Coeurs sensibles s’abstenir
Vous voilà vieux et malade. Hospitalisé pour un problème X, votre coeur s’arrête… Quelques longues minutes s’écoulent avant qu’une vaillante infirmière remarque que vous êtes inerte dans votre lit. Ne sentant aucun pouls, elle déclenche le « code bleu » : une équipe accourt à votre chevet.
On débute illico la réanimation cardiorespiratoire ou RCR : de tout son poids, un préposé appuie sur votre sternum à raison de 100 fois par minute. Cric-crac! C’est le bruit de vos côtes qui cassent… Une infirmière pique dans votre bras une grosse aiguille pour vous administrer médicaments et solutés. Au même moment, une inhalothérapeute aspire les vomissures dans votre bouche afin que le médecin y insère un tube qui ira jusqu’à vos poumons vous apporter
l’oxygène.nDdeux de minutes passent. On prend la décision de défibriller : on vous envoie 200 joules dans le corps dans l’espoir de « redémarrer » votre coeur. Et l’on recommence à masser…
Si le pouls est toujours absent au bout d’une demi-heure, le médecin prendra la décision de mettre fin à la réanimation et déclarera votre décès. Si, au contraire, votre coeur se remet à battre, vous prendrez la route de l’unité des soins intensifs, où vous serez maintenu dans un coma artificiel pendant quelques jours. Émergerez-vous de ce coma ? Peut-être, mais il y a fort à parier que vous devrez passer plusieurs mois en rééducation pour retrouver vos capacités. Si vous faites partie des malchanceux, vous terminerez vos jours dans un CHSLD, ayant besoin d’être nourri, changé et lavé au quotidien.
Pour la « belle mort », on repassera. Cette mise en situation est peut-être crue, mais elle n’a rien d’une exagération. Une personne sur deux survit à un arrêt cardiaque survenu en milieu hospitalier. De 15 à 20 % des patients survivants sortiront de l’hôpital dans le même état qu’ils y sont entrés, et cette proportion diminue avec l’âge. Évidemment, plusieurs facteurs influencent le pronostic, principalement la cause de l’arrêt cardiaque, la présence de témoins et l’état de santé initial du patient. Cela entraîne des coûts énormes pour le système de santé et des conséquences importantes pour les patients et leurs proches.
La RCR n’est pas un soin miracle ni banal. Pourtant, une personne qui est hospitalisée ou dont l’état se détériore se voit systématiquement poser la question : « Si votre coeur s’arrête, souhaitez-vous qu’on pratique des manoeuvres de réanimation ? » Peu de gens refusent ce soin présenté de la sorte, et ils ont tout à fait le droit ! Ils s’imagineront revenir à la vie sans heurt, comme dans les films.
Et si l’on avait pris le temps de parler du pronostic, d’explorer les volontés du patient quant à sa fin de vie en lui caressant la main, la décision aurait-elle été tout autre ? Eh bien non ! Une étude publiée dans le JAMA dans les années 1990 a confirmé qu’aborder le pronostic et accompagner les proches ne change pas la décision du plus grand nombre de vouloir être réanimé… Pourquoi ? Parce que choisir la RCR, c’est se battre et parfois, ça marche. Préférer s’en aller doucement, c’est jeter l’éponge.
À moins de changer la perspective? Au lieu de voir la réanimation comme un possible gain de temps de vie, on peut la considérer comme la perte du privilège d’une mort sereine.
Voilà qui rappelle la « théorie des perspectives », qui a valu à l’un de ses auteurs, Daniel Kahneman, un prix Nobel. Cette doctrine économique veut que, comme individu, nous évaluions de manière asymétrique la perspective de perte et de gain, notre aversion pour les pertes étant plus grande que notre préférence pour les gains. Pourquoi ne serait-ce pas vrai aussi en matière de santé ?
Reprenons la mise en situation. Vous êtes vieux et malade. Vous allez à l’hôpital pour un problème X. Au lieu de savoir si vous voulez être réanimé, le médecin vous demande plutôt ce qu’est, pour vous, une belle mort… Moi, j’ai changé ma réponse. Et vous ?