CES MÉTAUX QUI RÉVOLUTIONNENT LA GÉOPOLITIQUE
Les métaux rares sont si convoités que des nations sont prêtes à se battre pour eux.
Sans les métaux rares, il n’y aurait ni écrans ACL, ni fibre optique, ni objets connectés. Essentielles à la vie moderne, ces ressources sont hautement convoitées, au point que des nations sont prêtes à se battre pour elles.
Au XIXe siècle, les États étaient en compétition pour contrôler la pêche à la baleine afin d’en tirer une huile pour alimenter les lampes. Au XXe siècle, le pétrole a propulsé l’industrialisation et déclenché des guerres. Au XXIe siècle, les métaux rares, qui entrent dans la production des téléphones portables et des énergies vertes, seront la cause de batailles géopolitiques que l’on évoque déjà, tant la demande pour ces ressources est fabuleuse. Guillaume Pitron, journaliste français spécialiste de la géopolitique des matières premières, signe un premier ouvrage-choc, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, aux Éditions Les liens qui libèrent, sur les enjeux diplomatiques et environnementaux des métaux rares. Québec Science en a discuté avec lui.
Québec Science : Les métaux rares ont des noms rébarbatifs et difficiles à mémoriser. De quoi parle-t-on ? Guillaume Pitron :
Longtemps, les humains ont exploité les principaux métaux connus: le fer, l’or, l’argent, le cuivre, le plomb, etc. Mais, dès les années 1970, ils ont commencé à tirer parti des fabuleuses propriétés magnétiques et chimiques d’une multitude de métaux rares contenus en faible proportion dans les roches terrestres. Ces métaux comprennent des éléments affublés de noms aux consonances énigmatiques : terres rares, graphite, vanadium, germanium, platinoïdes, tungstène, antimoine, béryllium, fluorine, rhénium, etc.
QS Le rôle de ces métaux a évolué au cours des ans. De négligeables, ils sont devenus essentiels à la vie quotidienne. Pourquoi ?
GP Les métaux rares entrent dans la production des biens et des services de l’ère moderne : la robotique, l’intelligence artificielle, l’hôpital numérique, la cybersécurité, les biotechnologies médicales, les objets connectés, la nanoélectronique et les voitures sans conducteur. Tous les pans les plus stratégiques des économies du futur, toutes les technologies qui décupleront nos capacités de calcul et moderniseront notre façon de consommer de l’énergie, le moindre de nos gestes quotidiens et même nos grands choix collectifs vont se révéler de plus en plus tributaires des métaux rares.
QS En quoi ces métaux rares sont-ils au coeur de la révolution énergétique et numérique ? GP
Les métaux rares entrent plus précisément dans le développement des énergies vertes et du numérique. Or la transition énergétique repose sur ces deux familles de technologies qui se fertilisent l’une et l’autre. Le numérique permet en effet de démultiplier les effets des technologies vertes. C’est tout l’enjeu des villes et réseaux dits « intelligents ». La part du numérique dans ces innovations permet, selon leurs partisans, de réaliser des économies d’énergie et de mieux rationaliser notre consommation – donc d’être plus écolos.
QS Cela dit, l’extraction de métaux rares est longue, coûteuse et polluante. N’est-ce pas un danger sous-estimé pour l’environnement ? GP
Il faut purifier 8,5 tonnes de roche pour produire un kilo de vanadium; 16 tonnes pour un kilo de cérium; 50 tonnes pour l’équivalent en gallium; et le chiffre ahurissant de 1 200 tonnes pour un malheureux kilo d’un métal encore plus rare, le lutécium. Cela nécessite une quantité incroyable d’eau. Notre quête d’un modèle de croissance plus écologique a plutôt conduit à l’exploitation intensifiée de l’écorce terrestre. Les impacts environnementaux pourraient s’avérer encore plus importants que ceux générés par l’extraction pétrolière. Et le grand paradoxe, c’est que cette exploitation sert à produire des énergies improprement qualifiées de « vertes ».
QS Vous soulignez d’ailleurs les contradictions du discours des écologistes qui s’opposent à la réouverture des mines en Occident pour alimenter la demande en métaux rares. GP
Les ONG écologistes font preuve d’une certaine incohérence, puisqu’elles dénoncent les effets du nouveau monde plus durable qu’elles ont elles-mêmes appelé de leurs voeux. Elles n’admettent pas que la transition énergétique et numérique est aussi une transition des champs de pétrole vers les gisements de métaux rares, et que la lutte contre le réchauffement climatique appelle une réponse minière qu’il faut bien assumer.
QS Dans le marché des métaux rares, la Chine joue un rôle prépondérant. Si bien que la série américaine House of Cards en a fait une intrigue centrale de sa deuxième saison. Pourquoi est-ce si préoccupant ?
GP En nous engageant dans la transition énergétique, nous nous sommes tous jetés dans la gueule du dragon chinois. La Chine détient en effet aujourd’hui la mainmise sur la production d’une kyrielle de métaux rares indispensables au numérique et aux énergies qui ont une faible empreinte carbone, ces deux piliers de la transition énergétique. Elle produit 44% de l’indium (écrans ACL) consommé dans le monde; 55 % du vanadium (aciers spéciaux); près de 65 % de spath fluor (métallurgie de l’acier et de l’aluminium) et du graphite naturel (aérospatiale et industrie nucléaire); et 71 % du germanium (fibres optiques). L’Occident a remis le destin de ses technologies vertes et numériques – en un mot, de la crème de ses industries d’avenir – entre les mains d’une seule nation. C’est un formidable moyen de pression pour les Chinois qui se servent des métaux rares pour avancer leurs pions sur l’échiquier géopolitique mondial. C’est d’ailleurs cette stratégie qui a alimenté les auteurs de House of Cards. Dans la série, la Chine, qui détient 95 % de la production mondiale d’un métal rare, le samarium-149, indispensable au fonctionnement de certains réacteurs nucléaires, joue de ce monopole pour monnayer très cher cette ressource auprès des Américains. Cela laisse augurer une explosion des coûts de l’électricité pour le contribuable – et une crise politique à Washington. La fiction rejoint la réalité : la Chine contrôle bel et bien 95% de la production du samarium et utilise cet avantage pour mettre de l’avant une politique de quotas aux exportations, voire d’embargo, comme ce fut le cas en 2010 aux dépens du Japon et des États-Unis*.
QS Donc, les métaux rares sont en train de révolutionner la géopolitique mondiale.
GP Une nouvelle géopolitique de l’énergie émerge progressivement. Ce n’est plus seulement la géopolitique de l’or noir, mais celle des métaux rares. Et, comme nous l’avons souligné plus tôt, c’est la Chine qui s’impose comme le maître de ce nouveau jeu. De la sorte, elle place même les armées occidentales, consommatrices de métaux rares, en position d’obligés.
QS Le Canada a une importante industrie minière. Est-il une puissance en devenir dans ce secteur ?
GP Le Canada produit plusieurs métaux rares indispensables à la vie moderne. Il est un important producteur et exportateur de cobalt qui entre dans la fabrication d’aimants, d’ordinateurs et de véhicules hybrides. Le germanium et le niobium canadiens se retrouvent dans les fibres optiques, les satellites, l’industrie nucléaire et même la joaillerie. Et la demande pour ces métaux est là. Par exemple, d’ici 2030, la demande de germanium va doubler. Le Canada a le potentiel d’être un géant minier, un pays producteur incontournable pour les besoins en ressources engendrés par la transition énergétique. Mais, pour cela, les dirigeants canadiens doivent pleinement prendre conscience de l’importance des métaux rares et des effets néfastes de la politique chinoise.
QS Comment contrer ces effets néfastes ?
GP Les pays occidentaux – et le Canada en particulier – peuvent contourner le monopole chinois en poursuivant une politique de sécurisation de leurs approvisionnements, soit en passant des accords commerciaux avec des pays producteurs autres que la Chine, soit en produisant des métaux rares sur leur propre sol. De nouveaux fronts miniers s’ouvrent ainsi sur quatre continents, et on pense déjà exploiter les métaux rares au fond des océans et dans l’espace. Cette extension du domaine de la mine va générer des répercussions géopolitiques évidentes dans les décennies qui viennent.
NDLR : En 2010, la Chine a subitement cessé, pendant plusieurs mois, ses livraisons vers le Japon et imposé de nouveaux quotas d’exportation de ses métaux rares vers le reste du monde. L’action contre le Japon faisait suite à un incident au sujet des îles Senkaku, sur lesquelles les deux pays prétendent exercer leur souveraineté.
« L’Occident a remis le destin de ses technologies vertes et numériques – en un mot, de la crème de ses industries d’avenir – entre les mains d’une seule nation: la Chine. »