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La clause de dérogation protège le processus électoral de la partisaner­ie, selon l’Ontario

- Jean-Philippe Nadeau

Le gouverneme­nt Ford af‐ firme que les limites qu'il impose aux groupes d'inté‐ rêts en matière de dé‐ penses électorale­s sont rai‐ sonnables et constituti­on‐ nelles et qu'elles n'en‐ travent pas le droit de vote des Ontariens. Un tribunal inférieur avait statué le contraire, ce qui avait for‐ cé les progressis­tes-conser‐ vateurs à modifier la loi, en y ajoutant il y a un an la clause de dérogation pour contourner les prescrip‐ tions de la Charte cana‐ dienne des droits et liber‐ tés.

Un juge de la Cour supé‐ rieure de l'Ontario avait sta‐ tué, dans un premier temps, que la loi originale sur les dé‐ penses électorale­s était in‐ constituti­onnelle en vertu de l'article 2b de la Charte, sur la liberté d'expression.

Le gouverneme­nt y avait alors ajouté la dispositio­n de dérogation, si bien que le même juge avait qualifié la nouvelle loi de légitime et de conforme cette fois aux ar‐ ticles 1 et 3 de la Charte.

En vertu de la Loi de 2021 visant à protéger les élections et à défendre la démocratie [projet de loi 307], les dé‐ penses publicitai­res des tierces parties sont interdites en Ontario un an avant un scrutin général, alors que les partis politiques peuvent dé‐ penser à leur guise jusqu'à six mois avant l'élection.

Les dépenses électorale­s des tierces parties ne peuvent excéder 600 000 $.

Le groupe Working Fami‐ lies et les syndicats des ensei‐ gnants de l'élémentair­e (ET‐ FO) et du secondaire de l'On‐ tario (OSSTF) sont les deman‐ deurs dans cet appel.

Position du gouverne‐ ment Au second jour des au‐ diences, les avocats du gou‐ vernement appuient leurs ar‐ guments sur un jugement de la Cour suprême du Canada de 2004.

La Cour suprême a décidé à l'époque que les restrictio­ns imposées aux tierces parties en ce qui a trait aux dépenses publicitai­res ne briment pas le droit des électeurs, que pro‐ tège l'article 3 de la Charte contre la dispositio­n de déro‐ gation.

Les avocats justifient ainsi, devant la Cour d'appel de l'Ontario, le recours à la clause de dérogation, en soutenant qu'elle permet de s'assurer que de puissants groupes de

la société ne dominent le dé‐ bat politique et ne privent les plus petits joueurs de la possi‐ bilité d'être entendus durant une campagne électorale.

Ils ne s'en cachent pas : la loi vise en effet les syndicats selon eux, mais aussi les en‐ treprises à la droite du spectre politique, ce que les plaignants dans cette cause semblent avoir oublié.

La constituti­onnalité de la loi 307 transcende les lignes de parti et de la partisaner­ie, disent-ils.

L'avocat Robert Staley af‐ firme que la loi modifiée per‐ met de corriger les inégalités entre les tierces parties qui n'ont pas toutes les mêmes ressources financière­s et d'équilibrer le débat public. L'équité du processus électo‐ ral est ainsi préservée, selon lui.

Il souligne que les syndi‐ cats tentent en campagne électorale de rivaliser avec les partis et d'influencer à grands coups d'argent le débat poli‐ tique et, ultimement, l'issue du vote. Or, seuls les partis sont les principaux acteurs d'une élection, rappelle-t-il.

Me Staley ajoute que les plaignants dans cette cause se sont empressés de saisir les tribunaux sans étudier at‐ tentivemen­t les modificati­ons apportées par l'adoption du projet de la loi 307 et qu'ils ont tenté sans succès d'incor‐ porer l'article 2b à l'article 3 de la Charte à leur recours.

Il rappelle que le juge Mor‐ gan, de la Cour supérieure de l'Ontario, a expliqué dans son jugement du 3 dé‐ cembre 2021 que les plai‐ gnants avaient failli à leur tâche de démontrer que la loi 307 était anticonsti­tution‐ nelle.

Charte canadienne des droits et libertés

Article 1 : il garantit les droits et libertés de la Charte qui ne peuvent être res‐ treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnabl­es et dont la justificat­ion puisse se dé‐ montrer dans le cadre d'une société libre et démocra‐ tique. Cet article permet au gouverneme­nt d'imposer lé‐ galement certaines limites aux droits d'un individu.

Article 2b : il garantit la li‐ berté d'expression au Cana‐ da, soit le droit reconnu à un individu de faire connaître le produit de sa propre activité intellectu­elle à son entou‐ rage. C'est l'une des libertés fondamenta­les de la Charte.

Article 3 : il garantit le droit de vote pour tous les ci‐ toyens du Canada et le droit d'être éligible lors des élec‐ tions pour représente­r leurs concitoyen­s. Le droit de vote est l'un des rares droits de la Charte que la dispositio­n de dérogation ne peut supplan‐ ter.

Article 33 : c'est une dis‐ position de la Loi constitu‐ tionnelle de 1982 qui permet à un Parlement d'éviter l'ap‐ plication de certains droits inscrits dans la Charte.

Me Staley ajoute que la loi ne viole en aucun cas l'ar‐ ticle 3 de la Charte comme l'avancent les plaignants.

Seul l'article 2b était en cause dans cette affaire et le gouverneme­nt y a remédié avec la clause de dérogation, dit-il.

Son confrère, Jonathan Bell, ajoute que l'article 3 per‐ met justement de créer un processus électoral neutre et égalitaire.

Me Bell reconnaît enfin que la loi modifiée n'a fait l'objet d'aucune consultati­on publique, mais il rappelle que la législatio­n originale a bel et bien été soumise à des débats en chambre et dans des comi‐ tés avec la participat­ion d'Élections Ontario.

Il n'était donc pas néces‐ saire, selon lui, de débattre sur la place publique du re‐ cours à la dispositio­n de déro‐ gation dans la loi 307.

Les plaignants com‐ prennent mal le travail de la chambre [à Queen's Park] et il ne doit y avoir aucune intru‐ sion du judiciaire dans le pro‐ cessus législatif, ajoute-t-il.

Recours à la jurispru‐ dence

Le dernier avocat du gou‐ vernement, Doug Fenton, a dressé un parallèle avec une cause relativeme­nt semblable au sujet de la réduction unila‐ térale de moitié du conseil municipal de Toronto en 2018 (par le même gouverneme­nt Ford, NDLR).

Les opposants à la mesure avaient eux aussi évoqué l'ar‐ ticle 2b devant les tribunaux. Ils avaient remporté une pre‐ mière manche devant la Cour supérieure de l'Ontario avant de perdre en Cour d'appel et en Cour suprême.

Tout comme les plaignants dans la cause actuelle, les op‐ posants avaient par ailleurs avancé des principes démo‐ cratiques non écrits dans la constituti­on, comme la pro‐ tection des citoyens contre les abus de pouvoir.

Me Fenton accuse les syn‐ dicats de chercher à solliciter une révision judiciaire de la décision du juge Morgan sur la constituti­onnalité de la loi 307, en se basant notam‐ ment sur de tels principes. Or, ce recours constituti­onnel en appel n'a rien à voir avec une révision judiciaire, dit-il.

Il cite à ce sujet la décision de la Cour suprême dans le li‐ tige qui a opposé la Ville de Toronto au gouverneme­nt de l'Ontario au sujet de la taille de son conseil : Si une cour devait se fonder, en tout ou en partie, sur des principes constituti­onnels non écrits pour invalider des mesures lé‐ gislatives, les conséquenc­es d'une telle erreur judiciaire se‐ raient particuliè­rement im‐ portantes en raison de dispo‐ sitions des articles 1 et 33 de la Charte.

En clair, les principes constituti­onnels non écrits ne confèrent pas aux tribunaux le pouvoir d’invalider une loi qui ne viole pas autrement la Charte.

Position des interve‐ nants

L'Associatio­n canadienne des libertés civiles et le groupe Démocratie sous sur‐ veillance avaient présenté plus tôt jeudi leurs arguments après avoir obtenu le statut d'intervenan­t dans ce litige.

L'avocate d'ACLC, Lindsay Rauccio, explique que l'ar‐ ticle 3 doit être interprété de façon très large pour per‐ mettre aux tribunaux d'empê‐ cher les abus des gouverne‐ ments et sauvegarde­r la dé‐ mocratie.

L'article 3 protège bien plus que le droit littéral de vo‐ ter ; il protège le droit à une représenta­tion effective et à une participat­ion significat­ive et, par extension, le droit à un processus démocratiq­ue juste et légitime, dit-elle.

Me Rauccio soutient néan‐ moins dans cette cause qu'il existe un conflit d'intérêts, lorsqu'un gouverneme­nt sor‐ tant change les règles électo‐ rales à un an d'un scrutin gé‐ néral (comme ce fut le cas en juin 2021, ndlr) pour servir ses propres intérêts.

Selon elle, la loi 307 viole donc l'article 3 de la Charte, qui protège l'équité du pro‐ cessus électoral. Elle accuse le législateu­r d'avoir manipulé l'issue d'une élection, en ayant recours à la dispositio­n de dérogation pour satisfaire ses propres intérêts.

L'avocat Crawford Smith, de Démocratie sous sur‐ veillance, a une approche dif‐ férente de celle des plaignants et des autres intervenan­ts dans cette cause.

Il soutient que les restric‐ tions imposées aux tierces parties au sujet de leurs dé‐ penses publicitai­res peuvent être constituti­onnelles si ces limites sont justes, si elles ont été établies démocratiq­ue‐ ment et si elles sont basées sur le coût réel pour atteindre les électeurs par la publicité sur n'importe quel enjeu.

En revanche, les limites permettent, selon lui, à un électeur fortuné ou à une en‐ treprise privée qui ne compte que quelques actionnair­es de dépenser 600 000 $ en publici‐ tés, soit le même montant qu'un groupe de citoyens comme un syndicat comptant des dizaines de milliers d'élec‐ teurs.

Les plus riches peuvent donc dominer le débat poli‐ tique sur la place publique au détriment des moins fortu‐ nés, explique Me Smith. La loi 307 est en ce sens inconsti‐ tutionnell­e, parce qu'elle viole les conditions inhérentes à l'article 3 de la Charte, conclut-il.

Position des plaignants

Dans leur appel, les syndi‐ cats ont souligné, mercredi, que le recours à la dispositio­n de dérogation n'est ni justi‐ fiable ni démontrabl­e dans le cadre d'une société libre et démocratiq­ue, si bien que la loi amendée des conserva‐ teurs est toujours anticonsti‐ tutionnell­e.

Ils soutiennen­t que le juge Morgan a commis une erreur dans son interpréta­tion de l'article 3 de la Charte et qu'il n'a pas tout à fait compris l'in‐ gérence du gouverneme­nt dans le processus électoral en Ontario.

Les syndicats ajoutent que le magistrat n'a en outre pas tenu compte de la relation in‐ trinsèque entre la liberté d'ex‐ pression des tierces parties et le droit de vote des électeurs et l'interactio­n entre le droit de vote et le discours poli‐ tique et la publicité.

Ils affirment enfin que la décision du juge contredit sa position initiale et incontesté­e dans son premier jugement avant que la loi ne soit modi‐ fiée à Queen's Park, lorsqu'il a statué qu'une période pré‐ électorale de six mois était suffisante pour promouvoir l'équité électorale.

Les trois juges de la Cour d'appel de l'Ontario ont mis en délibéré leur requête jus‐ qu'à une date indétermin­ée.

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