-Laurent. « Les effluents de toutes les activités humaines des villes de Montréal, de Laval et de Longueuil se dirigent vers le lac Saint-Pierre », affirme-t-elle.
François Guillemette, chercheur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et titulaire de la Chaire de recherche sur l’écologie du Saint-Laurent, observe que, même si les eaux usées des grands centres urbains subissent un traitement physicochimique qui enlève les matières solides et quelques contaminants comme le phosphore et une certaine quantité de métaux, le reste s’écoule tout de même vers le fleuve. Une partie de cette masse d’eau est filtrée naturellement par son passage entre les îles de Sorel et par les nombreux macrophytes, qui sont des plantes aquatiques. « On trouve quand même une quantité considérable de coliformes fécaux ainsi que de contaminants émergents comme les métaux utilisés dans l’imagerie médicale ou les appareils électroniques », détaille le chercheur.
Christiane Hudon s’inquiète également de ces produits émergents dans le lac. « Les eaux contiennent des contaminants dont on ignore les effets et la teneur. Prenez par exemple les hormones, les produits pharmaceutiques, les nanoparticules, les microplastiques… », énumère-t-elle.
Malgré cela, il n’y a pas encore de suivi de ces substances émergentes, selon le Rapport sur l’état des ressources en eau et des écosystèmes aquatiques du Québec 2020, réalisé par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.
LE CAS DES PESTICIDES
L’autre inquiétude rapportée par les chercheurs concerne les terres agricoles qui entourent le lac Saint-Pierre. « Le territoire agricole dans les basses terres du Saint-Laurent compte pour plus de 70 à 80 % des apports de pesticides, de nutriments et de turbidité du lac Saint-Pierre », déclare Christiane Hudon. En effet, le rapport du ministère soulève le fait que « certains pesticides sont souvent en concentrations supérieures aux seuils de protection pour la vie aquatique ».
La solution pour diminuer l’apport des contaminants par le secteur agricole est loin d’être simple, car les origines sont multiples. « C’est un énorme travail où
Il n’y a pas encore de suivi des contaminants émergents, comme les métaux utilisés dans l’imagerie médicale.
l’on doit intervenir au cas par cas en accompagnant chaque agriculteur pour réduire les problèmes à la source » , plaide Christiane Hudon.
Du côté des bonnes nouvelles, la chercheuse remarque une diminution de certains contaminants dans l’eau tels que les métaux, en partie transformés par les usines de traitement, et les biphényles polychlorés, dont les rejets sont interdits depuis 2008. « Le lac SaintPierre est précieux, dit la chercheuse. L’engagement citoyen et les efforts déployés notamment par le Comité de la zone d’intervention prioritaire du lac Saint-Pierre sont cruciaux pour aider à la préservation de cet écosystème. Ce comité de résidants est parvenu à réunir autour de la table différents acteurs − agriculteurs, politiciens, pêcheurs, promoteurs immobiliers − pour discuter des enjeux du lac. Une somme de petites interventions peut avoir une grande portée. »
ARRÊT 5 LES LACS ARCTIQUES Nord-du-Québec
Le voyage se termine en Arctique, une région formée d’innombrables lacs. Il y en a tellement qu’ils ne portent pas tous de nom, contrairement à ceux dans le sud du Québec. Reinhard Pienitz, professeur et biogéographe à l’Université Laval, sait à quel point ces étendues d’eau doivent être protégées des conséquences du réchauffement climatique. « L’épaisseur du couvert de glace diminue, ce qui change la biologie et la dynamique des lacs. On note, par exemple, une croissance amplifiée des cyanobactéries, ainsi que le dégel du pergélisol. Cela peut provoquer des glissements de terrain qui altéreront la qualité de l’eau », décrit le spécialiste de la recherche nordique. Il rappelle que les communautés autochtones dépendent de ces sources situées à proximité de leur village pour s’approvisionner en eau, car elles ne possèdent pas d’infrastructures d’assainissement. « L’accès à l’eau potable de bonne qualité n’est pas facile dans le Nord et peut devenir un enjeu majeur », indique le chercheur, qui raconte le cas d’un village au Nunavik, Umiujaq, dont le dépotoir est situé près de la rivière dans laquelle les gens puisent leur eau. Sans oublier les nombreux polluants qui arrivent du Sud, transportés par l’air. Pour parer au manque d’eau potable dans ces villages, des collègues de Reinhard Pienitz au Centre d’études nordiques sont en train de concevoir des méthodes de carottage à travers le socle granitique du Bouclier canadien, qui est composé de roches très difficiles à percer. « Ils tentent d’atteindre les aquifères en profondeur pour les rendre ensuite accessibles aux communautés », explique le chercheur. S’il existe encore des lacs arctiques « intacts », c’est-à-dire qui n’ont pas été
touchés directement par les activités humaines, les changements climatiques changent déjà la donne avec le dégel du pergélisol. « Les humains ont une incidence directe sur les lacs, que ce soit par les activités minières ou industrielles ou par les eaux usées. Même nos actions ici, dans le Sud, peuvent avoir un effet à des milliers de kilomètres, jusque dans le Nord », conclut Reinhard Pienitz.
En Arctique, le réchauffement a déjà un effet sur les lacs : l’épaisseur du couvert de glace diminue et le pergélisol dégèle.