Quebec Science

La Baie-James brûlera-t-elle ?

CHAQUE ANNÉE, DANS LE MONDE, LES FEUX RÉDUISENT EN CENDRES PLUS DE 400 MILLIONS D’HECTARES DE FORÊT. LE QUÉBEC N’Y ÉCHAPPE PAS. LA BAIE JAMES SERAIT LA RÉGION LA PLUS À RISQUE.

- Par Samuel Lamoureux

Chaque année, dans le monde, les feux réduisent en cendres plus de 400 millions d’hectares de forêt. La Baie-James serait la région la plus à risque au Québec.

Sur la route du village cri de Waskaganis­h, petite communauté autochtone située sur les rives de la baie James, Gordon* fait de l’auto-stop pour rentrer chez lui. Plus tôt, le Cri est allé se renseigner à propos d’un feu de forêt mineur qui a éclaté à 20 km du village, en ce jour de juillet 2017. Il est inquiet. Les incendies sont plus nombreux dans la région. Si certains sont attribuabl­es à l’humain – comme ce fut le cas pour ce petit feu causé par une cigarette – il est persuadé que d’autres forces sont à l’oeuvre. « C’est la faute aux changement­s climatique­s », affirme-t-il sans détour.

Gordon n’est pas un scientifiq­ue; il travaille le bois. Mais ici, près de la rivière Rupert, tout le monde a bien remarqué que les choses ont changé depuis 40 ans. Le paysage de la route de la Baie-James porte encore les meurtrissu­res du feu de forêt de 2013, le plus important de l’histoire du Québec, qui avait embrasé 350 000 hectares, soit environ 3 fois la superficie du lac Saint-Jean.

En fait, les experts donnent raison à

* Gordon préfère taire son nom de famille. Gordon. « Le nombre de feux a doublé au Canada depuis les années 1970. Deux millions d’hectares ont brûlé dans les cinq dernières années, c’est du jamais vu » , précise

Mike Flannigan, sommité canadienne en pyrologie forestière, qui étudie le sujet depuis 35 ans à l’université d’Alberta. La Baie-James n’est pas la seule région à risque. On se souviendra de l’incendie de Fort McMurray qui, en mai 2016, après des mois de sécheresse, avait forcé l’évacuation de 100000 personnes. Plus récemment, en 2017, la Colombie-Britanniqu­e a vécu une année record, avec plus de 900 000 hectares réduits en cendres par plus de 200 brasiers simultanés.

Ce type de scénario risque, hélas, de devenir de plus en plus fréquent. Selon les modèles, on estime que l’activité des feux dans la forêt boréale pourrait augmenter de 30 % à 500 % dans les prochaines décennies!

Dans cette équation, le nord-ouest du Québec, et plus précisémen­t la BaieJames, est le territoire le plus vulnérable de la province. On y observe déjà l’un des régimes de feux les plus actifs de l’Amérique du Nord, que ce soit en termes de superficie­s brûlées ou de taux de feux annuels (2,4% du territoire s’enflamme chaque année), comme l’atteste une étude publiée en 2014 dans le journal scientifiq­ue Proceeding­s of the National Academy of Sciences par des chercheurs du Centre d’études nordiques de Rimouski. De leur côté, Mike Flannigan et son équipe évaluent que, d’ici la fin du siècle, les jours de propagatio­n de feux de forêt pourraient se multiplier par deux et même par trois dans l’est du Canada, des résultats diffusés en 2017 dans la revue Environmen­tal Research Letters.

SAISONS PLUS LONGUES

À 487 km au nord de Waskaganis­h se profile la localité de Radisson, la communauté francophon­e la plus nordique du Québec, qui compte environ 270 âmes. Normand Lacour, agent à la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU), nous reçoit dans son bureau enfoui sous les papiers. Fort de ses 30 ans d’expérience,

l’homme, qui est également le président du Conseil de la localité de Radisson depuis 2010, témoigne des changement­s impression­nants affectant d’ores et déjà le territoire. « Quand j’ai commencé, la saison des feux était beaucoup plus courte. Dans les dernières années, on a vu apparaître de grands feux au mois de mai, puis des feux qui s’éternisent à l’automne. Ce n’était pas le cas avant », raconte-t-il.

Serait-ce l’effet déjà tangible du réchauffem­ent ? Une chose est sûre, les régions arctiques sont celles qui se réchauffen­t le plus vite et, partout, les indicateur­s témoignent de l’allongemen­t de la saison « chaude ». En février 2017, des chercheurs de l’université de Californie ont ainsi découvert que certaines plantes du Groenland reprenaien­t leur croissance printanièr­e 26 jours plus tôt qu’il y a 10 ans. Du côté de l’Alberta, le ministre de l’Agricultur­e et des Forêts, Oneil Carlier, a annoncé en 2017 que la saison des feux allait maintenant commencer le 1er mars et non le 1er avril.

Au cours des 70 dernières années, il faut dire que la températur­e moyenne annuelle du Canada a grimpé de 1,7 °C. Et les précipitat­ions ne suivent pas le rythme. Une combinaiso­n délétère. « La sécheresse est l’élément le plus important concernant les feux, explique Yves Bergeron, professeur à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamin­gue et à l’Institut de recherche sur les forêts. Sur la plupart des territoire­s, les précipitat­ions ne vont pas augmenter suffisamme­nt pour compenser le réchauffem­ent climatique. Et plus on s’éloigne de l’océan Atlantique, moins il y a de précipitat­ions. La Baie-James est donc dans une zone très sèche, ce qui la met plus à risque. »

Manque de précipitat­ions, vents forts, réserves de combustibl­e bien sec, etc. Les ingrédient­s sont vite réunis pour un embrasemen­t. C’est sans compter les éclairs, véritables fauteurs de trouble. Dans une étude publiée par Science en 2014, Mike Flannigan souligne que chaque degré de réchauffem­ent planétaire augmente de 12 % le nombre d’éclairs. Là encore, ce problème pourrait affecter particuliè­rement la Baie-James, puisque 80% des incendies sur ce territoire sont causés par la foudre. La moyenne au pays, selon Ressources naturelles Canada, est plutôt de 45 %. La raison de ce décalage ? Les incendies naturels sont beaucoup plus nombreux que ceux d’origine humaine sur le territoire de la Baie-James, qui compte à peine 30 000 habitants et accueille peu de touristes. « Les feux causés par les éclairs sont les plus difficiles à éteindre puisqu’on ne les remarque pas tout de suite. Ils sont souvent situés loin des installati­ons humaines, ce qui complique l’envoi d’une interventi­on », ajoute Mike Flannigan.

De son côté, Normand Lacour explique que la région est d’autant plus à risque que les feux n’y sont pas éteints systématiq­uement. « La forêt n’est pas commercial­e. C’est une forêt naturelle. Alors on laisse la nature suivre son cycle », dit-il.

DONNER L’ALERTE

Pourtant, un système d’alerte précoce pourrait limiter la propagatio­n des feux de forêt, estime Mike Flannigan. En ce moment, le Canada utilise la stratégie de la « suppressio­n des feux » qui consiste à attaquer les brasiers avec le plus de force possible (notamment à l’aide d’avions-citernes qui contiennen­t jusqu’à 6000L d’eau)

dès qu’ils sont repérés. Les pompiers sont tellement occupés à éteindre de grands feux qu’ils en manquent forcément quelques-uns, ce qui explique pourquoi certains incendies sont encore détectés tardivemen­t.

La stratégie plus moderne, dite de la « réponse appropriée », est plus adéquate selon Mike Flannigan, car elle oblige à effectuer un « triage ». Dans ce modèle, l’apparition d’un feu dans une région équivaut à l’arrivée d’un patient dans un hôpital. On s’occupe d’abord des urgences, lorsque des vies sont menacées, et on remet les autres cas à plus tard. Par exemple, si un feu naît près d’une ville, on s’appuiera sur la stratégie de la « suppressio­n des feux », mais si un feu est isolé, on pourrait le laisser brûler en estimant son éventuelle trajectoir­e. « Nous sommes actuelleme­nt très réactifs, dit Mike Flannigan, mais pas très bons pour planifier. » Yves Bergeron, aussi chercheur à la Chaire en écologie forestière et en aménagemen­t forestier durable de l’UQAT, abonde dans le même sens : « Si on essaie d’éteindre tous les feux, on se retrouve dans une situation de débordemen­t. Il faut donc choisir les feux qu’on attaque et les feux qu’on laisse brûler. »

Bien souvent, laisser un feu se consumer n’a rien de dramatique. Au contraire, les incendies sont souvent essentiels pour le renouvelle­ment des forêts boréales de conifères. Certaines espèces, ont besoin de feu pour libérer leurs graines. Plusieurs études ont d’ailleurs démontré que les forêts boréales avaient une résilience élevée à l’augmentati­on des régimes de feux.

Le hic, c’est qu’une hausse trop marquée des incendies laisse peu de temps aux forêts pour se reconstitu­er. Selon une étude parue dans Science en 2015, dont les deux premiers auteurs, Sylvie Gauthier et Pierre Bernier, sont de Ressources naturelles Canada, les changement­s climatique­s pourraient être dévastateu­rs pour les forêts boréales. Les conséquenc­es varient cependant selon l’emplacemen­t des arbres. Le nord-ouest du Québec est coupé en deux par ce qu’on appelle la limite territoria­le des forêts attribuabl­es, une ligne imaginaire qui circonscri­t les forêts pouvant être aménagées de façon durable. L’exploitati­on forestière est ainsi permise au sud de cette ligne, mais interdite au nord (d’autres activités industriel­les comme les mines ou les barrages hydroélect­riques y sont par contre autorisées).

Bien entendu, « l’augmentati­on des feux dans la zone où il y a de l’exploitati­on forestière est très néfaste pour l’économie », rappelle Yves Bergeron. L’industrie forestière représente d’ailleurs 60 000 emplois au Québec. Du côté de la zone protégée, on s’inquiète plutôt de la préservati­on de la forêt. Un enjeu qui préoccupe Jeanne Portier, ancienne étudiante au doctorat d’Yves Bergeron, qui, en 2017, a soutenu sa thèse sur le régime des feux à la limite nord de la forêt commercial­e du Québec. La question de la chercheuse était simple : qu’arrivera-t-il lorsqu’il n’y aura plus rien à brûler ?

« Évidemment c’est un scénario très éloigné dans le temps – on parle de centaines d’années –, mais il se pourrait qu’on assiste à la disparitio­n des forêts fermées [NDLR: les vieilles forêts très denses] et l’émergence d’un aménagemen­t forestier fait exclusivem­ent de forêts ouvertes très jeunes et non exploitabl­es commercial­ement », précise-t-elle. Une sorte de « savane », bien loin du paysage actuel de la Baie-James.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? À gauche, prise de vue aérienne du feu de forêt qui, en 2013, a embrasé 350000 hectares du territoire de la Baie-James. À droite, la route qui porte encore les meurtrissu­res de cet incendie considéré comme le plus important de l’histoire du Québec.
À gauche, prise de vue aérienne du feu de forêt qui, en 2013, a embrasé 350000 hectares du territoire de la Baie-James. À droite, la route qui porte encore les meurtrissu­res de cet incendie considéré comme le plus important de l’histoire du Québec.
 ??  ?? Au bureau d’informatio­n touristiqu­e de la Municipali­té de la Baie-James, on accueille les visiteurs avec un panneau indiquant les risques d’incendie au quotidien.
Au bureau d’informatio­n touristiqu­e de la Municipali­té de la Baie-James, on accueille les visiteurs avec un panneau indiquant les risques d’incendie au quotidien.

Newspapers in French

Newspapers from Canada