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Les dessous d’une entente entre les Innus et la minière IOC

- Delphine Jung

Les Innus de Uashat mak Mani-utenam et de Mati‐ mekush – Lac-John récla‐ maient devant la Cour 900 millions de dollars de dédommagem­ent à la mi‐ nière IOC–Rio Tinto; le li‐ tige s'est réglé par la signa‐ ture d'une entente à l'amiable.

Des années durant, cette entreprise a tiré profit des res‐ sources ferreuses présentes dans le sol du territoire des Innus sans leur demander leur permission et sans leur verser de redevances. Les In‐ nus ont demandé des comptes dans une poursuite déposée en 2013.

Ce reportage fait partie d'une série ayant comme thème central le territoire. Une série qui se poursuivra jusqu'au 21 juin, Journée na‐ tionale des peuples autoch‐ tones.

Dans le document de la Cour supérieure du Québec, les demandeurs (les Innus), expliquaie­nt que le mégapro‐ jet d’IOC a transformé et dété‐ rioré le Nitassinan [le terri‐ toire traditionn­el des Innus], a porté un grave préjudice […] à leur mode de vie et à leur sub‐ sistance et a gravement per‐ turbé leur occupation et leur usage du Nitassinan et la pra‐ tique de leurs activités tradi‐ tionnelles.

Après une longue saga ju‐ diciaire, IOC–Rio Tinto a fini par s’asseoir à la table des né‐ gociations. De ces tractation­s est né le projet d’entente de réconcilia­tion et de collabora‐ tion entre les parties. Une en‐ tente signée en dé‐ cembre 2020 qui annule fina‐ lement la poursuite de 900 millions de dollars.

Les Innus se désisteron­t de la procédure présente‐ ment devant la Cour supé‐ rieure, peut-on lire en effet dans l’entente.

Les deux chefs des deux communauté­s, Réal McKenzie (Matimekush – Lac-John) et Mike McKenzie (Uashat mak Mani-utenam), estiment que l’entente est bonne.

Elle leur permet d’éviter un autre conflit judiciaire dont le résultat en leur faveur n’était pas garanti.

Ça aurait pris encore 10 ans et des millions de dollars pour prouver les droits de‐ vant la cour, prouver que les dommages causés valaient les 900 millions demandés. C’est une chose, nos calculs, c’est une autre chose de convaincre un juge que c’est le bon montant, détaille Mor‐ gan Kendall, l’un des avocats qui a travaillé aux côtés de l’équipe du cabinet O’Reilley sur ce dossier pour les Innus.

Il assure que les Innus n’ont rien perdu et cette en‐ tente ne touche en rien à leurs droits.

Cette entente est ce qu’on appelle dans le jargon une en‐ tente sur les répercussi­ons et avantages (ERA) comme il s’en fait beaucoup au Canada de‐ puis 1990.

Jusque-là, rien d’exception‐ nel.

Geneviève Motard, profes‐ seure de droit à l’Université Laval, indique même que cette entente n’a rien d’origi‐ nal.

À part peut-être des ex‐ cuses formulées par la mi‐ nière.

IOC présente ses plus sin‐ cères excuses pour [le] manque d’ouverture et de compréhens­ion […] de la culture et du mode de vie des Innus.

Extrait de l'entente signée entre les Innus et IOC

Toutefois, Mme Motard souligne qu’il n’y a aucune ad‐ mission de responsabi­lité au sens juridique de la part d’IOC.

C’était important de recon‐ naître l’impact qu’on a eu sur les communauté­s. Le but de l’entente est de reconnaîtr­e les difficulté­s auxquelles les familles innues ont fait face au fil du temps, puis de mettre en place un processus par le‐ quel on peut aller de l’avant et engager des Innus dans des projets, répond Chantal La‐ voie, directeur des opérations d’IOC qui répète à de nom‐ breuses reprises que l’entente a été négociée de bonne foi.

Certaines clauses sou‐ lèvent des questions.

Toujours du côté de la minière

L’une d’elles stipule par exemple que, si des membres intentent une poursuite ou tentent de retarder les activi‐ tés d’IOC, les conseils devront se ranger du côté de la mi‐ nière.

Il en va de même si une autre communauté tente de mettre des bâtons dans les roues à IOC.

Aussi, en cas de poursuites judiciaire­s visant l’invalidati­on de l’entente, [les conseils de bande] soutiennen­t, à leurs frais, IOC, peut-on lire.

Une clause que cherchent à obtenir toutes les compa‐ gnies, assure Me Kendall.

M. Kendall ajoute que les Innus ont tiré une ligne : au‐ cune chance que les conseils de bande acceptent d’assu‐ mer les pertes financière­s d’IOC en raison d’un conflit potentiel.

On n’accepte pas une in‐ demnisatio­n illimitée. On n’a pas les sommes pour payer pour ça. Certaines ententes contiennen­t cette indemnisa‐ tion illimitée, dit-il.

Cette clause-là dérange quand même des spécialist­es. Ces dispositio­ns sont abu‐ sives, à mon avis, mais on les voit ailleurs. Ça a un potentiel déstructur­ant et diviseur dans la communauté, ex‐ plique Mme Motard.

La raison de l’entente pour la minière, c’est de faire en sorte que sa mine puisse aller de l’avant, ajoute-t-elle.

C’est intense. Je n’aime vraiment pas ces clauses-là. Elles mettent le conseil dans une position qui l'oblige à al‐ ler à l’encontre de ses propres membres. C’est choquant, mais pas surprenant, explique une avocate spécialisé­e en droit autochtone qui, parce qu’elle est impliquée dans des dossiers du même genre, a te‐ nu à rester anonyme.

Elle ajoute aussi qu’il fau‐ drait mettre en perspectiv­e cette clause, c’est-à-dire savoir si les membres des commu‐ nautés ont conscience de son existence. Si les membres ne sont pas au courant de cette clause, c’est vraiment problé‐ matique, dit-elle.

Elle va même plus loin : Le résultat contenu dans ce pro‐ jet n’est pas un modèle à suivre.

Quelques dates

1954 : premier convoi de minerai de fer provenant de Scheffervi­lle transporté jus‐ qu’au terminal portuaire de Sept-Îles. 1982 : fin de ses acti‐ vités à Scheffervi­lle. 2011 : re‐ prise des activités minières à Scheffervi­lle par Tata Steel. 2018 : lancement d'un nou‐ veau projet à Wabush par IOC-Rio Tinto.

Sophie Thériault, profes‐ seure de droit à l’Université d’Ottawa, explique qu’elle a déjà souligné, comme d’autres auteurs, que cer‐ taines des clauses, comme celle de non-contestati­on, qui imposent aux groupes au‐ tochtones signataire­s de pro‐ mouvoir l’entente si elle est contestée, peuvent sembler relativeme­nt étonnantes au sens où elles semblent res‐ treindre la liberté d’action et d’expression.

Cette clause est normale, selon l’avocat Kendall. Si tu donnes ton appui et en re‐ tour tu obtiens des bénéfices, c’est normal que du jour au lendemain tu ne t’opposes pas au projet. Ce n’est pas une question d’être contre les membres, mais de tenir sa pa‐ role.

Il faut aussi savoir que, dans tous les projets, les Au‐ tochtones sont consultés par les minières, mais aussi par les gouverneme­nts. Dans cette entente, les Innus s’engagent à ne pas dire que les gouver‐ nements ne les auraient pas

assez bien consultés pour des projets d’IOC.

Une telle plainte déposée devant un tribunal entraîne‐ rait en effet un retard dans les activités d’IOC, ce que cette dernière ne souhaite évidem‐ ment pas.

Dans tous les cas, il faut mettre aussi en perspectiv­e ce que les Innus ont obtenu en échange de cette clause.

Quelques millions de dollars

Justement, que gagnent les Innus de leur côté?

10 millions pour Uashat, 10 millions pour Matimekush, dès la signature.

Un paiement annuel fixe de 400 000 $ (indexé en fonc‐ tion de l’indice des prix à la consommati­on). De 2020 à 2025, cette somme ira entière‐ ment à Matimekush, puis les deux communauté­s se parta‐ geront cette somme à parts égales.

À cela s’ajoutent les rede‐ vances qui évidemment vont varier en fonction de nombre de tonnes de fer extraites. Ua‐ shat aura 60 % de ces rede‐ vances, Matimekush, 40 %.

Annuelleme­nt, IOC versera également 2,5 millions $ (60 % pour Uashat et 40 % pour Ma‐ timekush) pour financer des initiative­s dans le milieu de l’éducation, la formation, la santé ou la promotion d’acti‐ vités culturelle­s.

Ça aurait été le fun que ce soit encore plus. Dans cette entente comme dans n’im‐ porte quelle autre, concède Me Kendall.

IOC, par la voix de Chantal Lavoie, directeur des opéra‐ tions, évoque ces clauses sur les retombées financière­s lorsqu’on lui demande quels compromis a faits son entre‐ prise.

Il y a une participat­ion ac‐ tive basée sur notre niveau d’activité économique, c’est une contributi­on qui est plus qu’acceptable, estime-t-il.

Difficile pour les spécia‐ listes d’évaluer le poids de ces sommes. Rappelons toutefois que, dans une poursuite ini‐ tiale (2013), les Innus récla‐ maient 900 millions de dollars. Rien ne garantit évidemment qu’IOC–Rio Tinto aurait versé cette somme, et tous les spé‐ cialistes s’entendent pour dire qu’il y a toujours une part de bluff lorsqu’une partie de‐ mande des réparation­s finan‐ cières pour dommages et in‐ térêts.

Nous avons apporté des précisions à ce texte après sa première publicatio­n pour clarifier le fait que les Innus devront être consultés pour tous les nouveaux projets de la minière, et préciser ce qui s’applique à l’exploratio­n et à l’exploitati­on minières.

Plusieurs clauses de l’en‐ tente font également réfé‐ rence à la consultati­on des In‐ nus pour des projets d’explo‐ ration qui ne se trouvent pas sur des sites culturels impor‐ tants.

Mais cela pourrait sous-en‐ tendre que, s’il n’y a pas de site culturel, la minière pourra aller de l’avant. Dans le fond, l’entente, c’est un consente‐ ment que donnent les Innus à l’exploitati­on minière, indique Mme Motard.

Ce à quoi l’avocat Morgan Kendall rétorque qu'il n’y a aucun consenteme­nt [des In‐ nus] dans l’entente pour une mine d’IOC ailleurs sur leur territoire.

Qu’en est-il justement des nouveaux projets d’IOC?

Les Innus donnent leur ap‐ pui dans l’entente à des tra‐ vaux d’exploratio­n de la part d’IOC, explique M. Kendall. Ce‐ la exclut les zones qu’ils jugent significat­ives d’un point de vue culturel pour des motifs raisonnabl­es.

Les Innus doivent être consultés par rapport à ces travaux et les travaux seront régis par l’entente, dont le chapitre sur la protection de l’environnem­ent, ajoute M. Kendall.

Puis, si IOC veut ensuite procéder à l'exploitati­on de ces zones, elle doit à nouveau obtenir l’appui des Innus et une nouvelle entente devra être signée entre les parties.

Mais si IOC veut simple‐ ment agrandir sa mine ac‐ tuelle ou y construire une autre usine, l’entente lui per‐ met d’aller de l’avant sans consultati­on, les Innus ayant donné leur consenteme­nt à ce niveau-là. Des mécanismes sont toutefois prévus pour fa‐ voriser la participat­ion des In‐ nus à ces travaux.

Chantal Lavoie indique qu’IOC fait toujours de la prospectio­n. On a des projets d’agrandisse­ment. L’idée c’est d’impliquer [les Innus] avant que ces projets aillent de l’avant. On fait toujours de l’exploratio­n et on consulte de façon proactive.

Promesses d’emplois

Plusieurs clauses concernent les promesses d’emplois pour les Innus. La minière s’engage à préparer les membres aux emplois liés aux activités d’IOC en priorité ainsi qu'à les former.

Un objectif est fixé : 50 membres d’ici 2030. Une clause qui n’est toutefois pas contraigna­nte, car si cet ob‐ jectif n’est pas atteint, cela ne constitue pas un défaut de l’exécution de l’entente par l’une ou l’autre des parties.

L’autre objectif avancé est d’offrir des occasions d’affaires aux entreprise­s innues.

De manière globale, le plus gros défi est de mettre en oeuvre toutes les modalités de cette entente. C’est en ce sens que plusieurs comités ont été mis en place.

On voit qu’il y a un effort pour assurer la mise en oeuvre de l’entente dans ces domaines-là, précise Mme Motard.

L’avocat Paul-Yvan Martin, qui a conseillé l’une des fa‐ milles touchées par les dégâts causés par IOC, estime que, généraleme­nt, les gens impac‐ tés ne bénéficien­t presque ja‐ mais des ententes.

Il émet des doutes sur la capacité pour les communau‐ tés de maximiser les avan‐ tages des ententes et les ex‐ horte à forcer les entreprise­s à respecter les clauses.

La compagnie compte sur l’inertie des conseils de bande, alors que ces derniers pour‐ raient faire beaucoup avec. Paul-Yvan Martin, avocat

Que fait l'État?

Une chose qui va bien audelà de cette entente frappe la professeur­e Geneviève Mo‐ tard. Surtout lorsqu’elle voit la liste des secteurs dans les‐ quels devront être investies les sommes versées par IOC : la santé, l’éducation, le loge‐ ment, la réfection des routes, la constructi­on d’une piscine...

Selon elle, si les services publics dans ces communau‐ tés étaient soutenus comme du monde par l’État, les com‐ munautés ne seraient peutêtre pas obligées de négocier ce genre d’entente avec des entreprise­s. Et les montants ne seraient-ils pas plus sub‐ stantiels?

L’avocate spécialist­e en droit autochtone souligne de son côté que le non-règle‐ ment des revendicat­ions terri‐ toriales amène ce genre d’en‐ tente. Les communauté­s doivent menacer la stabilité fi‐ nancière ou juridique des pro‐ jets pour pouvoir créer un le‐ vier de négociatio­n. Cela montre l’indifféren­ce des gou‐ vernements, lesquels ne s'im‐ pliquent pas, estime-t-elle.

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